Les week-ends se suivent et se ressemblent. Chaque semaine, les matches de notre équipe favorite. On y éprouve quelques tristesses et quelques joies, de timides vibrations et de minces émotions qui nous appellent tout de même à revenir au même endroit la semaine suivante. Pourtant, ce n’est que le pas lent et lourd que nous nous rendons chaque fois en tribune ou devant notre écran pour retrouver notre club de cœur. Car tout l’amour que nous avons pour lui, nous ne le devons qu’à une émotion enfantine qui n’existe plus désormais en nous que sous la forme d’un souvenir…
Il y a d’abord le sport en lui-même, l’ambiance qu’on y trouve, les copains qu’on s’y fait. Cette attirance corporelle qu’on ne peut réprimer. Il y a aussi, il faut se l’avouer, un certain mimétisme : le sport de papa ou du grand frère que l’on a envie, à son tour, de s’approprier. Explication biologique, explication sociale, explication pratique… Il y a une multitude de détails et d’inclinations rationnels qui décrivent pourquoi nous nous retrouvons un jour sur un terrain de football, à vivre cette expérience physique. Et puis un matin, sans que cette fois on ne puisse se l’expliquer, il y a cette certitude spirituelle qui vient tout bousculer. On se réveille en l’ayant en tête, comme si ça avait toujours été le cas, peut-être là aussi l’empreinte du père ou de l’aîné : c’est ce club-là que l’on aime par-dessus tout, par-dessus les amitiés et la camaraderie, par-dessus tout ce à quoi l’on peut être attaché, par-dessus même le football.
Rien ne peut y faire. L’amour d’un club est en nous comme un tatouage sur la peau. Nul moyen de s’en débarrasser, il faut désormais faire avec. Nos émotions et nos humeurs ne font que suivre la dynamique de notre équipe, ses hauts et ses bas, ses hontes et ses triomphes. Il y a quelque chose d’assez pervers là-dedans, comme si nous étions devenus, dans ce choix inconscient du club que toute notre vie nous allions supporter, esclave de cette passion.
Mais dire cela, c’est oublier l’assentiment naïf avec lequel nous avons accepté, enfant, de nous diriger dans ce qui semble être aujourd’hui une cage. L’enfant que nous étions et qui supportait son équipe de cœur ne voyait pas dans le fait de regarder tous ces matches une routine obligatoire et désolante. Les rendez-vous du weekend, les grandes affiches du dimanche soir, c’était pour l’enfant supporter un tremblement, un frisson. La crainte d’une défaite fatidique, l’espoir d’une victoire éclatante.
L’enfant supporter s’engage de tout son être dans la passion qu’il voue à son club. Il voit dans son équipe et dans les joueurs qui la composent un aréopage de divinités plus fortes les unes que les autres. Il voit dans ce spectacle de mille lumières qui s’affiche devant ses yeux la représentation de quelque chose qui le dépasse, quelque chose d’une grandeur infinie. L’analogie si clichée du football avec la religion possède malgré tout ce fondement solide que l’on retrouve dans la fascination enfantine, celui de l’abandon dans quelque chose de plus grand que soi, dans une magie divine à laquelle on se remet.
C’est ainsi que l’enfant peut s’investir tout entier dans le football et dans le culte de son club de cœur. C’est ainsi qu’il vit au gré de la forme de son équipe. Et les défaites lamentables, et les victoires majestueuses sont autant d’expériences qu’il traverse comme si elles étaient l’essentiel de sa vie. Mais tout cela, seul l’enfant, par opposition à l’adulte, peut se le permettre. Car là où l’adulte deviendrait fou, l’enfant possède, lui, ce précieux privilège de l’inconscience.
L’enfance est un monde totalement gratuit. Aucun doute, aucune pensée. Que du bonus. Les blessures sont éphémères, les joies, elles, gravées à vie. L’inconscience de l’enfant, c’est le luxe de ne rien remettre en question, de tout prendre tel que cela lui est donné. Ainsi, l’enfant jouit du football dans une perpétuelle extase. La vie de son club de cœur, c’est sa vie, ce sont ses émotions. Et au cœur de cette vie-là, il y a l’émotion originelle, l’origine du monde, il y a ces souvenirs gravés en chacun de nous, ces images de nos idoles, des plus beaux buts et des plus belles victoires que l’on a vus.
Ces moments-là, extases parmi l’extase, sont ceux qui ont créé nos passions pour le football et pour notre club de cœur mais aussi ceux qui ont signé leur mort. Car dès lors qu’ils furent passés, ils ne restèrent plus dans notre esprit que sous la forme d’un souvenir. Et aujourd’hui encore, l’on ne peut penser à l’actualité de nos clubs fétiches sans repenser aux émotions qu’ils nous ont procurées autrefois.
Alors, pourquoi n’arrivons-nous pas à les retrouver aujourd’hui, ces émotions dont on parvient pourtant à se rappeler la puissance ? Tout simplement, parce que l’adulte s’est retrouvé pris au piège de la conscience, celle-là même que l’enfant n’avait pas. « Les hommes les plus malheureux : ceux qui n’ont pas droit à l’inconscience », disait Cioran. C’est exactement en cela que la fascination du supporter s’abime avec le temps.
Une fois l’âge adulte atteint, le supporter se pose dix mille questions, il cherche sans cesse à trouver la faille, à comprendre ce qui ne fonctionne pas. A la manière d’un réactionnaire, il dit que c’était mieux avant mais ça ne l’était pas. Les souvenirs qu’il a gardés de son club ne lui apparaissent comme merveilleux que parce qu’ils appartiennent à son enfance. Ce que le supporter adulte regrette en réalité n’est pas le passé mais l’enfance.
L’enfance est un oubli de soi ; l’âge adulte, un excès de soi. Rien ne peut plus être apprécié sans être altéré par l’omniprésence de notre esprit. La conscience de l’âge adulte, c’est la cause du détachement entre le supporter et son club. Enfant, nous étions à l’intérieur de notre passion, plongé dans son monde ; adulte, nous en sommes à l’extérieur, seul avec notre regard fatalement critique.
Non, les émotions ne sont pas absentes, mais elles sont limitées. L’abandon n’est jamais total. On ne fait plus que vivre des expériences que l’on réfléchit au moment même où elles ont lieu. Des grands moments se passent et l’on regarde autour de soi : l’extase semble être partout sauf en nous. Des sourires et des pleurs, jamais sur notre visage. Le rêve appartient aux autres, il ne nous en reste plus rien. Rien, si ce n’est ce résidu, tout au fond de notre mémoire : ces souvenirs d’enfance et ces joies dans lesquels on aime tant se replonger. Les idoles d’antan et les victoires d’avant. Le rêve en nous n’est plus que nostalgie.