Le Deportivo La Corogne, la vie au pied du phare

L’Espagne du foot est déchirée. Comme toujours, la sempiternelle opposition entre Real Madrid et FC Barcelone, entre Castillans et Catalans, fait rage. Dans leur sillage, l’Atlético se mêle à la lutte, parfois aux prises avec les clubs valenciens, andalous ou basques. Les grands peuples du royaume se disputent la couronne chaque saison, toutefois en l’absence notable de leurs cousins galiciens. Là, à l’extrême nord-ouest de la péninsule, se trouve la cité qui avait tout pour être une grande d’Espagne, mais dont la fragilité était aussi certaine qu’elle ne brillait qu’au gré des regards que lui jetait son phare : La Corogne, la ville de cristal.

Question de timing

Que peut donc bien avoir à faire valoir cette région face aux bien plus évocatrices parentes évoquées précédemment ? Que peut bien cacher cette région du bout du pays, du bout de l’ancien monde qui semble recroquevillée dans son impasse entre le Portugal et l’océan ? Si l’on s’éloigne un peu au nord de Saint-Jacques de Compostelle et de l’espoir brut qui en irradie, La Corogne porte la réponse sur son nom. Un nom qui trouve aussi bien ses origines dans la divinité pour les Celtes et les Grecs, que dans la terre qu’il faut exploiter, celle qui peut faire vivre un peuple, pour les Romains.

Tous ont semblé avoir leur mot à dire, et tous ont semblé s’accorder sur le fait que l’endroit recelait un potentiel peu commun. Et si tous ont eu le loisir d’y aller de leur interprétation, c’est que La Corogne a dû vivre et survivre au gré des invasions, des conflits, des empires qui se sont succédés. Grecs, Celtes, Romains, Vikings ont tous voulu arracher ou exploiter le trésor de Galice, quand elle ne s’est pas auto-détruite à travers les conflits internes espagnols, provoquant des périodes de famine et faisant fuir son peuple jusqu’au siècle dernier.

La Tour d'Hercule, le célèbre phare de La Corogne. Source : la Republica.

La Tour d’Hercule, le célèbre phare de La Corogne. Source : la Republica.

La clé des périodes fastes coroniennes réside dans le temps. Être en avance sur les autres est primordial. Alors, quand un phare est érigé là dès le premier siècle, la ville qui se bâtit autour prend tôt le chemin qui l’a conduite a être aujourd’hui la plus importante de la région, la plus habitée, articulée autour de son port qui fait tourner l’industrie basée quelques kilomètres plus loin. Pour faire fonctionner le tout, le secteur tertiaire reste lui basé en ville. Enfin, pour éviter de défigurer la côte malgré l’importante activité industrielle, la ville a très tôt laissé aux artistes et architectes le soin d’embellir la cité et ses alentours.

Plusieurs lieux côtiers sont donc consacrés à l’installation d’œuvres d’art moderne en plein air, faisant toutes référence à l’histoire et à l’environnement de la cité, quand l’architecture de celle-ci a fait la part belle à d’immenses galeries vitrées qui lui donnent son surnom de ville de cristal. Côté football, c’est en 1902 que Jose María Abalo ramène d’Angleterre ce sport auquel un club sera consacré quatre ans plus tard : le Deportivo de La Coruña. En avance sur beaucoup d’autres en Espagne et en Europe. Le sceau Real s’appliquera donc rapidement sur son nom, comme consenti par le roi Alphonse XIII en 1907. Le Depor naît sous la lumière bienveillante du phare.

Ni aube ni crépuscule

Si la gestion du temps fut la clé de la construction de La Corogne et du Depor, l’histoire de ce dernier se construit finalement dans l’abandon de tout repère temporel. Passé les années d’avant-guerre qui installent le club au niveau professionnel en même temps que le football se fait sa place, les Blanquiazules sont dans la lumière éclatante. Puis dans l’obscurité la plus totale. Et ainsi de suite…

A la guerre civile succède la première montée du club en première division et une incroyable quatrième place. A celle-ci succède une descente quasi immédiate, avant une autre remontée. C’est la première période «d’ascenseur» que connaît le club. Un phénomène qui s’est produit chez bon nombres d’autres, à ceci près que l’ampleur de la chose ne va cesser de croître. D’une lumière toujours plus forte à une obscurité toujours plus profonde, sans transition. Le Depor est comme sorti du temps, sorti du cycle jour-nuit du monde pour vivre au rythme de la lumière du phare qui repasse sur lui avant de l’abandonner pour se retourner vers la mer.

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En 1948, la rotation du phare ralentit un peu, laissant le temps à La Corogne de s’installer enfin dans l’élite espagnole et de la faire trembler au point de terminer deuxième dès 1950. Pendant quelques saisons, la Galice tient là ses meilleurs représentants emmenés par Luis Suarez, futur Ballon d’Or. La folie reprend ses droits par la suite. Pendant presque l’ensemble des années 60, 70 et 80, l’ascenseur tourne à plein régime. Des montées, des descentes, des périodes de parfois presque dix ans de changement de division perpétuel, des chutes au troisième niveau, des entraîneurs survivant aussi peu aux succès qu’aux échecs.

Sans transition ou presque, les années 90 sont celles d’une ascension expresse vers les sommets. De retour après une période de dix-huit ans sans première division, les blanc-et-bleu se font une place, faute de moyens, grâce aux joueurs issus de leur centre de formation de tout temps performant. L’occasion de voir s’installer un certain Fran González dans l’entrejeu, légende en devenir de l’unique club dont il portera les couleurs. Puis avec le retour d’un minimum de stabilité, l’ambition de pair, le Depor s’offre Mauro Silva et Bebeto, tous deux déjà internationaux brésiliens. ou encore Adolfo Aldana en provenance du Real Madrid.

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Après de longues années à flirter avec l’enfer sur un rythme endiablé, les Galiciens s’en vont tutoyer les sommets. A la lutte avec le Real et le Barça, ils complètent le podium du championnat 1992-93 et découvrent l’Europe. La saison suivante, c’est au tour des deux mastodontes de tenter de suivre le Super Depor. Et les Catalans y parviendront tant bien que mal en soufflant finalement le titre lors de la dernière journée à la différence de buts.

La partie n’est que remise, puisque, pour la dernière saison sur le banc d’Arsenio Iglesias, ancien joueur devenu coach responsable du déboulé dans les hautes sphères des siens, La Corogne décroche son premier titre majeur en battant Valence dans des conditions dantesques en finale de Copa del Rey 1995. A tel point que la partie fut disputée sur deux jours ! Un trophée en forme de consécration pour Iglsesias, un point de départ pour un Depor qui ne s’arrête plus.

Quelques semaines plus tard durant l’été, Fran González s’engagera avec le Real Madrid… avant de revenir sur sa décision, casser le contrat, rentrer dans son club de toujours avec lequel il remporte dans la foulée la Supercoupe contre… le Real Madrid. Maintenant que l’Espagne a appris à connaître les Turcos, il est temps de s’affirmer en Europe. Jusque-là incapables de franchir les huitièmes de la Coupe UEFA, ils atteignent les demies de la Coupe des Coupes, où ils tomberont face au PSG, futur vainqueur de l’épreuve.

Supernova Depor

Pour toute une génération, ce sont les années 2000 qui gravent dans le marbre la légende du club. Pour le nouveau millénaire, le Deportivo La Corogne est champion d’Espagne. Si ce trophée-là ne restera jusqu’à aujourd’hui qu’en exemplaire unique dans la vitrine du club, celui-ci fait main basse sur une nouvelle Supercoupe la même saison. En 2002, une deuxième Copa et une troisième Supercoupe, le tout en restant le principal concurrent des deux géants, à truster de façon plus que régulière les podiums. Au-delà de ces trophées, ce sont une identité, un jeu, un stade du Riazor enflammé et de magnifiques joueurs qui auront marqué tout le début des années 2000. Entre Espagnols formés au club ou au sommet de leur carrière et colonie brésilienne, le onze coronien enthousiasme son monde.

Au terme d’une quinzaine d’années à brûler d’une incroyable passion, le club galicien va peut-être bien atteindre le point culminant de son histoire lors de la saison 2003-04. A l’énorme bilan de sa période de gloire manquait encore une performance significative en Ligue des champions. Dans une saison pourtant marquée par le départ de Roy Makaay et sa centaine de buts en quatre ans, le Deportivo sort des poules derrière Monaco. L’Espagne place quatre équipe en huitièmes, deux pour la Galice (Depor et Celta) qui est peut-être en plein âge d’or de son fútbol.

Sans sourciller, les Blanquiazules éjectent des huitièmes la Juventus, finaliste malheureuse de l’édition précédente, en lui infligeant deux revers (1-0 à chaque fois). En quarts, le Milan, champion en titre, se révèle d’une autre trempe. Shevchenko, Kaká et Pirlo remettent à leur place de pauvres Espagnols qui ne peuvent que sauver l’honneur à San Siro. 4-1. Seulement, pour marquer l’histoire, il fallait LA remontada. Sans doute la plus belle de toutes. A l’espagnole, à la maison, sans controverse, le Riazor voit exploser Milan. Pandiani, Valeron et Luque torpillent les Rossoneri avant la pause, puis comme un symbole, Fran achève ce qui est sans doute la dernier chef d’œuvre de son club encore aujourd’hui. En demies, le rêve s’arrête brutalement sur un unique but du Porto de Mourinho.

Le Depor avait trop brillé, le phare s’était trop attardé sur le spectacle que lui offrait le Riazor. Retour à la nuit, l’étoile des années 2000 implose. Le retour à l’anonymat entre la première et la deuxième division est bien moins brutal que la crise économique qui a presque terrassé le club, comme beaucoup d’autres au début des années 2010. Au moment où les compteurs ont été bloqués en Liga Adelante, comme partout en Europe, La Corogne pointait à la 19e place sur 22, relégable. Aux portes de la troisième division, avec une dette d’une centaine de millions d’euros sur le dos. Si des efforts importants ont été faits sur le plan financier pour tenter de redresser la barre, le club ne parvient pas à tenir le cap selon ce plan qui prévoit de ne strictement plus payer de transferts et de vendre tous ses meilleurs éléments quand l’opportunité se présente.

Le mal semble si profond que personne ne sait comment sortir le club de là, quand la déraison ne prend pas le dessus. Pour preuve, une récente conversation censée rester  privée de Peru Nolaskonain, joueur basque prêté au Depor, a révélé au grand jour la façon dont le vestiaire vivait ces moments difficiles : extrêmement mal. La vidéo dévoilée nous montre un joueur en pleine dépression, ne sachant comment expliquer les déboires de son équipe. Quelle qu’ait été la réaction des autres membres du club en public, le soutien ou la réprimande, combien d’entre eux vivent la chose de la même manière en privé ?

Le Corogne a souvent frôlé la fin. A souvent cru que le phare ne se retournerait plus. Mais quelque part, ce n’est pas non plus un hasard si celui-ci est le plus ancien du monde à fonctionner aujourd’hui. Il continuera de se retourner, de donner de son étrange énergie. La part d’inexplicable, d’inexpliqué qui donne envie de croire à un retour tôt ou tard du Super Depor. La même part d’inexpliqué qui posa les bases de La Corogne, quand Hercule enfouit dans les fondations du phare «la» tête du géant Géryon… qui était censé en posséder trois.

Crédit photo : Iago / Icon Sport

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