[Enquête] Violences contre les arbitres : l’homme en noir comme défouloir. 

Couvert par la sphère professionnelle et la tonne de mesures récentes qui l’a révolutionné, l’arbitrage amateur, lui, souffre. Au sens propre, avec près d’une centaine d’agressions à l’encontre d’arbitres amateurs signalées chaque week-end en France. Une violence qui se normalise, se durcit et brise parfois bien plus que des carrière.

« Eh ! Faut siffler monsieur l’arbitre ! Il y a Sept à Huit ! ». Dimanche, 16h30, un petit peu plus de trois degrés. La nuit tombe progressivement au dessus de ce petit village de Moselle. Harry Roselmack est déjà sur nos écrans de télévision, c’est vrai.

On se trouve en plein cœur de la vallée de la Fensch, ancien bastion minier et sidérurgique de la région, là où il y a moins de chevaux et de condors qu’au Colorado, mais où ça fait quand même autant de morts.

Ici, toutes les usines sont à l’arrêt. Ou presque. Parmi ces survivantes de la tertiarisation, une cokerie du groupe Arcelor-Mittal. Quelques jours avant notre visite, l’Inspection du travail alertait le groupe industriel sur l’exposition passive et non-protégée de ses salariés à des produits cancérogènes. Cette fabrique on l’aperçoit, noyée dans les nuages gris et pendant, lorsque l’on se pose contre la main courante du stade municipal.

C’est ici, où l’on a pris la violence -la vraie- en pleine gueule, coincé entre une ville tombée dans les mains du Rassemblement National et une bourgade souffrante encore de la mise en sommeil de ses hauts fourneaux, que Jonathan, arbitre de 29 ans, se rend aujourd’hui pour un match de première division de District.

Les locaux, onzièmes, accueillent les leaders du classement, « pas là pour rigoler » selon l’un des arbitres assistants. « Je les connais. Ils veulent monter. Les joueurs touchent des primes de victoires. Ils ne vont pas venir ici pour rigoler, c’est sûr. Ça va y aller. », enchaîne-t-il.

En effet, ça y a été.Les locaux tiennent en échec les visiteurs. 1-1. Les fautes, les simulations et les réclamations s’accumulent sur le terrain. Les insultes, les menaces et les cris contre les hommes en noirs s’enchaînent en dehors. « Signale pas hors-jeu sinon on te brûle » pour l’arbitre assistant. « Connard » ou « blaireau » pour Jonathan.

Sur le terrain, le match s’envenime. Après deux cartons jaunes et une exclusion temporaire, Jonathan demande au coach visiteur de passer derrière la main courante après des contestations jugées trop véhémentes. La fin du match est sifflée dans le boucan. « Quand je te disais que certains matchs étaient compliqués » glisse Jonathan, essoufflé et essuyant encore les cris de l’entraineur exclu, en sortant du terrain.

Carton Jaune

Des matchs compliqués à arbitrer, il y en a partout, tous les week-ends. Au Nord, au Sud, à l’Ouest, à l’Est. En ville, en banlieue, en campagne. U15, U18 ou séniors. Lors de la saison 2016-2017 (les chiffres de la saison passée ne sont pas encore sortis), plus de 4800 cas d’agressions verbales ou physiques à l’encontre d’arbitres amateurs ont été recensés par l’Union Nationale des Arbitres de Football (UNAF). Quasiment une centaine par week-end.

À côté de cela, pour le même exercice, l’Observatoire des comportements de la Fédération Française de Football affiche lui un bilan d’environ 4200 cas d’agressions. 600 cas de violences se seraient donc évaporés. Premier coup de sifflet, explications.

Mis en place en 2006 par la fédération, cet outil informatique permet à –presque- chaque district et ligue de reporter les incidents survenus durant une rencontre. Plusieurs nuances sont à apporter.

District complice

Premièrement, certains districts et certaines ligues n’ont pas accès à cet Observatoire des comportements. Pourquoi ? On ne sait pas. La Fédération française de football n’a pas donné suite à nos sollicitations. Ensuite, dans le cas d’un match ayant engendré plusieurs incidents, seul l’incident « le plus grave » est recensé. Enfin, certaines instances ne joueraient pas le jeu à fond et biaiseraient cette collecte de données. L’Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales (ONDRP) l’a d’ailleurs notifié en tirant les oreilles des différentes directoires départementales et régionales. Des dirigeants n’hésiteraient pas à mettre la transparence hors-jeu.

L’an dernier, le président du District de la Somme était convié à la Ligue pour une réunion sur l’Observatoire des comportements, nous raconte Jean-Guy, ancien arbitre et désormais bénévole de l’UNAF, en charge des adhérents pour la Somme et les Hauts-De-France. Le soir-même se tenait une commission de discipline. Le président du District a refusé de faire remonter cet incident à la fédération. […] La raison ? C’est pour renvoyer une bonne image à la FFF, renvoyer une image propre. On aime bien montrer que son district est cleen, qu’il n’y a pas d’incidents ».

Nous avons contacté le District de la Somme. Aucune réponse. Avantage, jouez.

« Il se précipite vers moi et me met un coup de tête »

Jean-Guy a commencé l’arbitrage en 1986, après la coupe du Monde au Mexique. Le désormais sexagénaire, qui a raccroché les crampons en raison de problèmes physiques, a lui aussi subi les foudres de la violence, au milieu des années 90 :

« À un moment, le capitaine de l’équipe locale fait une faute à l’approche de la surface. Je lui mets un carton jaune. Il essaye de m’impressionner en se moquant de ma petite taille. Ce joueur-là n’arrêtait pas de plonger. Il se croyait à la piscine. Je savais bien que si je sifflais simulation contre lui, c’était rouge… En seconde mi-temps, ce même joueur marque un but et égalise. Il passe à côté de moi et me fait un doigt d’honneur. Là, moi, je sors le carton rouge direct. Dès que je sors l’avertissement, il se précipite vers moi et me met un coup de tête. Heureusement je n’ai pas été blessé. A cette époque-là, on n’avait pas comme consigne d’arrêter le match si un incident de la sorte se produisait. Le match a donc été jusqu’à son terme. »

Ce phénomène n’a rien de nouveau. D’ailleurs, officiellement, la violence à l’égard des arbitres n’augmente pas. Selon les chiffres de l’Observatoire du comportement, sur la saison 2016-2017, 41 % des violences ou des incivilités recensées sur les terrains de football français ont été commises à l’encontre d’arbitres. La même proportion que lors des saisons 2015-2016 et 2014-2015. La Loi Lamour de 2006, confiant aux arbitres le statut de chargés d’une mission de service public et aggravant ainsi les peines de leurs agresseurs, a calmé certaines pulsions.

« Oui, depuis cette loi, il y a une dissuasion plus importante même si nous restons malheureusement confrontés à des agressions régulières, souligne Laurent Bollet, membre du conseil national de l’UNAF. On ne se satisfera jamais d’un nombre dit comme pas très grand par rapport au nombre de match. Ce sont toujours des choses beaucoup trop nombreuses. C’est là que notre discours diffère de la FFF. On considère qu’il y en a encore beaucoup trop ».

« Une insulte a autant d’impact qu’une agression physique »

Rajoutons des pincettes aux pincettes. En plus des 600 incidents oubliés par l’Observatoire du comportement, de nombreux cas d’agressions verbales ne font guère l’objet de rapports. Habitués, apeurés, conscients de rapporter dans la semoule, certains arbitres décident de ne pas faire basculer les insultes à leur encontre du normal au condamnable.

Alors que 86% des agressions touchant les arbitres sont d’ordre verbales, les mesures prisent à l’encontre de ces actes peinent à satisfaire. « Nous essayons à chaque fois que nous le pouvons de faire admettre les agressions verbales, qui sont pour la plupart des menaces de morts, dans le cadre de la Loi Lamour », souligne Laurent Bollet.

Une banalisation de la violence verbale aux conséquences dangereuses, comme l’explique Esther Daubisse, psychologue clinicienne ayant accompagné de nombreux arbitres de Seine-Saint-Denis victimes d’agressions :

« La plupart du temps, on qualifie ces violences verbales comme des incivilités et pas vraiment comme des agressions. Mais en réalité, au niveau psychologique, une menace de mort, une insulte, une menace d’atteinte à votre physique, votre voiture ou votre maison a autant d’impacts qu’une agression physique. Ça utilise les mêmes mécanismes et cela provoque la même insécurité. […] La violence verbale est devenue une norme de base ».

Maxime et Mathieu ont connu cette violence néo-normée. Eux aussi ont dû ajouter ces insultes comme nouveaux ingrédients à part entière dans la préparation de leurs matchs. Le premier, 25 ans, a commencé l’arbitrage à 12 ans, en région parisienne. « Il y a un truc qui vient naturellement. Le fait d’avoir des responsabilités, de prendre des décisions, de les prendre rapidement et de les assumer… C’est tout ce contexte qui m’a plu ». Après huit ans sous la tunique noir, Maxime a décidé de ranger le sifflet et les cartons. Il l’affirme, les insultes et les contextes bouillants qu’il a pu connaître en Île-De-France n’ont que peu joué dans sa décision, même s’il avoue « un peu de dégoût personnel sur ce monde-là… ».

« Je me souviens de matchs où tu te fais insulter par des dirigeants. Il y a certains moments où je ne reconnaissais pas le football que j’avais pu voir avant. Quand c’est un dirigeant de 35 ans qui fait cela à un gamin de 17 ans, tu te dis que ce n’est pas croyable, que ce n’est pas possible. Le type de 35 ans qui vient insulter ta mère … certes tu as une carapace … mais derrière évidemment que cela te blesse. Je n’ai jamais senti mon intégrité physique en danger. J’ai de la chance là-dessus. Les jours de match tu n’es pas protégé, tu es tout seul, livré à toi-même ».

30 % des arbitres arrêtent après un an

Comme Maxime, Mathieu a aussi arrêté l’arbitrage alors qu’il avait encore toute sa carrière devant lui. Comme Maxime, il confie ne pas avoir arrêté à cause des insultes et de la pression. « Étant jeune c’est ma mère qui m’emmenait aux matchs, raconte le jeune homme de 18 ans. À chaque fois elle restait sur le côté. Quand elle entendait toutes les insultes que je prenais, elle avait peur. Finalement, c’est surtout ma mère qui était la plus inquiète  ». 

Deux hommes, deux régions, deux parcours et deux destins diamétralement opposés qui illustrent néanmoins le même symptôme.

Actuellement, 30 % des arbitres arrêtent au bout de la première année. La moitié stoppe au bout de trois ans. « Il y a de moins en moins d’arbitres et de plus en plus d’arbitres agressés qui arrêtent, souligne Jean-Guy.  Au niveau des ligues, eux, ils sont biens. Mais au niveau des districts, on peine de plus en plus à couvrir des matchs. Par exemple, cette année, dans la Somme, on couvre à peine la D5 alors qu’il y a 7 divisions ».

En parallèle ou comme suite à ces agressions verbales, il existe donc aussi le cas des « malchanceux ». Car oui, tous ces arbitres victimes d’insultes ont utilisé le terme « chance ». Glaçant. Le jeu peut reprendre.

Carton rouge

Lors de l’exercice 2016-2017, 380 cas d’arbitres agressés physiquement ont été recensés par l’UNAF. Sept par week-end. Un par Ligue tous les week-ends.

Raphaël est un malchanceux. L’Occitan de 26 ans a décidé de raconter son histoire car « marre que l’on prenne les arbitres comme défouloir ». Officiant depuis près de 10 ans en Haute-Garonne, celui qui a été le plus jeune arbitre a dirigé des séniors dans son district, a découvert l’arbitrage en récupérant le témoin tendu par son père. C’est aussi celui qu’il a averti en premier après son agression. « Je l’ai eu au téléphone. Il voulait juste savoir qui était le joueur qui avait fait cela pour aller lui mettre une branlée ».

C’est à dix minutes de la fin d’une rencontre de première division de district que Raphaël a été violenté :

« Je mets un carton jaune à un joueur. En notant la minute et le numéro du mec, il arrive vers moi et me pousse fortement. Je suis tombé au sol et je suis resté environ dix minutes par terre. Je n’ai pas perdu connaissance mais j’étais choqué. Après plusieurs minutes, j’ai appelé les deux capitaines pour leur expliquer que ce qui venait de se passer était extrêmement grave et que j’arrêtais le match ».

District complice, acte II

L’agresseur a été suspendu quatre ans de toutes pratiques liées au football. « Quelques jours après, je suis allé porter plainte pour violences sur personne chargée de missions de service public », commente Raphaël.

« Au niveau des violences, tu es accompagné par l’UNAF, explique Maxime, le jeune arbitre francilien. Heureusement qu’ils sont là. Ils t’expliquent quoi faire à chaque fois, les procédures à mettre en place. L’accompagnement de l’UNAF va jusqu’à te prendre un avocat pour te défendre en cas d’agressions. C’est rassurant. »

Raphaël avoue avoir voulu arrêter.  « J’étais en arrêt de travail pendant six jours », se rappelle l’arbitre. Ce dont il se souvient encore, ce sont les jours qui ont suivi son agression et l’absence totale de soutien de la part de son District. « Je bossais là-haut en plus. C’était assez compliqué… Certains dirigeant hauts-placés ont essayé de me dissuader de maintenir ma plainte car le père du joueur est l’un des plus gros sponsors du District ».

« On se retrouve lâché dans la nature »

Nous avons contacté le District de Haute-Garonne. Aucune réponse. Avantage, jouez, là encore.

Ce manque de soutien de la part des instances, un autre arbitre l’a également ressenti après sa violente agression. Dimitri, 32 ans, a été frappé il y a trois ans au cours d’un match de coupe départementale, dans la Somme.

« Je ne me suis pas spécialement senti soutenu. Derrière, il n’y a eu aucun suivi. On se retrouve lâché dans la nature. S’il nous arrive quelque chose on est dépourvus ».  Encore marqué, Dimitri a décidé de nous raconter le déroulé de son agression :

« En deuxième mi-temps, après une faute que je siffle pour son équipe, le joueur m’insulte de fils de pute et d’enculé. De là, moi, je lui mets le rouge. Un quart d’heure après cet épisode, il y a une faute au niveau du banc de touche. L’un des remplaçants et le père du joueur taclé entrent sur le terrain pour en découdre. Du coup, j’arrête le match. Au moment de rentrer aux vestiaires, j’entends « fils de pute, tout ce bordel c’est de ta faute ». Quand je me retourne je vois le joueur que j’avais expulsé avec le poing levé. Il est venu vers moi et m’a mis cinq ou six coups de poings. Il y a un autre joueur, je ne sais pas lequel, qui a essayé de nous séparer mais le joueur que j’avais exclu s’est accroché à mon maillot et l’a déchiré jusqu’au niveau du torse ».

Quelques mois après cet incident, Dimitri a décidé lui-même d’aller consulter un psychologue. « Je sentais que j’en avais besoin […] je me demande toujours « pourquoi moi ? ». Je me pose trop de questions. Je ressens de la culpabilité. Pourquoi moi ? ».

« Dans ce cas de figure-là, c’est vos prises de décisions qui amènent la violence, explique Esther Daubisse. C’est comme si la victime ressentait toute cette culpabilité que les autres ne ressentent pas. Une femme violée va se demander si sa jupe était trop courte, elle va essayer de dégager quelque chose de l’ordre de sa responsabilité. C’est à peu près le même processus avec les arbitres. Nous, on va travailler une distanciation avec l’évènement. Ce n’est pas la personne qui a été agressée, c’est la fonction. Ça permet de se décoller parce que les deux sont fondus à ce moment-là ».

« Je ne pouvais pas porter mon bébé »

Dissocier la fonction de l’homme est parfois impossible au vue des traumatismes que cela engendre. Dimitri a changé en tant qu’arbitre. Il n’arbitre plus que des matchs de jeunes. Comme Raphaël. Mais ce dimanche de septembre 2016, ce n’est pas que la vie de Monsieur l’arbitre qui a basculé. C’est celle d’un père de famille, d’un employé, d’un homme.

« J’avais des contusions au niveau du dos mais c’est psychologiquement où j’ai été le plus touché, commente Dimitri. Depuis trois ans je vois un psychologue en plus d’avoir des cachets anti-stress à prendre tous les jours. De temps en temps ça m’arrive de faire encore des cauchemars. Cela fais un an que je suis en arrêt de travail. Je suis en burnout total. Après c’est compliqué… Je n’aime pas trop en parler… C’est compliqué. On se pose beaucoup de questions… À ce moment-là en plus ma femme était enceinte et, du fait de mes blessures au dos, j’ai eu des difficultés à prendre mon enfant dans mes bras. Je ne pouvais pas porter mon bébé de quelques mois. Je le rejetais à cause de cette agression. C’est compliqué. Très compliqué ».

Le joueur en question a été suspendu douze ans par son district.

En larmes, Dimitri conclut :

« Sans nous, il n’y aurait pas de football. Tout simplement. »

Tout simplement.

Crédit photo: Ramil Sitdikov / Sputnik 

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