[Coupe du Monde] Uruguay : Óscar Tabárez, le vieux sage de Montevideo

Jusqu’à l’extinction de l’espèce humaine, l’Uruguay fera partie des inoubliés, ayant organisé et gagné en premier la Coupe du Monde. Mais depuis un peu plus d’une décennie maintenant, l’Uruguay n’est plus seulement à mettre au rang de mythe et d’historique, mais bel et bien au rang d’outsider, voire même de potentiel favori. Demi-finaliste du Mondial en 2010, championne d’Amérique du Sud en 2011 et éliminée en 1/8ème en 2014, néanmoins après être sortie du groupe de la mort, la nation qui pointe actuellement à la 22ème place du classement FIFA et qui s’est qualifiée pour cette Coupe du Monde sans problèmes doit sa résurrection à son sélectionneur, à son vieux sage, à son maître Yoda en place depuis 2006 :  Óscar Tabárez. Lugano, Godin, Arévalo Rios, Suarez, Forlan, Cavani, tous sous son aile le septuagénaire uruguayen les a eus et les a rendus grands et forts. Gimenez, Valverde, Vecino, Bentancur, De Arrascaeta, Torreira et consort seront-ils ses prochains Jedi ? Sa potentielle dernière échéance internationale qui s’approche nous le dira. Avant cela, retour sur la carrière d’un homme de l’ombre et d’un homme de cœur : Óscar Tabárez, le vieux sage de Montevideo.

 » Que la force soit avec toi … »

L’Uruguay et ses 3 millions d’habitants, petit par la taille mais grand par le football, coincé entre les deux colosses sud-américains que sont le Brésil et l’Argentine, quasiment inconnu du monde entier avant 1930 et l’organisation de la première Coupe du Monde de la FIFA, qui verra justement la Celeste remporter le graal, voit, dès le début du XXème siècle, son football devenir son plus beau et son plus efficace étendard. Ce football uruguayen, marqué par ses deux Coupes du Monde, par Peñarol et Nacional, ses deux clubs mythiques, et par sa garra charrúa, héritage de la résistance indienne, état d’esprit mêlant combativité, hargne, grinta et bravoure et qui inspira durant de grandes années le foot uruguayen. Inspiration bâtisseuse de la victoire de 1930 et du Maracanazo, lorsque l’Uruguay alla vaincre le Brésil chez lui, en 1950, en finale de Coupe du Monde, devant 200 000 personnes. Un état d’esprit se transmettant de génération en génération, de veines en veines, et qui forge ce mental que l’on connait à tous les joueurs uruguayens.

C’est dans ce pays, celui « à la plus grande culture foot au monde », comme aime le rappeler Óscar Tabárez, que ce dernier ouvre les yeux pour la première fois, le 3 mars 1947, à Montevideo. C’est dans cette même ville, vingt ans après, que Tabárez découvre ce qui deviendra sa passion et son essence de vie : le football. Agé de vingt ans, il signe son premier contrat pro à l’Institución Atlética Sud América, club basé à Montevideo, quelques semaines après avoir obtenu… son diplôme d’enseignant des écoles. El Maestro.
Durant l’intégralité de sa carrière de joueur et également lors de ces débuts au poste d’entraîneur, de Bella Vista – là où il mit un terme à sa carrière de joueur- en 1980 jusqu’à la sélection espoir en 1983, où il gagnera les jeux panaméricains, Tabárez aura enseigné dans certaines écoles primaires des quartiers pauvres de Montevideo et aura participé à grand nombre de programmes sociaux basés sur l’alphabétisation pour personnes démunies et l’éducation de personnes aveugles. El Maestro collaborera ensuite tout au long de sa vie avec le gouvernement uruguayen à la création de nombreux programmes d’éducation. Un dénouement qui le suivra tout au long de sa carrière, sacralisé en 2012 par l’UNESCO, qui le gratifia Champion de l’UNESCO pour le sport, au même titre que d’autres légendes du sport comme Schumacher ou Pelé.

Il y a des choses que le football peut aider. Le sport peut grandement contribuer à la santé et à l’éducation […] le football devrait aider les personnes marginalisées dans la société, contribuer à l’égalité des chances, pour que les politiques gouvernementales encouragent son utilisation comme activité stimulante, pour lutter contre l’oisiveté.  »

The Guardian, 2014.

Le football et l’enseignement, Oscar Tabárez les liera concrètement jusqu’en 1985 et son arrivée sur le banc de touche du Montevideo Wanderers Football Club. Auparavant, l’Uruguayen aura découvert l’Argentine et le Mexique en tant que joueur, avant, neuf ans après le début de sa carrière en 1978, de raccrocher les crampons pour le tableau noir, celui du vestiaire, après celui des salles de classes.

Source : Gouvernement uruguayen.

Arrivé en 1985 au Montevideo Wanderers FC, après une année moribonde au sein du Danubio FC, club de la capitale uruguayenne, avec lequel il a fini 11ème, Tabárez retrouve la sélection espoir uruguayenne en 1986, trois ans après l’avoir quittée. C’est seulement après une année de fonction, que le tacticien uruguayen doit encore refaire ses valises, et cette fois-ci pour s’ouvrir les portes de la gloire. Après Bella Vista, Danubio et Wanderers, El Maestro retrouve sa ville natale, en 1987, pour un nouveau défi, et non des moindres : reprendre les rênes du champion en titre, du club le plus titré du pays, du meilleur club sud-américain du XXème siècle  : le CA Peñarol.

Le mythique club de Montevideo, champion l’année précédente au terme d’un parcours rocambolesque, marqué par des problèmes financiers et économiques conséquents, présente en cette saison 1987-1988 un effectif remodelé, jeune et inexpérimenté. Cet effectif, 21 ans de moyenne d’âge, est confié à Oscár Tabarez, fort de ses expériences réussies avec les espoirs nationaux. Effectif de bambin, problèmes économiques, coach choisi pour ses qualités de formateurs plus que pour ses résultats, tout tendait vers une année de transition pour Peñarol. Mais en cette année 87, au-dessus de Montevideo, les astres s’alignèrent avec la magie de Tabarez, pour une année historique…

Cette année-là, l’histoire des Carboneros n’allait point s’écrire à l’échelle nationale, du fait d’une tristounette 8ème place, mais bel et bien sur la scène continentale, dans la plus prestigieuse et la plus mythique des compétitions : la Copa Libertadores. Sorti d’un groupe aisé au premier tour, Peñarol voit l’addition sacrément se corser au second tour. Les hommes de Tabárez se retrouvent dans un groupe constitué du tenant du titre : River Plate, et du club le plus titré dans cette compétition : l’Independiente. Mais n’attendez pas des Uruguayens un complexe d’infériorité. Peñarol sort premier de son groupe, avec deux victoires, un nul et une défaite au compteur, et s’offre une place en finale, confirmant, s’il le fallait encore, que renverser des montagnes s’inscrit dans toutes gènes uruguayens. Avant de décrocher un cinquième graal continental, il reste un dernier obstacle, une dernière montagne pour les hommes du Maestro : l’América de Cali. Au match aller, en Colombie, les uruguayens sont balayés, 2-0. Il leur faut absolument gagner le match retour, à Montevideo, pour décrocher un match d’appui. Mais ce match retour débute de la pire manière possible. Peñarol est mené à domicile, dès la 20ème minute de jeu, et ce jusqu’à la 70ème minute de jeu, au moment de l’égalisation de Diego Aguirre. Le reste de cette confrontation sombre dans l’irréel. Un irréel confortant et nourrissant ce mythe uruguayen de la garra charrúa, et lançant au celui d’Óscar Tabárez . Peñarol s’offre le droit de jouer un match d’appui à la suite d’un but à la 88ème minute. Match d’appui qui verra les jaune et noir remporter leur cinquième et dernière Copa Libertadores, après un but de ce même Aguirre, à la 120ème minute. Peñarol plonge dans l’ivresse et Tabárez dans la gloire, pour la première fois de sa carrière d’entraineur.

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Pas le même génie, pas le même flow.

« Beaucoup encore il te reste à apprendre »

L’aventure entre Óscar Tabárez et Peñarol se finit ainsi, dans le triomphe et les larmes. L’année suivante, le tacticien sud-américain découvre la Colombie, en signant chez le rival de sa précédente victime : le Deportivo Cali. Une aventure qui ne durera que seulement six mois, avant un retour au pays, pour le plus beau des postes : sélectionneur de la Celeste. Enfin, El Maestro devient le professeur de l’équipe nationale, à 41 ans seulement, avec en ligne de mire la Copa América de 1989 et la Coupe du Monde de 1990.

La première de ces échéances internationales emmène les hommes d’Óscar Tabárez au pays de leur dernière Coupe du Monde, au pays du Maracaña, là où la plus belle page du football uruguayen s’est écrite : au Brésil. Au premier tour, la Celeste écope d’un tirage costaud, se partageant le groupe B avec le Chili et le champion du monde en titre : l’Argentine. Les deux premières places seulement sont qualificatives. L’Argentine finit logiquement première de ce groupe, laissant l’Uruguay et le Chili se battre pour la seconde place. Au terme de leurs quatre matchs, la Roja et la Celeste sont à égalité. 4 points chacune, deux victoires et deux défaites chacune (la victoire comptant deux points). La qualification se joue donc au goal-average, et ce sont les hommes du Maestro qui s’offrent une qualification au second tour. Quatre équipes, le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay vont devoir se départager dans un mini-championnat à trois matchs. Le premier de ce groupe est sacré champion d’Amérique du Sud. Le dernier match de ce groupe oppose le Brésil à l’Uruguay, tous deux alors à 4 points. Autrement dit, cette dernière rencontre est une finale. La rencontre se déroule devant 170 000 personnes, au Maracaña. Les Brésiliens rêvent de revanche, les Uruguayens rêvent de remake. La revanche aura raison du remake. Romario donne la victoire et la Copa América à la Seleçao. L’Uruguay finit à une honorable seconde place, qui laisse présager de grandes choses pour l’année qui arrive, l’année 90, celle de la Coupe du Monde en Italie.

Tabárez réunit pour cette Coupe du Monde quasiment les mêmes hommes qui l’ont emmené en finale l’an passé. Pablo Bengoechea, Rubén Sosa et Enzo Francescoli entre autres, mèneront l’Uruguay en 1/8ème de finale, face à l’Italie, après avoir miraculeusement été repêché comme second meilleure troisième grâce à une victoire face à la Corée décrochée à la 90ème minute. Un but décisif à la dernière seconde de plus pour Óscar Tabárez. Spécialité. Malheureusement pour les Uruguayens, ce dernier et ses coéquipiers décidèrent de ne pas se retrouver en 1/8ème de finale. L’Italie, sans aucunes difficulté, se fait un malin plaisir à sortir les hommes du professeur. La Celeste rentre à la maison avec une seule victoire et un gout d’inachevé en bouche. Un gout qui ne plaira guère aux dirigeants uruguayens, qui ne trouveront pas mieux que de licencier Óscar Tabárez pour se débarrasser de cette mauvaise haleine. Une première dans la jeune carrière d’El Maestro.

Cependant, l’Uruguayen n’attendra guère longtemps avant de retrouver un banc de touche et de retrouver le succès. L’année suivante, il est nommé à la tête du mythique Boca Junior, avec qui il gagne le championnat d’Argentine et la Copa Master de Supercopa en 1992, avant de conclure son aventure à la tête des bleu et or sur un autre trophée continental en 1993 : la Copa de Oro. En 1994, il retrouve son pays, sa ville, son club : Peñarol. Il y gagne un titre de champion avant, enfin, à 47 ans, de se lancer dans le grand bain du vieux continent. Le technicien sud-américain découvre ainsi l’Europe, et pas dans le plus laid des cadres, à Cagliari, lors de la saison 1994-1995. En Sardaigne, Óscar Tabárez n’y restera qu’une seule saison, après avoir emmené les siens à une honorable 9ème place. Une année sabbatique plus tard, et voilà le professeur qui pose ses valises à Milan, chez le grand Milan, celui de Baggio, Weah, Baresi, Maldini, Davies, Desailly et consort. Son arrivée au Milan AC, après le départ de Fabio Capello au Real Madrid, est couverte de critiques de la part de la presse transalpine et des tifosi rossoneri. Jugé trop conservateur, sans expérience, sans palmarès, Tabárez donnera malheureusement raison à ses détracteurs. Le début de saison est un échec tonitruant. Battus par la Fiorentina lors de la Supercoupe d’Italie, les Milanais enchaînent les contre-performances en championnat. Après six mois et vingt-deux matchs au compteur, Óscar Tabárez est démis de ses fonctions après une énième défaite, sur la pelouse du modeste club de Piacenza. El Maestro voit son plus grand défi se transformer en sa plus grosse déconvenue. Une déconvenue qui plongera le coach uruguayen dans une spirale de la lose, jusqu’en 2002, respectivement après une relégation avec Oviedo, une saison vierge à Cagliari, un licenciement du club argentin de Vélez Sarsfield au mois de mars et une saison vierge à Boca Junior, qui le remercia également, en 2002.

« Toujours en mouvement est l’avenir. »

Cet énième licenciement s’apparente à un changement radical pour l’entraîneur uruguayen dans la perception de son métier. Les 16 équipes entraînées, les 5 pays de connus, les 2 continents visités, et sa moyenne d’une année et demi par club, le tout en 22 ans de carrière, semblent avoir eu raison du Maestro. Lui-même le dira dans une interview à SoFoot, il ne veut plus « entraîner pour entraîner. ».

L’Uruguayen ne veut plus jouer au globe-trotteur. Il est temps pour lui de se poser, de bâtir, de construire, dans le long terme et dans la confiance. Óscar Tabárez végétera pendant quatre ans avant que ce projet ne vienne frapper à sa porte, en 2006. La fédération de football uruguayenne lui propose le poste de sélectionneur, après que la Celeste a échoué à se qualifier au Mondial en Allemagne. A son retour à la tête de la sélection, il impose à sa fédération son « projet d’institutionnalisation des processus des sélections nationales et de la formation de ses footballeurs », visant à prendre sous son aile l’ensemble des sélections, des U15 au A. El Maestro se retrouve à diriger, de loin et avec son staff, l’ensemble des sélections de jeunes, des U15 au séniors. Le professeur impose sa méthodologie tactique et philosophique à l’ensemble des sélectionneurs des équipes de jeunes, afin de créer cette osmose entre les différentes sélections, basées sur des profils de footballeurs spécifiques, capable de répondre à une philosophie de jeu identique au sein de l’ensemble des sélections, pour que les espoirs puissent s’intégrer le plus facilement à l’effectif et à l’équipe nationale. Gimenez, Coates, Cavani ou Bentancur en sont les preuves les plus éloquentes, tout comme les exploits des U17 et U20 nationaux, qui finiront à la seconde place des mondiaux 2011 et 2013.

Outre cette révolution sportive, le coach uruguayen opère également une révolution humaine, se matérialisant notamment par ce suivi éducatif basé sur la lecture et l’apprentissage en commun de certains ouvrages historiques uruguayens, dont un retraçant l’exploit de 1950, qu’il imposa aux catégories de jeunes à son arrivée, comme expliqué et appris dans l’excellent Cavani, El Matador de Romain Molina.

« Nous organisons un processus de sélection de jeunes pour que, une fois que les jeunes arrivent en Sub-20, quelques-uns aient la possibilité d’accéder à la sélection […] Dans un sport comme le football, les aspects humains, la personnalité, les émotions et les sensations sont très importantes ; pour moi ils sont essentiels. Nous ne choisissons pas les joueurs pour ces caractéristiques, mais pour comment ils jouent au football, mais ces caractéristiques peuvent interférer de telle manière qu’on ne peut pas tout expliquer avec les aspects purement techniques et tactiques […] Je suis convaincu que cette façon de travailler est celle qui va donner des résultats. C’est difficile de construire une sélection ici, parce que nous avons comparativement moins le choix des joueurs. […] La façon la plus adéquate pour moi de travailler est de travailler avec les jeunes, de former des joueurs, de leur donner de l’expérience, sans les formater à une façon de jouer. »

Interview accordé à La Diaria Sport, traduite par Lucarne Opposée.

Une humanité transmise tout au long de sa carrière, de ses élèves à ses joueurs, jamais réellement rendue par ses anciens clubs, rentabilité, performance et argent primant sur humanité, sensibilité et sentiments. Difficile à avaler, on l’imagine, pour cet admirateur du Che Guevara, chez qui, sur l’un des murs de sa maison, est tagué une citation du révolutionnaire : « Il faut s’endurcir, sans jamais ne se départir de sa tendresse ».

Philosophies de jeu et de pensée en commun et partage des mêmes mythes ont permis à la Celeste de renouer avec la lumière et le succès. La quatrième place au Mondial 2010, le triomphe lors de la Copa América une année plus tard et la régularité dans laquelle baigne la Celeste depuis maintenant une décennie en sont la preuve. Un dernier défi attend désormais le sélectionneur le plus capé du monde. Un défi qui, on vous l’annonce, se conclura sur une victoire finale face au Brésil, grâce à un but à la 119ème minute d’un joueur comme Gimenez, illustrant au mieux la réussite de ce processus orchestré par El Maestro. Pour l’histoire et pour le mythe. Pour Óscar Tabárez.

Pour compléter cet article, retrouvez notre présentation de l’équipe uruguayenne dans le quatrième numéro de Road To Russia :

Photo credits : Liu jialiang / Imaginechina

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