S’il est une vie de footballeur qu’il faut avoir en exemple, c’est peut-être celle-là. La vie d’un homme rempli d’intelligence et de lucidité, un homme qui a voulu mettre le partage au premier plan pour que chacun puisse connaître le bonheur, la culture et la pensée. Cette vie, c’est aussi celle d’un homme qui l’a consumée plus vite que les autres, mais toujours avec élégance pour que son héritage reste intact. Retour sur la riche vie du Docteur Sócrates.
Décembre 2011, São Paulo. Têtes baissées et poings levés, ils forment un arc de cercle autour du rond central. Certains parmi eux ne l’ont pas connu mais ils participent à cette minute de silence symbolique qui frappe beaucoup plus nos yeux que nos oreilles. Dans les tribunes, la forme est la même : le poing serré et levé au ciel, comme le faisait en son temps Sócrates après chacun de ses buts. Ce jour-là, le stade des Corinthians pleure la mort d’un de ses héros qui à travers ce geste a laissé pour l’éternité une histoire qui dépasse largement le cadre du football.
Tout a commencé bien loin de São Paulo et du club des Corinthians mais lorsqu’on évoque Sócrates, on occulte souvent la première partie de sa carrière de footballeur pour mieux mettre en lumière la seconde, si singulière. Arrivé en 1978 aux Corinthians après quatre ans passés à Botafogo, Sócrates trouve un club rempli de succès qui a remporté le championnat de São Paulo l’année d’avant et qui le remportera l’année d’après. Oui mais voilà, en 1981, plus rien ne va. Les joueurs ne s’entendent plus avec la direction et jouent terriblement mal. Le club est relégué en deuxième division.
Vincente Matheus, le président du club, décide alors de se retirer. Il laisse la place à Waldemar Pires qui fait le choix de donner la direction de l’équipe sportive à un certain Adilson, sociologue de 35 ans, ancien leader d’un syndicat étudiant, ne connaissant rien au football. Un choix étrange mais qui se révèle rapidement lumineux, surtout aux yeux des joueurs que le sociologue vient consulter pour connaître leur avis. Rapidement, des cadres de l’équipe comme Wladimir ou Sócrates prennent la parole et avouent leur envie de changer drastiquement la manière de fonctionner de l’équipe. Concrètement, les joueurs ont envie de prendre part collectivement aux décisions qui régissent le fonctionnement du club. Ils instaurent donc petit à petit un système de vote à main levée qui est utilisé à chaque fois qu’une décision doit être prise. C’est le début de la démocratie corinthiane.
Ce qu’il y a d’époustouflant dans la mise en place de ce système, ce n’est certainement pas l’innovation en termes de management mais plutôt la dimension politique que cette organisation a prise. Il faut voir que depuis 1964, le Brésil est aux mains d’une dictature militaire qui ne laisse d’espace au foot que comme divertissement et opium d’un peuple asphyxié par la rigueur ambiante dans le pays. C’est cette dictature qui dès 1966 avait instrumentalisé le football en obligeant le sélectionneur à emmener des joueurs comme Garrincha, joie du peuple sur le terrain mais déjà beaucoup trop fatigué à cette époque, à la Coupe du monde en Angleterre. Le résultat fut pitoyable mais il n’était que l’évidente conclusion d’une politique sportive menée par des hommes beaucoup plus politiques que sportifs. Or, c’est là que tout le génie de la démocratie corinthiane intervient. Il rend aux footballeurs le pouvoir qui s’exerce sur eux. Il y a donc au Brésil en 1981 un micro-système, aux antipodes du régime en place dans le pays, qui se met en place.
Et ce coup de force des joueurs du Corinthians FC n’a finalement rien d’étonnant puisqu’il est porté par des hommes intelligents et cultivés comme l’était Sócrates, lui qui a hérité du nom d’un des pères de la philosophie et qui a bénéficié de tout le savoir que possédait son père et de toute l’instruction que l’université brésilienne a pu lui donner jusqu’à ce qu’il décroche le diplôme de médecin. Docteur Sócrates n’est pas qu’un simple joueur de football, c’est un être lumineux et lucide sur la situation de son pays, un être qui veut porter, parce qu’il sait qu’il en a le pouvoir, les espoirs du peuple brésilien. D’ailleurs c’est à cette période qu’est créé le parti des travailleurs brésiliens dont l’un des fondateurs n’est autre que Lula, figure charismatique du socialisme au Brésil qui, déjà élu par deux fois au cours des années 2000, était le grand favori de la prochaine élection malgré ses problèmes de corruption qui l’ont mené en prison et qui lui ont finalement coûté l’éligibilité. Et si Lula et Sócrates étaient amis, ce n’était pas pour rien. Les joueurs du Corinthians touchaient tous un pourcentage égal des revenus obtenus par leurs victoires, une forme de socialisme du football en somme, une dimension politique qui s’étendra jusqu’à ce jour de 1982 où tous les joueurs entrent sur la pelouse avec le mot Democracia floqué sur leurs maillots.
Cette résonance actuelle d’une volonté socialiste et démocratique montre bien la postérité de ce mouvement qui dans la première moitié des années 1980 dévoilait un élan de liberté et d’humanisme dans le peuple brésilien. La meilleure chose dans cette histoire fut sûrement la réussite de ce système. En effet, le club des Corinthians est rapidement revenu en haut de l’affiche et mené par son entraîneur-joueur Zé Maria, nommé à ce poste par ses coéquipiers, ils glanent le championnat de Sao Paulo en 1982 et 1983, apogée de la démocratie corinthiane avec comme symbole cette finale du championnat pauliste où les joueurs déploient une banderole « Gagner ou perdre mais toujours en démocratie ».
Quelques mois plus tard, le mouvement s’essouffle, Sócrates s’en va après avoir posé un ultimatum au congrès brésilien : s’il n’est pas instauré une élection présidentielle libre, alors il part. Impuissant coup de force qui ne le mènera qu’en Italie et à la Fiorentina où son côté bon vivant l’empêchera de coller parfaitement au football européen.
Sócrates continuera sa vie comme il l’avait commencée, porté par le bonheur, la culture, l’intelligence, la cigarette et l’alcool. Il a décidé de prendre le plaisir en tant que tel et de le partager avec ceux qui ne pouvaient l’atteindre. Comme le philosophe Socrate avait bu la cigüe en son temps, Sócrates buvait de la bière et dans une sorte de suicide lent et heureux il nous quitta en décembre 2011, laissant derrière lui les mémoires d’un footballeur d’une élégance rare et l’héritage d’un révolutionnaire moderne et convaincu.
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