Avant que la pandémie de coronavirus ne mette le monde du foot à l’arrêt, Ultimo Diez s’est vu ouvrir les portes du Racing Club de France (National 3) et de ses équipes de jeunes. Historiquement réputé pour sa formation, le club basé à Colombes met l’accent sur l’approche technique et cérébrale du jeu. Reportage.
Le soleil se couche loin des terrains synthétiques des Hauts-de-Seine, éclairés par d’immenses projecteurs LED. Dans l’ombre du stade Yves-du-Manoir, les moins de 12 ans, maillot bleu ciel et blanc sur les épaules, font grimper l’intensité en réponse au froid francilien du mercredi soir. «Ils doivent réfléchir, c’est obligatoire», souffle Smaïl Bouabdellah, responsable technique des jeunes au Racing. Au même moment, Youcef Bouamrane, éducateur, aboie ses consignes : «Lève la tête Wassim, lève la tête !» «Il faut aller vite, bien et en réfléchissant, commente Bouabdellah. Ce n’est pas le plus simple.» «Tu centres pas au hasard Wasid !»
Ces mots, cette rigueur et cette vision du foot avaient disparu du club francilien il y a encore quelques années. Jusqu’à un changement de direction en 2018 et le retour de Smaïl Bouabdellah, enfant du Racing, ancien meneur de jeu et célèbre pour son «Total Régal» sur les antennes de BeIN Sports. «L’idée, c’est d’avoir des gamins qui jouent de la même façon, avec les mêmes principes de jeu, dans toutes les catégories d’âge, pose-t-il. S’écarter, ne pas balancer devant… Le gardien n’a pas le droit de dégager le ballon au pied par exemple. On essaye de réduire les touches de balle.»
«La vitesse sera dans ta tête, dans ta prise d’information et de décisions»
Un demi-tour, quelques pas et ce sont les U14 qui s’entraînent sous nos yeux. Avec des interjections similaires : «Ayoub, tu peux le lancer en une (touche) ! Pourquoi tu fais ta roulette ? Allez au plus vite vers le but !» Car au Racing, on veut avoir le ballon, mais pas seulement pour avoir le ballon. «Plus tu récupères le ballon haut, moins tu as de distance à parcourir pour aller au but adverse, professe Smaïl Bouabdellah. Plus tu as le ballon dans leur camp, moins tu es en danger, parce que l’adversaire a davantage de chemin à parcourir afin d’attaquer ensuite.»
Pour appliquer ces préceptes, il faut entraîner les enfants en conséquence. «Tu reconnais très vite le profil de joueurs qu’on a formé, affirme avec fierté le journaliste de BeIN, qui a côtoyé Steven Nzonzi, Karim Ziani ou encore les frères Cheyrou. Il n’y a pas de mecs qui balancent la balle bêtement, tu n’as que des mecs qui sont capables de tout comprendre tactiquement, qui peuvent s’intégrer au sein d’un groupe et d’un projet de jeu. On estime que tu peux t’en sortir par le jeu. Si tu as des problèmes de puissance et de vitesse de course, tu vas contourner le problème, et la vitesse sera dans ta tête, dans ta prise d’information et de décisions.» Bouamrane, responsable des U12, embraye : «Par exemple, il y a une sortie de but pour nous, l’adversaire vient nous chercher haut. Comment est-ce qu’on peut faire pour ressortir sans dégager ? C’est ce genre de problématique qu’on leur pose afin de les inciter à réfléchir, et surtout à comprendre ce qu’ils font.»
Un discours ambitieux mais difficile à avaler
Mais le football, c’est aussi un combat physique, non ? «Le côté athlétique ne dépend pas de nous, écarte Bouamrane. C’est comme une graine qu’on plante et dont on attend qu’elle pousse. Nos gamins vont grandir comme les autres gamins. On se dit que le jour où ils grandiront et qu’ils seront costauds, ils auront toutes les armes. Techniquement, tactiquement, au niveau de l’intelligence de jeu, du placement, de la compréhension, l’enfant aura tout. Il sera peut-être plus en retrait entre 9 et 12 ans. Mais quand il arrivera à 14-15 ans, que l’autre enfant aura fait toute sa formation sur sa force physique et qu’il n’aura rien appris à côté, ce dernier sera en retard.» Cela étant, il n’y a aucun favoritisme pour les petits gabarits. Smaïl Bouabdellah prend l’exemple de «Raken, notre défenseur titulaire. Il est costaud hein ! Mais toutes les passes cassent les lignes. Qu’il mesure 1m95 ou 1m20, c’est la même chose pour nous. On va regarder ses pieds et son cerveau.»
Dégager sans réfléchir, c’est inenvisageable. Adam, 13 ans, l’a appris à ses dépens. «Adam, est-ce qu’il y a le feu ? Dis-moi, est-ce qu’il y a le feu ?!», tonne son éducateur. «Il est obligé de relancer court, précise Smaïl Bouabdellah. On le presse, à lui de se débrouiller. Il faut se débrouiller dans la qualité de passe, la prise d’information et la disponibilité. Peut-être que je vais donner le ballon à tel joueur qui va la perdre, mais ça ne sera pas de sa faute. Ce sera celle de ceux qui ne demandent pas le ballon. Donc on s’écarte beaucoup, on synchronise les mouvements.» On travaille, en somme. «S’ils perdent 4-3 ce week-end en encaissant 4 buts à cause de ballons perdus par le gardien, tant pis. À eux de trouver des solutions, au gardien d’être meilleur dans ses relances, et aux défenseurs d’être meilleurs dans leur qualité technique, leur enchaînement.» «Ça, c’est un discours qui n’est pas toujours très facile à faire passer auprès des éducateurs», nous confie Alain Lemoine, éducateur historique du Racing («Tout ça vient un peu de son cerveau», révèle malicieusement Bouabdellah).
Le discours ? Faire comprendre que le plus important n’est pas la victoire, mais la façon dont les jeunes progressent. «Je suis satisfait du résultat, pas de la manière», regrettait Pep Guardiola en août dernier, après un large succès de Manchester City à West Ham (5-0). Alain Lemoine estime qu’à «12, 13, 14 ans, c’est vraiment là où ils sont malléables au sens cognitif du terme. Ils ne sont quasiment jamais blessés, parce que le corps n’est pas totalement développé. C’est l’âge d’or des apprentissages. Et 14, ça commence à être un peu la fin.»
«On ne dit pas tout aux enfants»
«Il ne devrait pas y avoir de compétition avant les U15», tranche Smaïl Bouabdellah, pas fan de la pression du résultat sur les éducateurs. «Les dirigeants des clubs n’imaginent pas le football autrement que par entraînement – match – entraînement – match», répond Lemoine. «Ils peuvent faire match, mais sans classement, suggère Bouabdellah. En faisant ça, tu sors du résultat et tu te concentres sur la formation, le jeu, la progression des enfants.» C’est ce que fait le directeur techniques des jeunes du Racing tous les lundis : «Chaque éducateur me transmet un rapport collectif et individuel des matches du week-end. Sur aucun des résumés, il n’y a le score.» Youcef Bouamrane se retrouve garant de cette philosophie. «Il y a des matches où les enfants savent que je suis très énervé malgré qu’on a mis une raclée à l’adversaire, confesse-t-il. Et il y a des matches où on perd sur une question d’arbitre, une boulette du gardien ou une erreur de relance, et je félicite les gamins en leur disant que c’est notre match-référence.»
Ainsi, Smaïl Bouabdellah ne fuit pas ses responsabilités : «En fait, le vrai recruteur, c’est moi, parce que je recrute des éducateurs. Historiquement, le Racing a été bon car il avait les meilleurs éducateurs.» Ces derniers s’assurent que le message rentre dans les petites têtes blondes. Gagner, ce n’est donc pas important ? «On ne dit pas tout aux enfants, prévient Bouamrane, qui apporte une précieuse nuance. Il ne faut pas que l’enfant rentre sur le terrain pour perdre. Car ça fait partie de sa formation, de vouloir gagner et se forger un mental. On leur dit qu’on veut le contenu, qu’on veut produire ça, ça et ça. Mais on ne leur dit jamais que si on perd, ce n’est pas grave. On doit former des compétiteurs parce que le foot de haut niveau, c’est la jungle. Maintenant, les enfants ont l’habitude. Quand ils voient qu’on ne s’énerve pas quand on a perdu, ils se rendent compte qu’ils ont bien joué et qu’ils ont fait ce qu’il fallait.»
«Le môme est devenu une valeur marchande»
«Lève la tête Raphaël !», rappelle Youcef Bouamrane entre deux exercices. Smaïl Bouabdellah, manteau d’hiver et bras croisés sur la pelouse synthétique, poursuit sur l’importance «d’être parfait techniquement» : «Si tu ne maîtrises pas le ballon, tu es obligé de le regarder. Si tu le maîtrises, tu regardes autour de toi. Ce sont des maths. (Il mime avec un ballon dans les pieds) Le temps, tu ne vas pas l’utiliser ici (il fixe le ballon) et tu vas l’utiliser là (il lève la tête). Se donner le plus de temps et d’espace possible. L’éducateur le dit tout le temps, “branche ton cerveau”.» Une façon de travailler plus commune depuis 10 ans, notamment après la «révolution» (Bouabdellah) de l’Espagne et du Barça de Guardiola. Mais pas totale pour autant. «Si tu vas dans un club avec une autre idée de formation, on va travailler sur des longs ballons, déviations, seconds ballons, vitesse, puissance. Je ne dis pas qu’ils ont tort et qu’on a raison. Je dis juste que c’est notre identité.» «Peut-être qu’on contraste avec d’autres clubs qui sont sur une “communication” par rapport au fait que les jeunes gagnent», ajoute Bouamrane.
Un travail de fond colossal qui peine à directement porter ses fruits, et pour cause : le Racing, dont l’équipe première évolue en National 3, n’a pas (encore) de centre de formation. «Nos meilleurs joueurs partiront en centre de formation, détaille Bouabdellah. S’ils ne réussissent pas, ils reviennent ici. Et ils ne réussissent pas tous…» «Le môme est devenu une valeur marchande, déplore Lemoine. S’il se fait repérer par un club pro… Surtout dans ces zones-là, où on a une population qui n’est pas issue de couches socio-professionnelles très aisées.» «Les clubs pros font beaucoup de mal chez les jeunes aujourd’hui», renchérit le présentateur de BeIN Sports.
«Mais il s’amuse, votre enfant !»
Les clubs pros, les plus gros parasites ? Ce serait sous-estimer l’impact des parents. «Souvent, les enfants, ils n’ont pas envie de partir, se désole Smaïl Bouabdellah. Ils s’amusent, ils rigolent, ils sont avec les copains… Et on a des problèmes avec ça tous les jours ! “Pourquoi mon fils ne joue pas en A, en B, en C…” Parce qu’on a meilleur que lui. C’est le foot. Et ce n’est pas grave ! Parce qu’il s’amuse, votre enfant. “Moi, je préfère qu’il vienne jouer 5 minutes en A que tout le match en B”. Mais il va s’amuser en B ! Il va jouer, courir, marquer des buts, faire des gestes techniques. “Ah non, faut qu’il soit en A.”» Alain Lemoine ironise sur la solution : «On va faire des équipes de 13.» «Et le 14e nous prendra la tête», lâche Smaïl dans un éclat de rire.
Le jeu au sol. La vision. La réflexion. L’intellectualisation. «Je ne dis pas qu’on a la bonne solution, insiste Smaïl Bouabdellah. Je dis juste que c’est le respect de l’histoire du club. Le Racing joue comme ça.» Puis il conclut : «On essaye de donner une ligne aux enfants, et on voit que les enfants s’amusent. C’est ça, le plus important.»