La Guinée-Bissau compte depuis longtemps sur le Portugal pour l’aider à faire grandir son football. Mais avec Dayot Upamecano ou Édouard Mendy, la France entretient elle aussi un lien fort et insoupçonné avec le pays africain. Suffisant pour croire en un avenir radieux ?
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Au cours des dernières années, les footballeurs bissau-guinéens se sont affirmés en Europe, leur permettant de s’imposer en Afrique. Et le précurseur Bocundji Cá, débarqué en France depuis son pays sans passer quelques années au Portugal, est un cas isolé. Car malgré l’indépendance actée en 1974, les liens reliant la Guinée-Bissau à son ex-puissance coloniale sont restés très forts : des échanges privilégiés, une histoire commune, une langue commune, une diaspora nombreuse, des vedettes communes… Des liens forts économiquement et culturellement, mais aussi sportivement, auxquels la récente progression bissau-guinéenne est étroitement corrélée. Parmi tous les territoires africains anciennement portugais (Angola, Mozambique, Cap-Vert, São-Tomé-et-Principe), la Guinée-Bissau s’impose, en plus d’être le seul à avoir été présent aux deux dernières CAN, comme le plus représenté dans les différentes sélections portugaises. Une sorte de paradoxe qui s’explique pourtant assez simplement.
La fuite des pieds
En premier lieu, ce paradoxe s’explique par l’exode massif de familles bissau-guinéennes en direction du Portugal, leurs enfants naissant ou grandissant en Europe. L’émigration commence dès les années 1960-70, dans le contexte de la guerre d’indépendance et de la décolonisation. Elle s’intensifie dans les années 80 avec l’aggravation de la pauvreté, et explose avec le climat de violence qui conduit à la guerre civile de 1998, puis avec la crise politique du tournant du siècle. Les deux champions d’Europe portugais nés à Bissau, Éder et Danilo Pereira, ont été déplacés enfants dans les valises de leurs parents au cours des années 1990. Et alors que le titre de 2016 et le but victorieux de l’attaquant au gant blanc ont été célébrés à Bissau autant qu’à Lisbonne ou dans le Val-de-Marne, tous deux connaissent très peu leur pays d’origine.
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— Camille Jourdain (@camillejourdain) May 7, 2016
Cette émigration prend principalement la direction de trois pays : le Sénégal, en Casamance frontalière et dans les grandes villes ; le Portugal, prioritairement autour de Lisbonne ; et dans une moindre mesure, la France. Au sein de la diaspora présente en France est majoritaire l’ethnie Manjaque, installée soit directement depuis la Guinée-Bissau, soit après un séjour prolongé au Sénégal. Certains noms de famille très présents au Sénégal, comme Mendy ou Gomis, sont d’origine manjaque, ethnie bien implantée au sein de la société sénégalaise mais originaire de Guinée-Bissau. Par exemple Frédéric Mendy, international bissau-guinéen né à Paris, actuellement à Setúbal et accessoirement cousin de Bernard Mendy, confiait en 2016 à France Football : «Mes parents sont partis au Sénégal pour migrer vers la France, mais ils sont de Guinée-Bissau.» De même Édouard Mendy, le gardien du Stade Rennais, racontait s’être rendu à un rassemblement de la Guinée-Bissau pour faire plaisir à son père originaire du pays, avant de finalement opter pour les Lions de la Teranga.
Mouiller le maillot et mailler
En second lieu, cette situation s’explique par un maillage du pays par un efficace réseau de scouting, d’académies, de clubs affiliés, et d’intermédiaires dont le fonds de commerce est d’envoyer des footballeurs locaux au Portugal. Tous ces acteurs font en sorte que les meilleurs éléments bissau-guinéens progressent sur place avant de rejoindre les centres de formation du Benfica, du Sporting ou de Braga dès que les règlements internationaux le permettent. Pour les jeunes locaux comme pour tout footballeur en herbe de la planète, c’est bien par l’Europe, ses systèmes de formation reconnus mondialement et son statut de marché majeur du football mondial, que passe le rêve de devenir professionnel. Le troisième international portugais actuel né à Bissau, Bruma, a suivi cette trajectoire, arrivé pour le football au Portugal à l’âge de 12 ans, dans les valises d’un intermédiaire aujourd’hui son agent.
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D’autant que les deux grands clubs lisboètes sont implantés localement, via des clubs filiales, selon le modèle courant au Portugal qui se décline dans ses anciens territoires : des clubs reprenant le nom ou l’identité visuelle du Benfica sont présents en Angola, à Macao ou au Timor-Oriental, comme à Bissau, sous le nom de Sport Bissau e Benfica. Quant au Sporting, qui revendique une centaine de clubs affiliés sur les 5 continents et possède même une filiale en D1 française de futsal, il compte un Sporting Clube à Bissau et l’autre à Bafatá, deuxième ville du pays. Exemple parmi d’autres, Zezinho a commencé sa formation au Sporting Bissau avant de débarquer à Lisbonne à 16 ans pour la finir au Sporting Portugal. Pour aller plus loin, le Benfica inaugure même en 2015 sa propre académie sur place, appuyée sur le club filiale et baptisée Geração Benfica (Génération Benfica).
Pépinière portugaise
Pour les plus performants des natifs de Guinée-Bissau, qu’ils soient arrivés enfants avec leur famille ou adolescents grâce au football, se pose rapidement la question du choix de sélection. Évidemment, il est plus intéressant pour ces jeunes formés au Portugal d’évoluer avec les sélections de leur pays d’accueil plutôt que celles de leur pays d’origine. Comme beaucoup de fédérations de second plan, la Guinée-Bissau a longtemps souffert d’un déficit de structuration, ne prenant les choses au sérieux qu’à l’orée des années 2010. La FPF offre ainsi à ces jeunes une meilleure organisation, de meilleures infrastructures, mais aussi plus d’enjeu sportif et une meilleure visibilité que la FFGB. D’autant que les sélections de jeunes africaines ne se réunissant pas sur des dates FIFA, les clubs européens sont rarement enclins à les libérer, et les joueurs à s’engager.
Étonnamment, le vivier des joueurs nés à Bissau en sélections de jeunes portugaises semble intarissable, avec des Bissau-Guinéens dans toutes les catégories ou presque, et ce depuis des années. Jugez plutôt : en 2011, le Portugal devient vice-champion du monde U20 avec 4 joueurs nés à Bissau, dont 3 titulaires en finale. Deux ans plus tard, en 2013, ils sont 5 dans le groupe qui s’arrête en huitième de finale. L’Euro U17 remporté par le Portugal en 2013 ? Trois joueurs nés à Bissau. L’Euro U19 en 2017 ? 4 nés à Bissau, dont 3 titulaires lors de la défaite en finale.
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Encore actuellement, parmi les joueurs sélectionnés depuis un an dans les différentes catégories, on peut en trouver 4 nés à Bissau chez les U17 portugais : Joelson Fernandes (2003, Sporting), Matchoi Djaló (2003, Paços de Ferreira), Herculano Nabian (2004, Guimarães) et Ronaldo Camará (2003, Benfica). Quatre noms déjà suivis par tous les recruteurs européens. En U19, ils sont 2, et ils sont 4 à nouveau chez les Espoirs, auxquels on peut rajouter le Lillois Tiago Djaló (2000) né au Portugal de parents bissau-guinéens.
Donnant-donnant
C’est une véritable filière qui se dessine alors. Pour la majorité d’entre eux, le chemin est tout tracé : ils arboreront l’écusson portugais tant qu’ils seront conviés, avec l’espoir de disputer les plus grandes compétitions aux côtés de Raphaël Guerreiro et Bernardo Silva. Et si le palier des A leur est trop difficile à franchir, la Guinée-Bissau sera enchantée de les récupérer sous ses couleurs. Dépendante du transit de ses joueurs via le Portugal pour les préparer au plus haut niveau, elle est condamnée à voir ses meilleurs éléments opter pour les sélections portugaises. Mais la marge de manœuvre reste assez large, grâce à la majorité de joueurs natifs ou issus de la diaspora qui n’ont pas su atteindre la sélection A portugaise. Preuve que la relation marche dans les deux sens : dans la liste réunie en novembre 2019 pour affronter Eswatini et le Congo, 5 joueurs étaient nés au Portugal (dont Pelé, le flop de l’AS Monaco), 16 formés au Portugal (Benfica, Porto, Braga ou Belenenses), et 8 passés par les sélections de jeunes portugaises.
Pour convaincre les joueurs évoluant en Europe de (re)venir, il faut réussir à les challenger tout en les rassurant, donc à les séduire en leur offrant ce qu’ils attendent : du professionnalisme et de la compétitivité. Accumuler les heures de vol lors des trêves pour se faire sortir en tour préliminaire par une obscure nation semi-pro reste un projet réservé à une brochette d’irréductibles optimistes. Son championnat étant peu structuré et de faible niveau, la sélection est la vitrine du football bissau-guinéen, et le cycle de performance enclenché fin 2016 autour de Baciro Candé ne peut que faire grimper l’attractivité des Djurtus.
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La progression d’une nation comme la Guinée-Bissau passera indubitablement par une présence récurrente aux compétitions continentales, facilitée par le passage de la CAN à 24 nations depuis 2019. Mais passera aussi à plus long terme par un véritable projet d’investissement dans les infrastructures, dans l’encadrement, dans les conditions de jeu et d’entraînement, que devrait idéalement porter la fédération sans trop attendre.
Quant aux joueurs titularisés chaque semaine dans un championnat majeur européen, comme ont pu l’être Bocundji Cá ou Frédéric Mendy et comme le seront peut-être bientôt le Rémois Moreto Cassamá ou le Dijonnais Mama Baldé, ils sont à la fois une vitrine importante pour l’image et un gage de sérieux. Alors qu’Édouard Mendy a décliné les avances de la Guinée-Bissau au profit du voisin sénégalais, et que Lys Mousset s’apprête à l’imiter, des joueurs nés à Bissau comme Edgar Ié (Trabzonspor, ex-Lille et Nantes, capé avec le Portugal en amical) ou d’autres issus de la diaspora comme Carlos Mané (Rio Ave, ex-Stuttgart), Houboulang Mendes (Lorient), Wilson Manafá (Porto) ou Tiago Djaló (Lille) pourraient occuper à leur tour ce rôle. Un recordman du nombre de sélections qui n’en compte même pas 40, un meilleur buteur à 6 réalisations : tout reste à faire en Guinée-Bissau. L’ancien Havrais et Ajaccien, Joseph Mendes (né à Évreux), est déjà à 3 buts en à peine 7 sélections. Défi sacrément excitant à relever que d’écrire l’histoire de tout un pays.
Fati & Upa… ou pas ?
Pourtant, les deux plus grands coups que pourraient potentiellement réaliser Os Djurtus n’ont jamais évolué au Portugal. Ansu Fati a débarqué en Espagne à 6 ans. Dayot Upamecano est natif d’Évreux. Ces deux grandes promesses du football européen, d’ascendance bissau-guinéenne, suivront-elles un jour l’exemple de Geoffrey Kondogbia ? Le joueur du Valence FC, natif de Nemours, a opté pour la sélection centrafricaine, pays de ses parents, après avoir honoré quelques capes en Bleu. Choix d’autant plus fort que la République Centrafricaine, dont sont aussi originaires Kurt Zouma et Mapou Yanga-Mbiwa, n’a jamais participé à une grande compétition, est incapable de rivaliser avec les trois-quarts du continent et se trouve dans des conditions socio-économiques compliquées.
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Derrière ce choix d’endosser le maillot du pays de ses parents se dévoile une vraie prise de risque sportive, et un immense défi humain à relever. La Guinée-Bissau n’est pas dans une situation forcément plus enviable que la Centrafrique, malgré ses deux CAN récemment disputées. Convaincre ne serait-ce qu’un footballeur de premier plan de participer à faire grandir le football national serait à la fois un énorme challenge à relever pour le joueur, et un énorme coup de boost pour l’avenir de sa sélection.
Ansu Fati, rookie de l’année au Barça, est né en 2002 à Bissau. Le seul vrai rayon de soleil dans le ciel catalan la saison dernière ne l’a pas oublié : alors qu’il ne deviendra majeur qu’en octobre, il s’engage déjà auprès d’organisations humanitaires espagnoles qui interviennent en Guinée-Bissau. Mais, devenu en septembre 2019 citoyen du pays où il réside depuis ses 6 ans grâce à l’intervention directe du premier ministre Pedro Sánchez, il vient d’être convoqué par Luis Enrique dans les rangs de la Roja, et connaîtra sûrement ses premières minutes officielles au cours de cette Ligue des Nations.
Toutefois, le football va vite. Les phénomènes de précocité rentrent parfois dans le rang au gré d’orientations douteuses ou de longues blessures, et le meilleur choix n’est pas forcément le plus prestigieux. Fati peut demander à deux anciennes pépites de la Masia, Bojan Krkic et Munir El Haddadi, s’ils ne regrettent pas d’être allés chanter la Marcha Real avec les A. Sans compter que son père, Bori Fati, déclarait il y a quelques semaines que son rêve, ainsi que celui de son fils lorsqu’il était enfant, était de le voir représenter un jour… le Portugal.
Quant à Dayot Upamecano, né en 1998 à Évreux et formé à Valenciennes, il est abonné aux sélections bleues depuis les U16. Le défenseur s’est affirmé comme un cadre des Espoirs avec qui il a été demi-finaliste de l’Euro 2019, et devrait être occupé l’été prochain, soit par les JO de Tokyo… soit par l’Euro des A. Son prénom complet, Dayotchanculle, lui a été donné par ses parents pour «rendre hommage à un arrière-grand-père, roi d’un village en Guinée-Bissau, d’où est originaire sa famille», selon France Football. Tout juste appelé en sélection A pour la première fois, couronnant sa montée en puissance progressive au sein de la filière Red Bull, Upamecano explose à la face du monde depuis que Leipzig joue les premiers rôles en Allemagne et les outsiders en Europe.
Tous ceux qui l’ont vu jouer l’ont constaté : Upamecano représente l’avenir de la France à son poste. Il a le mérite d’être plus jeune que ses homologues installés (1993 pour Varane, 1994 pour Zouma), et d’être plus avancé que la concurrence à son poste d’axial droit (Koundé, Diop, Konaté, Todibo, Saliba, Kamara…), grâce notamment à son expérience chez les Bleuets et en Ligue des champions. Aura-t-il pour autant l’occasion de chambouler la hiérarchie comme Samuel Umtiti en 2016, ou sera-t-il obligé de rester dans l’ombre encore plusieurs années ? L’équipe de France reste sa priorité, c’est certain. Mais il n’a toujours pas disputé une seule minute avec les Bleus, et rien ne garantit que Didier Deschamps prendra la peine de le lancer dès ce rassemblement. Suffisant pour devenir tôt ou tard une légende dans le pays de ses parents ? Comme pour Fati : peu probable. Mais la beauté du football tient également dans ce genre de décisions inattendues, de choix dictés par le sang, de contre-pieds parfaits. Alors pourquoi pas ?
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En vue de la CAN 2022, la Guinée-Bissau devra batailler avec le Congo et Eswatini pour la deuxième place qualificative d’un groupe qui semble promis au voisin sénégalais. Une nouvelle présence au rendez-vous continental, une troisième d’affilée conquise de nouveau à la barbe du Congo, installerait définitivement la Guinée-Bissau comme une nation qui compte dans le football africain. Et confirmerait que le meilleur reste encore à venir.
Par Nicolas Raspe (@TorzizQuilombo)
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