“Liberté pour les ultras”
“Ultras unis pour nos droits”
“Supporter pas criminel”
“Libertés bafouées, classes populaires écartées”
“Avec des interlocuteurs interdits de stade, comment allez-vous faire pour dialoguer?”
“Ni hooligans ni terroristes”
“Sans les ultras, vos stades sont des cimetières”
“Libertés bafouées, supporters fichés, occupez-vous des terroristes, pas des supporters”
“Nous devrions être égaux en droit, libres de circuler. Mais pour les autorités nous sommes l’ennemi public numéro 1”
Depuis plusieurs années, des banderoles contestataires fleurissent dans les tribunes des stades français. A l’initiative des supporters, ces messages dénoncent la chasse aux sorcières dont ils sont victimes et témoignent de la colère que ressentent les groupes ultras. Une colère, un ras-le-bol et un sentiment d’injustice qui grandissent de saison en saison, au gré de mesures d’encadrement du supportérisme toujours plus attentatoires aux libertés.
Ces mesures, apparues depuis une vingtaine d’années en réaction à l’émergence du supportérisme et des violences ou risques de violences que le phénomène peut engendrer, s’articulent autour d’un modèle de gestion répressive des supporters. Elles consistent majoritairement en des mesures de police administrative qui visent à réduire les possibilités de débordements, et à contrôler les supporters ou les groupes de supporters considérés comme dangereux.
Sous couvert de protection de l’ordre public, les autorités ont donc créé tout un arsenal de dispositions destinées à garantir la sécurité lors des manifestations sportives. Des initiatives qui, en réduisant les risques de délinquance, réduisent corrélativement les libertés des supporters.
Liberté d’aller et venir, droit au respect de la vie privée, liberté d’association… Autant de droits et libertés attaqués par des mesures corrosives qui traduisent la volonté des pouvoirs publics de réprimer pour mieux protéger. Mais à quel prix ?
Interdictions de déplacement et interdictions administratives de stade : des armes de restrictions massives
Nous sommes en 1985. Le stade du Heysel, à Bruxelles, accueille la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions. Elle oppose cette année-là deux monstres du football : Liverpool et la Juve. Dans une enceinte surpeuplée et aux conditions de sécurité défaillantes, la soirée va basculer. Une heure avant le coup d’envoi du match, les supporters du club anglais, jusqu’alors contenus dans leur tribune, pénètrent dans le bloc voisin, occupé par de nombreux supporters italiens. Violentés, piétinés, ces derniers tentent de s’échapper par le bas de la tribune. Le mouvement de foule est intense, désordonné, les corps déferlent vers l’un des murs qui s’écroule sous le poids des Turinois. Des centaines de personnes se retrouvent écrasées. Le bilan fera état de 39 morts et près de 600 blessés.
28 août 1993. Le Paris Saint-Germain reçoit le Stade Malherbe de Caen. Le KoB est clairsemé en cette reprise estivale. L’ambiance est beau fixe. “Ca aurait dû être un match sans histoire”, indiquera France Football. Et pourtant. Au cours de la première période, un supporter lance sa chaussure sur la pelouse. La chaussure récupérée, les CRS présents dans la tribune tentent d’interpeller le responsable. La mission dégénère en l’un des plus violents affrontements jamais connus dans le championnat français. Sous l’oeil des caméras, les CRS sortent matraques et gaz lacrymogènes et les supporters répondent avec des coups, le tout dans un total déferlement de haine. Dix membres des CRS seront blessés, dont un grièvement.
Le 28 février 2010, le Paris Saint-Germain affronte l’Olympique de Marseille au Parc des Princes. A quelques heures du coup d’envoi, aux abords du stade, des supporters de la tribune Boulogne s’en prennent violemment à leurs frères ennemis, les supporters de la tribune Auteuil. C’est le début d’une rixe mortelle. Auteuil riposte et les forces de l’ordre assistent, impuissantes, à une escalade de la violence entre les deux groupes, au cours de laquelle Yann Lorence, un supporter parisien, sera roué de coups, frappé au corps et à la tête, lynché à mort par des membres de la tribune Auteuil. Après trois semaines de coma, Yann Lorence succombera à ses blessures.
Ces dates ont marqué l’histoire du football. Elles ont ému l’Europe, elles ont ému la France, elles ont ému les pouvoirs publics et elles ont bouleversé le destin du supportérisme. Elles ont fait de la violence lors des événements sportifs une menace pour la société et une priorité pour les dirigeants. Elles ont entraîné la création d’un droit spécial, de mesures spécifiques mises en place pour supprimer le phénomène. En plus des dispositions de droit commun (sanction des violences, des dégradations,…) on voit naître depuis ces épisodes des textes spécifiquement destinées à encadrer le supportérisme.
Le drame du Heysel a déclenché une réaction immédiate de la part du Conseil de l’Europe. Il a adopté en 1985 la Convention européenne sur la violence et les débordements des spectateurs lors des manifestations sportives et notamment des matchs de football, premier texte adopté sur la question. Les 17 articles qui le composent contiennent des aspects préventifs et répressifs, ainsi que des axes de coordination et de coopération entre et au sein des Etats parties.
En France, les premières mesures d’encadrement du supportérisme sont directement consécutives aux affrontements entre les forces de l’ordre et les supporters du PSG de 1993. C’est la loi Alliot-Marie qui ouvre la voie, le 6 décembre 1993. Elle proscrit une séries d’actes : l’entrée en état d’ivresse à l’occasion d’une manifestation sportive, l’introduction dans une enceinte sportive de boissons alcooliques, de fumigènes ou d’armes, l’introduction ou l’exhibition dans une enceinte sportive d’insignes rappelant une idéologie raciste ou xénophobe ainsi que la provocation à la haine ou à la violence et le jet de projectiles. En 1998, ce dispositif est étendu aux infractions commises à l’extérieur des enceintes sportives.
Ces dispositions seront rapidement complétées par tout un arsenal de mesures préventives et répressives, construit depuis une vingtaine d’années en réaction aux débordements qui rythment le supportérisme en France.
La création de dispositifs de contrôle permettant d’encadrer le supportérisme débute en 2006. La loi relative à la lutte contre le terrorisme, à l’initiative de Nicolas Sarkozy, met en place les interdictions administratives de stade (IAS). Cette mesure est de nature préventive. Elle permet au préfet (ou au préfet de Police à Paris), par arrêté motivé, d’interdire l’accès au stade à toute personne constituant une menace à l’ordre public de par “son comportement d’ensemble à l’occasion de manifestations sportives”. L’arrêté précise l’étendue de l’interdiction (compétition et équipes concernées), est valable sur l’ensemble du territoire national et ne peut excéder une durée de trois mois. La sanction en cas de violation de cet arrêté est une amende de 3750 euros. L’interdiction est dans la pratique quasi-systématiquement accompagnée d’une obligation de pointage à la gendarmerie.
Une personne peut être interdite administrativement de stade même si elle n’a jamais été condamnée par la justice. C’est ce qui fait la grande différence avec les interdictions judiciaires de stade (IDS), qui sont une sanction pénale prononcée par un tribunal en tant que peine complémentaire à une peine de prison ou d’amende. Les interdictions judiciaires de stade sont elles d’une durée maximale de cinq ans.
Depuis 2007, les personnes faisant l’objet d’une interdiction administrative ou judiciaire de stade sont inscrites au Fichier national des interdits de stade. Leur identité (nom, date et lieu de naissance, nationalité, adresse, photo) y est conservée jusqu’à cinq ans après expiration de la mesure d’interdiction.
Depuis la loi de 2006, le régime des IAS a été drastiquement renforcé. En 2010, un nouvelle loi vient ajouter la possibilité de prononcer une interdiction administrative de stade en réaction à un fait isolé et non plus seulement à “un comportement d’ensemble”. La durée des interdictions passe de trois mois à six mois (douze mois en cas de récidive, c’est à dire si la personne a déjà fait l’objet d’une interdiction dans les trois années précédentes). A l’amende initialement prévue vient s’ajouter une peine d’un an d’emprisonnement.
Le 14 mars 2011, les IAS sont à nouveau renforcées. En plus du comportement d’ensemble et de l’acte isolé, la loi vise cette fois l’appartenance à une association ou un groupement de supporters ayant fait l’objet d’une dissolution. La durée des interdictions passe de six mois à douze mois, et vingt-quatre mois en cas de récidive.
La dernière modification du texte date du 10 mai 2016. Elle double une nouvelle fois la durée maximale des interdictions administratives de stade, portée à vingt-quatre mois, et trente-six en cas de récidive.
Le deuxième dispositif de contrôle des supporters de football est l’interdiction de déplacement. Elle a été introduite par la loi du 14 mars 2011, et instaure la possibilité pour le ministre de l’Intérieur et le préfet d’interdire le déplacement “de personnes se prévalant de la qualité de supporter d’une équipe ou se comportant comme tel sur les lieux d’une manifestation sportive et dont la présence est susceptible d’occasionner des troubles graves pour l’ordre public”. Cette interdiction doit également faire l’objet d’un arrêté motivé. En cas de non-respect de l’arrêté, les supporters s’exposent à six mois de prison, 30 000 euros d’amende et un an d’interdiction judiciaire de stade.
L’interdiction administrative de stade et l’interdiction de déplacement sont des mesures administratives qui portent atteinte à la liberté de circulation. L’interdiction de se rendre au stade, en France ou à l’étranger, ou ne serait-ce qu’aux abords des enceintes où se déroulent les manifestations sportives, ainsi que l’obligation de pointage au commissariat dont s’accompagnent certaines de ces mesures sont une entrave à la liberté d’aller et venir. Et force est de constater que cette entrave est de plus en plus lourde.
Les associations de supporters, ennemi public numéro 1
L’Etat a également durci le ton sur un autre terrain, celui des associations sportives. Considérés comme un danger pour l’ordre public, les groupements de supporters font face depuis quelques années à une vague de dissolutions administratives.
En droit français, une association peut se former librement sans autorisation ni déclaration préalable, et peut faire l’objet d’une dissolution judiciaire lorsqu’elle est illicite. Depuis 1936, un régime spécial est prévu pour les groupes de combat et les milices qui peuvent eux être dissous par décret pris en conseil des ministres. Une dissolution administrative cette fois, décidée sans procès, et réservée aux cas extrêmes. En 2006, ce régime de dissolution administrative des associations, jusqu’alors exceptionnellement réservé aux groupes menaçant la sécurité nationale, est transposé aux groupements de supporters.
La liberté d’association est donc aujourd’hui limitée pour les groupes de combat, les milices, et les associations de supporters, preuve s’il en est de la diabolisation du supportérisme et de l’intensité de la réponse apportée par le législateur aux débordements observés lors des manifestations sportives.
Au mépris tour à tour de la liberté de circulation et d’association, le législateur a imposé un régime d’exception, un droit spécial très sévère, allant jusqu’à s’inspirer du traitement réservé aux groupes menaçant la sécurité nationale. Des dispositions assénées à la faveur de l’ordre public, justifiées par le climat de violence entourant le football, mais fortement liberticides. Des dispositions, enfin, ouvrant la voie à une application massive et aveugle de ces mesures.
Des mesures appliquées aveuglément
Encore plus que ces mesures elles-mêmes, c’est leur application qui porte surtout une atteinte inquiétante aux libertés des supporters. Depuis la création et le renforcement des dispositifs de contrôle (IAS et interdictions de déplacement) et l’introduction de la dissolution administrative des associations de supporters, la façon dont sont utilisés ces dispositifs pose question.
La première dérive dans l’application de ces mesures est l’appréciation des faits dans les IAS. Les interdictions administratives de stade, comme d’ailleurs les dissolutions d’associations, interviennent pour sanctionner soit un comportement d’ensemble (ou des “actes répétés”), soit un acte grave. Mais comme l’acte visé par les IAS est généralement sans gravité, les Préfectures qualifient de “comportement d’ensemble” un comportement unique. Elles sanctionnent donc des actes isolés au mépris de la notion de gravité.
Le 18 décembre 2008, par exemple, le préfet de police prend un arrêté interdisant l’accès au stade pour une durée de trois mois à un supporter parisien pour la simple possession d’un fumigène. Un arrêté contesté par ledit supporter, auquel le tribunal administratif de Montreuil répondra “qu’eu égard au danger constitué par l’usage des fumigènes, ce seul fait, récent à la date de l’arrêté attaqué, permettait d’établir que le comportement d’ensemble de M. A. constituait une menace pour l’ordre public”. Un fait unique donc, dont la gravité fait défaut, et qui est donc requalifié en “comportement d’ensemble” pour justifier l’interdiction et contourner l’obligation de gravité inhérente à la sanction d’un acte isolé.
En plus de sanctionner des faits uniques qui ne présentent pas de gravité particulière, les IAS s’appuient parfois même sur des faits non avérés. Des supporters parisiens ont en effet fait l’objet d’interdictions administratives de stade après une rencontre face à Amiens le 2 novembre 2013 au cours de laquelle ils auraient notamment pénétré dans l’enceinte sans payer. Or l’entrée était gratuite. Il leur était également reproché des dégradations, quand la seule détérioration observée est l’effondrement d’une main courante vétuste qui n’a pas résisté au poids des supporters.
De la même manière, des mesures d’interdictions de déplacements peuvent également être prises alors même que les faits ne sont pas imputables aux supporters visés. Alors que les interdictions de déplacement sont textuellement prévues pour sanctionner les supporters “dont la présence est susceptible d’occasionner des troubles graves pour l’ordre public”, on se retrouve régulièrement avec des arrêtés restreignant la liberté d’aller et venir des supporters de l’équipe qui se déplace, quand bien même ce sont ceux de l’équipe qui joue à domicile qui posent problème. On peut citer à ce sujet l’arrêté pris par le préfet de la Moselle à l’occasion du match opposant le FC Metz à l’AS Monaco le 18 août 2017. L’arrêté énonce en effet une liste de raisons expliquant l’encadrement des supporters visiteurs : le contentieux opposant les différents groupes de supporters du FC Metz entre eux, les incidents ayant précédé la rencontre amicale entre le FC Metz et le club de Crystal Palace quelques semaines auparavant, les jets de pétards et rixes ayant accompagné la réception de l’Olympique lyonnais en décembre 2016, et les dégradations commises lors du dernier match de la saison précédente contre l’AS Nancy Lorraine. Le préfet conclut en énonçant “qu’il est ainsi fortement envisageable que de nouvelles provocations et affrontements soient recherchés par les membres de ces groupes de supporters ultras messins”. Autrement dit, la liberté d’aller et venir des supporters monégasques est restreinte sans qu’on ne trouve rien à leur reprocher.
Les approximations dans l’appréciation des faits par l’administration sont nombreuses et entraînent une aggravation des atteintes portées aux libertés des supporters, aggravation elle-même accentuée par les justifications parfois déroutantes voire mensongères données à ces mesures.
Les interdictions de déplacement telles qu’elles sont décrites dans l’article le code du sport doivent être prises pour éviter que les manifestations sportives n’occasionnent des troubles à l’ordre public. Le déplacement des supporters est donc interdit lorsqu’il n’y a pas assez de forces de l’ordre pour garantir la sécurité lors de l’événement, proportionnellement au risque que présente la venue desdits supporters. C’est une motivation quasi-systématique des interdictions de déplacement, formulée comme suit : “Considérant que la mobilisation des forces de sécurité, même en nombre important, n’est pas suffisante à elle seule pour assurer la sécurité des personnes”.
Le problème est que l’administration brandit à tort et à travers le prétexte de l’insuffisance des forces de l’ordre pour interdire le déplacement des supporters. Une preuve récente de cette tendance peut être dégagée des deux arrêtés prononcés à la veille du match opposant l’AS Monaco à Saint-Etienne. Ces textes mettent en avant le même argument : les forces de l’ordre, mobilisées par “l’organisation d’événements majeurs” et “ le contexte international”, ne sont pas à même de répondre à la présumée menace constituée par la venue des supporters stéphanois. Un argument tenant au manque d’effectif qui se révélera être fallacieux : quelques jours avant le match, bravant l’interdiction, les supporters de l’ASSE décident bel et bien de se déplacer pour aller encourager leur équipe. Ce à quoi les autorités monégasques répondent en faisant fermer toutes les frontières par la police française, en instaurant un contrôle de toutes les voitures la franchissant ainsi que des trains permettant de rejoindre Monaco, et en préparant des salles pour les gardes à vue. Tout cela avec les mêmes effectifs dont la Préfecture ne disposait soit-disant pas pour escorter une centaine de supporters au stade en toute sécurité. Une incohérence soulignée par le club de Saint-Etienne ainsi que par les associations de supporters, qui, après avoir été refoulées en train, puis en voiture, puis à pied, ont publié un communiqué qui se termine en ces termes : “Comment une telle décision peut-elle être motivée par un manque de forces de l’ordre, alors même que celles déployées nous ont semblé démesurées durant toute la journée, et plus que largement suffisantes pour nous encadrer dans le cas où ce déplacement aurait été autorisé?”
Les autorités administratives avancent parfois des arguments encore plus discutables, qui montrent à quel point toutes les justifications sont bonnes pour motiver une interdiction de déplacement. L’arrêté prononcé par le préfet de la Marne le 16 décembre 2017 invoque par exemple la tenue du marché de Noël pour justifier la mesure. De la même manière, le préfet du Gard interdit le 27 juillet 2017 le déplacement des supporters en raison de l’état d’urgence mais aussi du passage du tour cycliste d’Espagne quelques jours après le match.
“C’est devenu à la mode de prendre des arrêtés. Certains préfets qui ne sont pas spécialistes des questions de « supportérisme » suivent un peu cette mode, par solution de facilité. Ça leur enlève une part de travail. On voit que même le risque d’incident entre supporters n’est plus du tout présent dans certains arrêtés.” Pierre Barthélémy
Entre le durcissement du régime d’encadrement du supportérisme, l’appréciation de plus en plus extensive des faits et les justifications plus ou moins fondées des arrêtés, il est logique de constater que le nombre restrictions à la liberté d’aller et venir et à la liberté d’association des supporters ont connu au fil des années une augmentation conséquente.
Concernant les interdictions de déplacement, d’abord, le nombre d’arrêtés a explosé depuis 2011. Lors de la saison 2011-2012, 2 arrêtés ministériels et 3 arrêtés préfectoraux ont été prononcés. En 2012-2013, 7 arrêtés ministériels et 16 arrêtés préfectoraux sont à signaler. Un nombre qui augmente significativement au cours de la saison 2013-2014 avec 10 arrêtés ministériels et 37 arrêtés préfectoraux. En 2014-2015 : 8 arrêtés ministériels et 39 arrêtés préfectoraux. En 2015-2016, enfin, à cause de l’état d’urgence notamment, près de 200 arrêtés seront pris en quelques mois.
Concernant les IAS, le ministère de l’Intérieur se félicitait en avril 2010 que le nombre d’interdits de stade soit passé de 311 à 654 en seulement quelques mois. Aucune autre donnée n’étant disponible, il conviendra seulement de relever que ces mesures individuelles tendent à devenir des instruments de sanction massive, comme en témoigne l’interpellation des 249 supporters parisiens à l’issue de la manifestation contre le Plan Leproux en août 2010, qui avait conduit le préfet de police à prononcer des interdictions de stade à l’égard de chacun d’entre eux. En 2014, près d’une centaine de supporters parisiens ont à nouveau fait l’objet d’interdictions administratives de stade au même moment.
“Aujourd’hui, les pouvoirs publics utilisent les IAS de manière massive et aveugle. […] D’individuelles, elles deviennent un élément de répression contre un groupe entier de supporters. De mesures d’urgence, elles deviennent un simple moyen de réprimer et non plus de préserver l’ordre public. De sanctions d’un comportement d’ensemble ou d’un acte grave, elles deviennent sanctions de principe”. Jérôme Latta
Les dissolutions d’associations restent quant à elles des mesures relativement rares, bien que l’on puisse constater la même tendance aux “coups de filet” de la part du ministère de l’Intérieur, qui a notamment décidé de la dissolution de sept associations de supporters le même jour en avril 2010.
Le supportérisme a donc fait l’objet depuis une vingtaine d’années de mesures spécifiques, destinées à restreindre la liberté de circulation ou la liberté d’association des supporters au nom de l’ordre public. Ces mesures, renforcées par le législateur et appliquées de façon massive par l’administration, se sont multipliées au fil des années dans l’indifférence générale. Elles sont devenues des instruments utilisés de manière abusive, d’autant plus discrétionnaires qu’elles ne peuvent que très insuffisamment être contestées.
Justice ou injustice ?
A l’exception de la dissolution des associations, les dispositifs de contrôle du supportérisme ne peuvent faire l’objet d’aucune forme de contestation ou même de consultation préalable. Les interdictions administratives de déplacement et les interdictions administratives de stade sont simplement notifiées aux personnes concernées. Les supporters voient leur liberté d’aller et venir limitée sans l’intervention d’aucune instance de jugement, et donc sans procès contradictoire. Les IAS et les interdictions de déplacement sont des mesures discrétionnaires, qui ne peuvent être contestées qu’a posteriori, devant le juge administratif, via une procédure d’urgence et/ ou un recours au fond. Et comme l’indique Pierre Barthélémy, “la tâche est ardue pour obtenir la sanction des abus des pouvoirs publics”.
Les interdictions de déplacement sont en général prononcées quelques jours si ce n’est la veille des rencontres visées. Les interdictions administratives de stade sont à durée limitée, quelques mois tout au plus. Dans ces conditions, les procédures d’urgence sont les recours les plus adaptés pour contester des mesures qui, on l’a vu, sont régulièrement discutables, sinon abusives. Le référé-liberté (le juge doit se prononcer dans les 48 heures) et le référé-suspension (le juge doit se prononcer dans la limite d’un mois) sont largement utilisés par les supporters, mais demandent la réunion de plusieurs conditions interprétées de manière très restrictive.
Pour être recevables, ces recours doivent présenter un caractère d’urgence. Alors que la logique voudrait que l’urgence soit caractérisée par l’exécution imminente de la décision, pour le juge, le fait qu’un procès au fond ne puisse intervenir qu’après que la décision attaquée ait produit tous ses effets ne suffit pas à caractériser l’existence d’une situation d’urgence. L’urgence doit être prouvée par le requérant, qui doit démontrer l’existence de “circonstances particulières”. Dans la pratique, ces circonstances particulières ne sont quasiment jamais reconnues par le juge. Le caractère urgent de la demande exigé par le référé est donc aujourd’hui difficile, voire impossible, à établir.
Les demandes de suspension formulées contre les IAS sont donc quasiment toutes rejetées pour défaut d’urgence. Les requêtes des associations de supporters demandant au moyen du référé-liberté d’annuler les arrêtés d’interdiction de déplacement ou de dissolution sont elles aussi touchées par ce système de filtrage. Et lorsqu’elles le passent, elles doivent montrer qu’elles remplissent la seconde condition du référé-liberté, celle d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Or, tant que l’arrêté n’est pas manifestement injustifié et qu’il existe potentiellement des risques (c’est à dire dans presque tous les cas), le juge considère que la requête doit être rejetée.
En pratique, bien que le référé-liberté et le référé-suspension semblent les voies les plus adaptées à la contestation des IAS, interdictions de déplacement et dissolutions d’association, il est quasiment impossible pour les requérants d’obtenir gain de cause avec ces procédures.
Les interdictions dont le caractère d’urgence ou celui d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale n’a pas été retenue peuvent être jugés au fond. Les recours au fond, qui ne présentent pas ce double filtre, aboutissent quasiment tous à une annulation des arrêtés contestés, annulation qui n’a cependant aucune utilité puisqu’elle intervient toujours trop tard.
En effet, le jugement au fond intervient en général plusieurs mois voire plusieurs années après la saisine du tribunal. Rappelons que les IAS ne peuvent excéder une durée de vingt-quatre mois (trente-six en cas de récidive), et qu’en pratique elles sont souvent limitées à moins d’un an. Les interdictions administratives de déplacement, elles, sont formulées quelques jours avant la rencontre visée par la mesure. Le jugement du tribunal intervient donc nécessairement après l’échéance de l’interdiction contestée. Or, l’introduction d’un recours au fond n’ayant pas d’effet suspensif, l’interdiction contestée est donc déjà totalement et irrémédiablement exécutée au moment où intervient le jugement du tribunal administratif.
Les réparations sont également dérisoires. Le préjudice subi par les supporters n’étant pas quantifiable, le juge administratif, lorsqu’il établit l’illégalité d’un arrêté d’interdiction administrative de stade, se borne à condamner le défendeur à rembourser à l’autre partie les frais engagés dans la procédure (quelques centaines d’euros).
Les effets des décisions des tribunaux administratifs en matière d’interdictions de déplacement et d’interdictions administratives de stade sont donc purement symboliques. Une situation d’autant plus regrettable que les arrêtés sont souvent pris sur la base de faits non établis ou de fausses justifications, et qu’ils sont donc quasi-systématiquement annulés par le juge administratif (les recours au fond formulés contre les IAS aboutissent dans près de 70% des cas à une annulation de la décision contestée).
On peut citer par exemple le jugement du tribunal administratif de Paris du 23 décembre 2014, qui est venu annuler, près de dix mois après, un arrêté du préfet de police de Paris qui avait prononcé en février 2014 une IAS d’une durée de quatre mois.
Même conclusion pour les IAS prononcées contre les 249 supporters parisiens ayant participé à la manifestation pacifique contre le plan Leproux en 2010. Un an et demi après, donc bien après l’échéance des interdictions contestées, elles ont toutes été annulées, avec en moyenne 1000 euros de dédommagement au titre des frais engagés. Pour l’avocat des supporters Jérôme Triomphe, “ça fait cinq ans que le préfet prend des interdictions administratives pour des motifs fourre-tout, pas du tout individualisés et au final injustifiés, et ça fait cinq ans que quasiment toutes les IAS qu’on a eu à traiter ont été annulées car le préfet n’a pas pu prouver, derrière, les faits qui étaient reprochés aux supporters ».
En définitive, les arrêtés pris à l’encontre des supporters ne sont pas utilement contestables. Les arrêtés pris par les préfets sont pour la plupart illégaux, mais les requêtes présentées devant le juge des référés sont quasiment toutes rejetées, et celles étudiées par le juge administratif statuant au fond débouchent sur des annulations purement symboliques. Pour Pierre Barthélémy, “concrètement, le combat juridique est un combat vain”.
Les supporters de football font donc l’objet d’un régime très spécifique, très sévère et très peu protégé, qui s’articule autour de plusieurs types de mesures. L’IAS, premier dispositif de contrôle instauré en droit français, ne cesse de se renforcer au fil des modifications législatives, créant un dévoiement de la mesure et laissant la porte ouverte à de nombreux abus. Appliquée aveuglément par les préfets, elle s’appuie généralement sur des faits non avérés ou non imputables au supporter concerné, une situation injuste qui ne trouve pas de réparation adéquate dans aucun des moyens de contestation mis à la disposition des personnes visées par les arrêtés. Même schéma pour les interdictions de déplacement, utilisées massivement au nom de la sécurité des manifestations sportives. Les dissolutions administratives d’associations constituent elles une mesure d’exception par rapport à la liberté d’association, mesure réservée aux milices, aux groupes de combat et donc aux supporters, le tout sous l’oeil bienveillant des juridictions nationales et internationales.
Pour certains auteurs, ces dispositifs, en plus d’être extrêmement liberticides, sont inefficaces. Elles traduisent une méconnaissance du phénomène, qui s’illustre par une répression aveugle des supporters dans leur ensemble. Nicolas Hourcade estime que “cette politique se construit sur des chocs émotionnels et sur un sentiment d’insécurité plus que sur une connaissance précise des comportements des supporters. Elle favorise donc les mesures rentables à court terme au détriment d’une analyse approfondie de la situation et de la construction d’un dispositif d’ensemble cohérent”.
Selon Nicolas Hourcade, “l’une des revendications principales des ultras français et européens est d’être considérés comme n’importe quel citoyen et non de manière exceptionnelle”. Force est de constater que ce n’est pas la tendance actuelle. Il ne reste aujourd’hui qu’à espérer que la voix des supporters se fasse enfin entendre pour qu’ils bénéficient d’un régime moins spécifique, plus adapté, et surtout plus protecteur de leurs libertés.
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