Vecteur d’espoir, le football constitue l’échappatoire moderne à l’enfer de la réalité. Nations et clubs caressent ainsi le doux songe, le temps d’un soir, de dresser les poils des leurs. Une mère patrie rêva elle aussi, un jour de 1982, et son rêve lui a été volé.
Les années folles. Cet épithète narre une époque avec une simplicité et une puissance qui la résument bien. Ce serait oublier que la folie, pourtant, n’est pas sans son lot de tares et de violence.
Si l’esprit humain est naturellement enclin à conserver des souvenirs, il a toutefois tendance à les enjoliver. Il pratique ainsi la sélection : les images du passé sont-elles jamais accompagnées d’un temps pluvieux ? Ne sont-elles, plutôt, emmitouflées d’un ciel bleu ?
Mais l’histoire n’est pas la mémoire. Elle ne fait l’impasse sur la souffrance d’une heure et peu lui importe le temps qui passe. Les années folles ont eu leur temps pluvieux et le football n’y est pas imperméable.
Une si belle histoire
La Coupe du monde de football de 1982 est une légende pour tous ceux qui ont partagé un moment de vie avec elle. Ses anecdotes fourmillent par dizaines et nombreux sont ceux qui se remémorent ces jours heureux, l’iris baigné d’un bleu transparent.
Elle vit la belle histoire d’une jeune nation, d’un peuple qui, pour la première fois, entrait dans la cour des grands. L’Algérie, dans sa vingtaine, et forte d’une qualification arrachée à une époque où seules deux équipes africaines pouvaient participer à la Coupe du Monde, devait composer avec un groupe farouche.
Si le Chili d’alors n’était pas un cador parmi les cadors, l’Autriche et surtout l’immense Allemagne de l’Ouest se présentaient face à elle.
Peu étaient ceux qui donnaient cher de la peau des illustres inconnus pour le football mondial qu’étaient encore Lakhdar Belloumi, Mustapha Dahleb ou Rabah Madjer.
Le problème dans le football, c’est qu’il y a des matchs
L’Allemagne du mur de Berlin, elle, n’a que faire de tous ces noms : elle joue la carte de l’arrogance, sûre de son fait, et multiplie les déclarations, certains clamant à qui veut l’entendre que leur 5ème but face à l’Algérie sera dédié au nouveau né de l’un des leurs. Le sélectionneur Jupp Derwall, alors âgé de 55 ans, crie haut et fort qu’il rentrera au pays en train en cas de défaite. Tout un programme, en somme.
Mais la première génération algérienne à n’avoir pas combattu pendant la guerre est tenace, coriace. Elle terrasse l’Allemagne sur le score de 2 à 1 et aurait même pu alourdir encore la marque, sans Harald Schumacher et une dose de chance pour les teutons. Son jeu, basé sur des contres explosifs, surprend l’Allemagne et, avec elle, les observateurs du monde entier.
L’Autriche, quant à elle, s’impose face au Chili (1-0) puis, lors de la seconde journée, bat l’Algérie 2-0 tandis que le Chili en prend 4 face à l’Allemagne. À ce stade, le suspens demeure entier, si ce n’est pour les Sud-Américains qui ne jouent plus que pour l’honneur.
Le programme de la dernière journée voit l’Algérie affronter le Chili avant que, le lendemain, l’Allemagne de l’Ouest et l’Autriche, nations soeurs par excellence, ne doivent se rencontrer.
L’Algérie mène 3-0 dès la mi-temps face au Chili. Dans le vestiaire Fennec flotte alors un certain air de relâchement. Les Algériens, plaisir coupable, sont certains de pouvoir disputer le tour suivant étant donné la force de frappe allemande. C’est qu’outre-Rhin, la première défaite initiale ne passe pas et appelle à ne faire qu’une bouchée de l’ex empire Austro-Hongrois.
Les Chiliens, piqués dans leur orgueil, ne manquent alors pas de quitter avec dignité la compétition en revenant à 3-2. La victoire algérienne est ainsi amoindrie et sa différence de but devient nulle.
Ce soir de 24 juin 1982, il suffit donc que l’Autriche remporte son match ou que, comme prévu, l’Allemagne les écrase, pour que les algériens soient qualifiés. Une défaite autrichienne, par 1-0, condamnerait, en revanche, tout espoir de qualification maghrébine, tout en permettant aux deux larrons européens de rejoindre le tour suivant.
Le pacte de la honte
Le coup d’envoi de cette dernière joute du Groupe II inaugure l’une des plus grandes flétrissures de l’histoire du football. Elle débutait pourtant sur les chapeaux de roue, Horst Hrubesch débloquant le compteur allemand dès la 11ème minute de jeu.
Hélas, ce qui s’en suivit fut digne du dernier combat de Mohammed Ali en 1981. Fatigué, rongé par la maladie, déjà tremblotant et affaibli par 107 kilos difficilement mus par une quarantaine d’années, l’immense boxeur avait du s’adonner à une parodie de combat. Son adversaire, lui, ne voulait pas détruire son idole, ce qu’il fit pourtant.
Drama in Bahama. Tel était le surnom de ce combat. Humillación en Gijón aurait pu être celui de cet Allemagne de l’Ouest – Autriche.
Durant 80 minutes, les deux équipes se refusent l’une à l’autre. On enchaîne les passes, on fait semblant de courir, on aurait presque pu observer l’excès de sébum sur le nez de son adversaire tant le rythme est inexistant. Pire : Reinhold Hintermaier s’en prend à son coéquipier Walter Schachner qui – le malheureux! – tente désespérément de créer, de provoquer. Le score ne varie plus et, forts de ce 1-0, les deux équipes se qualifient pour le tour suivant.
La parodie de football proposée ne trompe personne : les spectateurs brûlent la peseta espagnole, un supporter allemand met feu à son propre drapeau en guise de mécontentement et un aficionado algérien tente d’envahir la pelouse.
Les commentateurs du direct ne sont pas non plus sans réagir : Michel Denisot appelant au retrait des licences des “joueurs” tandis que les télévisions allemandes et autrichiennes sont restées silencieuses, voire ont invité les téléspectateurs à éteindre leurs postes. Moment d’histoire !
Dès le lendemain, colère et honte s’unirent : entre autres, la presse espagnole parle d’Anschluß (référence à l’envahissement de l’Autriche par l’Allemagne nazie), le journal allemand Kicker refuse de noter le moindre joueur et l’ex footballeur allemand Willi Schulz allant jusqu’à parler de “gangsters”.
Une honte… fille d’une haine.
Une spécificité de l’époque aurait, pourtant, dû donner la puce à l’oreille à certains : le dernier match de la phase de poule n’était, alors, pas joué en même temps, ce qui permettait aisément aux ententes de se fomenter.
La suite, quant à elle, ne manquera pas de surprendre ceux qui sont habitués à la stérilisation typique des années 2000 : aux fans allemands désabusés qui se présentèrent au balcon de leur hôtel, les joueurs de la Mannschaft rétorquèrent par des bombes à eau. Qui imagine aujourd’hui Thomas Müller attaquer ses propres supporters ?
Plus grave encore : face aux critiques algériennes, le chef de la délégation autrichienne répondit par la suivante : “Naturellement le match d’aujourd’hui a été joué tactiquement. Mais si 10 000 fils du désert voulaient déclencher un scandale dans le stade, c’était juste pour montrer qu’ils avaient trop peu d’écoles. Un cheikh sort de son oasis, est autorisé à renifler l’odeur de la Coupe du Monde après 300 ans et il pense qu’il a le droit d’ouvrir sa gueule?”. Il faut se pincer pour y croire, mais le très sérieux The Guardian, lui, en a la preuve.
Ces paroles résonnèrent longtemps encore dans les esprits algériens, eux qui avaient su faire taire l’orgueil allemand et qui, finalement, avaient à faire face au mépris autrichien.
Leur fol espoir, spolié, ne leur fut pas restitué par une FIFA bien embarrassée et qui, à défaut de reconnaître l’étendue du scandale, se contenta, bon gré mal gré, d’adopter une réforme : les dernières journées des phases de groupe se dérouleront, désormais, en même temps.
Le jour où le monde parla algérien
“Qui ose dire qu’il peut m’apprendre les sentiments? Ou me montrer ce qu’il faut faire pour être grand?”
Tels étaient les mots de l’immense Daniel Balavoine. Ils reflètent l’état d’esprit d’une Algérie désabusée, insubordonnée et fière d’avoir eu à faire face à un complot destiné à la sortir de la compétition.
Qu’une aussi grande équipe que celle de l’Allemagne de l’Ouest, alors double vainqueur de la Coupe du Monde et Championne d’Europe en titre, accepte de se rabaisser et de faire alliance avec l’Autriche pour permettre aux deux de passer, tout en expulsant manu militari les “10 000 fils du désert”, tout cela sentait fort la victoire pour le peuple algérien.
Victoire, d’abord, parce qu’ils ont su, dès leur première participation, prouver à tous que le football était dans leurs gènes en pratiquant un jeu explosif et léché.
Victoire, ensuite, parce qu’ils ont su gagner les coeurs du monde à travers leur légende de perdants magnifiques. Leur honneur s’est bâti dans le déshonneur germano-autrichien. La solidarité du monde entier s’est alors faite ressentir, partout où les nord-africains se trouvaient ou non.
Victoire, enfin, parce qu’ils avaient su, 20 ans après leur indépendance payée au prix du sang, accorder au peuple algérien une immense raison d’être fiers. Peu importait alors que peu furent ceux parmi les deux équipes à faire repentance, si ce n’est Hans Krankel ou encore Harald Schumacher : la victoire était totale.
Ce soir du 25 juin 1982, l’Algérie était éliminée mais l’essentiel était ailleurs. Le temps passe et passera, les souvenirs s’en iront mais l’histoire, elle, restera. Car ce jour là, et à jamais, le monde entier parla algérien.
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