Journaliste référent pour l’Argentine et pour Barcelone à L’Équipe et France Football, Florent Torchut nous a accordé un entretien pour discuter d’un petit numéro 10 argentin, Lionel Messi. Toujours pas prolongé au Barça, le sextuple Ballon d’Or espère enfin ramener un trophée à son pays, ce samedi soir (2h du matin) en finale de Copa America face au Brésil.
Ultimo Diez – Qu’as-tu pensé de la saison de Messi dans le système de Koeman ?
Florent Torchut – À un moment au début de saison, la question psychologique a pas mal joué. Il a mis du temps à se remettre en route à la suite de son bras de fer avec le club. Donc il n’était pas forcément très efficace, bien en-dessous de ses statistiques habituelles. Mais sur la deuxième partie de saison, on a revu le Messi qu’on connaissait, qui marque beaucoup de buts et fait beaucoup de passes décisives. Et à la différence de ses années sous Pep Guardiola, qui se voyait déjà sous Setien et même Valverde, c’est qu’il descend chercher beaucoup plus de ballons. Il est plus constructeur.
Dans l’interview qu’on avait fait pour France Football en 2019, il avait bien aimé ce terme de «constructeur de jeu». Avant, il était peut-être plus finisseur sous Guardiola et Luis Enrique. Concernant Koeman, c’est difficile de parler d’un système de jeu car il pas mal changé, entre défense à trois ou quatre, mais toujours avec l’intention que Messi soit au cœur du jeu.
N’as-tu pas justement ressenti qu’il avait trouvé ses meilleurs coéquipiers avec Frenkie de Jong, Pedri et Ansu Fati depuis le départ de Neymar et le déclin de Suarez ?
Si, c’est vrai. Je trouve qu’il y a quelque chose d’important c’est qu’ils parlent tous le même langage footballistique. C’est-à-dire que ce sont des joueurs non seulement très techniques mais qui ont aussi une vision du jeu au-dessus de la moyenne. Et ça c’est important. On l’a vu dans des une-deux avec Pedri, de Jong ou Fati, il y a une vraie connexion qui peut être comparable à des joueurs comme Xavi, Iniesta, Ronaldinho ou Eto’o. C’est vrai que ça doit peser dans son esprit. Aujourd’hui, il peut se dire qu’il y a une équipe en progression qui se construit autour de lui.
«En réalité, ce qui a fait assez mal au Barça, c’est la Ligue des champions remportée en 2015»
Rester dans le même club 15 ans à un tel niveau, ne serait-ce pas le plus grand exploit de Messi ?
Même plus ! Si je ne me trompe pas je crois qu’il a déjà fait 16 saisons, peut-être la 17e, soit la moitié de sa vie au Barça en professionnel ! C’est vrai que, des one man one club comme disent les Anglais, il n’y en a plus beaucoup. Francesco Totti avec la Roma, c’est sûrement le dernier. Il y en a eu quelques-uns dans le Manchester United de la grande époque fin 1990 début 2000. Le Barça était déjà un grand club avant que Messi n’arrive, mais je pense qu’il est devenu très grand avec lui. Il faut se rappeler qu’avant que le Barça ne gagne la Ligue des champions 2006 à laquelle Messi participe un petit peu, il n’avait gagné qu’une seule C1 en 1992. Ils étaient aussi en retard au nombre de Liga remportées derrière le Real Madrid. Messi a gagné 10 Liga et participé à 4 des 5 Ligue des champions du Barça. Donc son histoire est forcément liée au passage dans une autre dimension du club. L’histoire serait belle si elle pouvait se terminer ensembles pour les deux. Ne jouer que pour le Barça en Europe, ce serait extraordinaire.
Trouves-tu que le mandat Bartomeu a gâché ses dernières années à Barcelone ?
Peut-être dans le sens où le projet sportif n’était pas bien défini. On l’a vu avec les directeurs sportifs qui se sont enchaînés, des transferts hallucinants. Je pense à André Gomes qui est un bon joueur, mais le Barça ne peut pas se contenter d’avoir des bons joueurs. Il faut qu’ils aient des très bons joueurs, voire des joueurs hors-normes, comme c’est le cas de Messi. Et il y en a d’autres comme Lucas Digne, Paulinho… Ce ne sont pas des mecs faits pour jouer au Barça, ils n’ont pas l’identité Cruyff et Guardiola qui s’est perdue au fil des années. En réalité, ce qui a fait assez mal au Barça, c’est la Ligue des champions remportée en 2015, la première année après que Bartomeu arrive, qui en profite pour se faire réélire 6 ans. C’est un peu l’arbre qui cache la forêt. Derrière, la MSN se sépare, Xavi-Iniesta ne sont pas remplacés, il n’y a pas de relais de Piqué… La direction n’a pas su anticiper.
«Maradona avait quelque chose de plus sauvage, spontané, viscéral. Messi est un peu plus froid»
Qu’est-ce que tu penses de cette Argentine version 2021 avec un Messi très impliqué ?
Je crois qu’on n’est pas loin de la dizaine de compétitions disputées avec la sélection pour Messi. Il a fait 4 finales et 4 perdues malheureusement. Donc d’un côté il est en mission, de l’autre il se dit qu’il faut être un peu plus dans «l’efficacité». Non seulement devant les buts mais il faut que tout ce qu’il fasse soit pour aider l’équipe à gagner. Ce que je veux dire, c’est que à des moments avec Alejandro Sabella à la Coupe du monde 2014 ou même avec Tata Martino où ça jouait bien, il se passait beaucoup de choses et on se disait : «Ah cette Argentine-là, elle est extraordinaire.» Mais au final ils n’allaient jamais au bout. Aujourd’hui je pense qu’il se dit que, pour la gagner, on s’en fout du jeu. D’ailleurs au-delà de Messi, cette équipe de Scaloni elle n’est pas flamboyante, mais elle gagne ses matches. Avec l’envie et cette rage intérieure que peuvent avoir des joueurs comme Di Maria et même Agüero, ils peuvent ramener ce trophée.
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Toi qui a vu jouer Maradona Batistuta, Riquelme… Messi est-il celui qui t’impressionne le plus ?
Je crois que c’est Valdano qui dit ça et je pense un petit peu la même chose : «Messi es Maradona todos los dias» (Messi est Maradona tous les jours) Maradona sortait des performances extraordinaires mais on ne voyait pas tous les matches à l’époque, on voyait beaucoup de compilations etc… Mais Messi est à une époque où il y a des matches tous les trois jours et où il est à un niveau de répétition de performances qui est dingue et au-dessus de la moyenne. C’est pour cela que quand on compare à Mbappé, Haland ou autres à Messi, ce n’est pas possible à mon sens. Il y a une période où il mettait un but tous les week-ends et un but tous les mercredis en Ligue des champions en moyenne. Et ça c’est du jamais vu, hormis Cristiano qui est sur les mêmes bases.
Par contre, Maradona avait quelque chose de plus sauvage, spontané, viscéral, et avait cette connexion avec le peuple de quelqu’un qui vivait les choses à fond. Messi est un peu plus froid, et c’est peut-être pour ça que sa connexion avec l’Argentine a toujours été un peu incomprise. En plus il est parti jeune, il n’a jamais joué pour un club argentin, alors que Maradona a joué pour l’Argentinos Junior, Boca et Newell’s. Donc il y a même une connexion à Rosario alors que le nombre de matches où il a joué là-bas est ridicule (5) ! Il a un lien avec les Argentins qui n’existe pas pour Messi.
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En Argentine, lorsque Messi a enlevé son maillot trempé pendant le dernier Clasico (2-1), il y a eu beaucoup de comparaisons où on voit Leo entrain de changer son maillot et Diego avec le maillot tout boueux. Maradona, il y a ce côté guerrier capable de lever ses troupes et motiver ses partenaires. Messi est plus un leader technique ou un leader plus sous le tunnel, en coulisses. Mais sur le terrain, devant le public et les caméras, il est beaucoup plus discret, alors que Maradona s’en foutait de ce qu’on pouvait penser de lui. Pour moi, ce sont deux joueurs extraordinaires et je ne peux pas en mettre l’un devant l’autre. Ce sont deux génies du football.
Marcelo Gallardo parlait de «conflit générationnel» entre Maradona et Messi dans un de tes papiers pour France Football. Tu as vécu pendant sept ans en Argentine, on sait maintenant que Maradona gardera toujours une place privilégiée dans les cœurs argentins. Messi peut-il être le nouveau numéro 1 pour la génération d’aujourd’hui ?
Maradona, même avant de mourir, il était déjà une icône ! Il a des phrases mythiques, des vidéos comme celle où il fait ses jongles au stade de Munich avec les lacets défaits et Life is life derrière… Il y a des moments de vie qui sont rentrés dans l’histoire et dans l’inconscient collectif mondial mais surtout argentin. Par exemple, Claudia son ex-femme, puis ses deux premières filles, font partie de la famille en Argentine. On les connaît et cela toutes générations confondues. Quand tu te balades en Argentine, tu vois des murales de Maradona partout, tu as des photos mythiques un peu comme celles du Che avec le béret, l’image de la main de Dieu, l’image de Maradona à 15 ans avec ses cheveux longs… Il y a tellement de moments et de photos ancrés, et qui encore aujourd’hui passent à la télé ou sur Internet, qui font que même des jeunes qui ne l’ont pas vu jouer sont tous marqués par des moments de lui. Et quand je parle d’icône, je le mets à la même hauteur de mecs comme Michael Jackson, des icônes de la culture pop.
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Et je ne suis pas certain que Messi le dépasse là-dessus car Messi c’est Messi sur le terrain, et après c’est Lionel marié avec Antonella et ses trois enfants. Quand tu regardes son Instagram, c’est ennuyeux. Alors je ne dis pas que c’est bien ou mal, mais je dis simplement que ça marque moins les gens. Maradona il a eu des moments de faiblesse, où il était au fond du trou mais ça a marqué les gens car il est vrai, c’est un humain avec des hauts et des bas. Maradona restera toujours à part dans les cœurs argentins.
Quand on lit ton interview pour le 6e Ballon d’Or de Messi dans France Football, on sent un homme détaché de tout ce qu’il a accompli. Comment peux-tu l’expliquer ?
Il y a une espèce de froideur qui est intéressante, à la fois au moment d’analyser ce qu’il a pu réaliser mais aussi sur le terrain. Et je pense que c’est ce sang-froid qui lui a permis d’être si fort. Par exemple, je me souviens de son quintuplé contre le Bayer Leverkusen (7-1) où il va chercher le 3e, le 4e puis le 5e. Et s’il avait pu en mettre un de plus, il l’aurait fait. C’est le même constat avec les trophées. Il n’est jamais rassasié, il veut marquer plus de buts, remporter plus de matches, plus de trophées… C’est pour ça qu’il a aujourd’hui six Ballons d’Or. C’est cette froideur de l’analyse qui m’a impressionné.
Pour Leo Messi, quelque chose d’extraordinaire au sens premier du terme pour nous, c’est normal pour lui. Dans sa tête c’est «je fais mon boulot». En 2018, lorsqu’il termine 5e au Ballon d’Or, ça avait fait un peu scandale en Catalogne et on avait fait un papier là-dessus. À ce moment-là quand tu regardes tous ses matches il est 5ème parce que c’est Lionel Messi et on en attend plus de lui. Imaginons que tu mets un joueur moins connu à sa place qui fait les mêmes performances, il n’aurait pas été classé 5ème. C’est juste qu’on attend beaucoup plus de Messi.
Quand on a Lionel Messi en face de soi, qu’est-ce qu’on a envie de lui dire ?
Une fois que tu es intervieweur ou que tu écris des articles, il faut un peu mettre sa passion de côté, même si je suis arrivé là par passion pour le jeu à travers l’Argentine et l’OM qui me font sauter de mon canapé. Quand je l’ai vu, j’avais beaucoup envie de lui parler de l’Argentine mais c’était difficile, parce que l’interview se faisait sur son Ballon d’Or, et on l’a surtout axé sur le Barça. Du coup j’aurais voulu le questionner sur son attachement à l’Argentine, son envie de gagner un trophée avec, s’il a vraiment envie de revenir à Newell’s, de son enfance, son quartier… J’aurais voulu avoir une conversation plus informelle car j’ai déjà rencontré ses amis d’enfance et sa famille et j’aurais voulu discuter de tout ça. Par exemple de ses idoles d’enfance, je sais qu’il était fan de Pablo Aimar, lui faire parler de Maradona, ses souvenirs à Rosario. Peut-être dans une prochaine interview car il est en course pour remporter un septième Ballon d’Or.
Propos recueillis par Thibaud Convert
Remerciements à Florent Torchut pour sa disponibilité et son expertise.