Florent Torchut est aujourd’hui le correspondant à Barcelone de L’Équipe, France Football et d’autres médias européens. Avant de poser ses valises en Catalogne, il a passé plusieurs années à Buenos Aires et était le correspondant Amérique du Sud des médias hexagonaux. Pendant ses années de l’autre côté de l’Atlantique, le journaliste a tissé un réseau solide avec des techniciens et des joueurs argentins essentiellement. Cela lui a permis de rédiger la biographie du plus français des Argentins : le Roi David Trezeguet. Qui de mieux que ce spécialiste pour nous présenter la finale de la Copa Libertadores qui aura lieu ce soir entre Boca Juniors et River Plate ? Vamos !
Pour les profanes, peux-tu nous indiquer ce que représente ce match en Argentine et dans le monde du ballon rond plus globalement ?
C’est sans doute la plus grande rivalité qui existe sur la planète. Les deux clubs sont centenaires et ont été créés à l’origine dans le quartier de Boca. Ce fait historique que peu de personnes connaissent est une des causes des racines de cette rivalité. À leurs créations, on note beaucoup de similitudes : fondés par des classes populaires, composés par des joueurs d’ascendance italienne. Au fil des années l’animosité s’est développée, nous avons à faire là, avec Independiente, aux deux plus grands clubs argentins en terme de titres sur la scène domestique et internationale.
River a ensuite déménagé à Recoleta et ensuite à Nuñez. Ces déménagements successifs ont très vite polarisé l’antagonisme sur le terrain social : Boca le club des classes populaires, ouvriers et River qui s’est embourgeoisé, club des classes aisées. Recolleta est un quartier d’inspiration française avec une architecture d’inspiration parisienne et plus particulièrement haussmannienne. Nuñez quant à lui est le quartier de la grande bourgeoisie de Buenos Aires. Ce fait sociologique a renforcé cette rivalité. Ces deux clubs sont les fers de lance du football argentin, en témoigne le slogan de Boca : « La mitad mas uno », que l’on peut traduire littéralement en « 50% +1 » en référence à la majorité politique : « nous sommes plus nombreux ». C’est le match que tu n’as pas le droit de perdre dans une saison, souvent même si l’un des clubs rencontre un semestre difficile, s’il remporte le SuperClasico la saison sera sauvée.
Puis il y a eu la Pelota Naranja qui est une victoire de River sur un doublé de Beto Alonso en 1986, âge d’or de River où le club réalise le doublé Championnat et remporte la première de leurs 3 Libertadores. Ce match reste dans les annales car il y avait tellement de papelitos sur le terrain qu’on aurait dit qu’il avait neigé. Cela témoigne aussi de l’engouement dans les tribunes pour cette opposition. J’ai le souvenir d’une scène surréaliste du speaker qui fait une intervention afin de demander aux supporters locaux de redescendre le cochon sous peine d’interruption de la rencontre (ndlr, anecdote plus détaillée dans la suite de l’interview) en 2012, l’un des derniers avec des supporters visiteurs (interdits en 2013).
Tu as eu la chance de vivre en Argentine pendant quelques années, ton cœur est plus jaune et bleu ou rouge et blanc ?
J’ai des connaissances et même plus, des amis, dans les deux camps. Je ne parle pas forcément que de supporters ou de journalistes, mais aussi de joueurs et d’entraîneurs que j’ai eu la chance de connaître. Je connais bien les deux plus grands entraîneurs de chacune des deux équipes : Marcelo Gallardo pour River et Carlos Bianchi (vainqueur de 3 Libertadores, 2 coupes Intercontinales) pour Boca. J’étais à Buenos Aires en 2011-2012 quand Trezeguet a joué à River, le voir fêter ses buts comme un gamin de 20 ans alors qu’il en avait 34-35 c’est fabuleux. J’ai une légère préférence pour River.
Est-ce encore intéressant pour Gallardo de rester à River en cas de succès ?
D’une part on peut se dire que sportivement il a tout gagné et selon moi il serait temps de passer un palier en traversant l’Atlantique pour trouver un banc en Europe. D’autre part, il a un attachement fort vis-à-vis de l’institution. Il a tout connu à River, de la formation au poste d’entraîneur en passant par le poste de meneur de jeu avec le succès que l’on connait. Il fait régulièrement partie des noms cités lorsqu’un club cherche un coach, à l’instar de Monaco récemment ou à Séville. Je l’ai d’ailleurs contacté pour en savoir plus sur sa situation et la piste andalouse et il m’a seulement indiqué qu’il avait signé un contrat de 4 ans en décembre 2017. A priori il souhaite aller au terme de son contrat et marquer encore d’avantage de son empreinte son passage sur le banc milionario.
Cela corrobore aussi avec le peu d’opportunités sur les bancs du Vieux Continent ?
Il peut très bien d’installer chez un second couteau en Ligue 1 (Monaco ou Bordeaux) ou en Liga (par exemple Séville ou Valence) pour à terme ambitionner d’avoir sa chance chez un cador de ces championnats. S’il avait eu deux ans d’expérience en Espagne il aurait surement été cité dans les noms pour assurer la succession de Lopetegui. Idem pour le championnat hexagonal, s’il réussit un passage concluant dans les clubs cités ci-avant, les bancs marseillais et parisiens lui sont promis. La piste marseillaise peut surprendre mais il faut savoir que quand il était à Monaco et qu’il n’entrait plus dans les plans de Deschamps, il a failli signer dans le club de la cité phocéenne.
Est-ce selon toi le meilleur coach argentin en activité ?
C’est difficile de dire, il y a Simeone, Pochettino, Berizzo ou encore Bielsa qui fait du très beau travail à Leeds. Tant qu’il n’aura pas passé l’épreuve du feu du coaching en Europe on ne peut pas avancer ça. On peut faire cette analogie avec les joueurs également : la comparaison n’est pas possible entre un évoluant sur le Vieux Continent et un autre qui serait encore en Argentine. Pour l’instant il n’est pas dans le gratin des coachs mondiaux mais il a toutes les qualités et le potentiel pour s’asseoir à cette table.
Quels sont selon toi les joueurs à suivre sur cette finale dans les deux clubs ?
Coté River on peut citer le phénomène Ezequiel Palacios, qui est d’ailleurs suivi par les deux géants espagnols même si le Real a une petite longueur d’avance sur ce dossier. Cet intérêt a été confirmé par le président de River. Le gardien que les Bleus ont affronté lors de la dernière Coupe du Monde en Russie, Franco Armani, qui est un très bon gardien, considéré comme un des meilleurs gardiens argentins actuellement. Des vieux briscards comme Jonathan Maidana, très bon défenseur qui n’a jamais évolué en Europe et c’est très surprenant. Son profil aurait bien matché en Premier League par exemple, Leo Ponzio qui était déjà dans cette équipe du temps de Trezegol, Enzo Pérez qui est passé par Valence. Des joueurs qui ont été appelé avec l’Albiceleste comme Luca Prato bon attaquant très puissant, Scocco très bon attaquant qui avait brillé sous les couleurs de Newell’s.
Coté Boca on peut citer Benedetto dans un registre d’attaquant à l’ancienne, Pavón, l’ailier international très côté sur le marché. Dans le cadre du transfert de Bentancur à la Juventus, la Vieille Dame a une option d’achat prioritaire. Buffarini, très bon ami de Javier Pastore formés ensemble à Cordoba. Les visages connus comme Gago et Tevez
En parlant des deux joueurs que tu viens de citer (Tevez et Gago), ils restent des hommes forts ou leurs positions portent plus de problèmes à l’effectif ?
Je n’ai pas eu de retour négatif sur leur situation et d’éventuels états d’âmes. Ils acceptent leurs situations. Vu la concurrence dans le secteur offensif de Boca on peut dire que la situation de Carlito est logique. Pour Gago ce sont les blessures qui l’ont beaucoup freiné. C’est l’éternel espoir qui a énormément souffert de la comparaison avec Redondo.
Quels sont les trois souvenirs que tu as des SuperClassico ?
Le petit pont Riquelme sur Yepes en quart de finale de Libertadores en 2000. Il y a aussi cette contre-attaque de River avec deux joueurs qui filent au but car Boca était en mode « ultra offensif » à ce moment du match et Krupoviesa réalise un tacle de boucher sur Rolfi Montenegro en 2006. Je pense aussi à ce River-Boca auquel j’ai assisté au Monumental, à l’époque le déplacement des supporters visiteurs était autorisé, les supporters de River avaient confectionné un cochon géant gonflé à l’hélium qui revêtait un maillot de Boca. Ils l’ont mis devant le parcage visiteurs et les supporters entonnaient en cœur des « Riquelme, Riquelme ». Le choix de cet animal n’était pas anodin puisque les supporters de Boca sont surnommés les « bosteros » (les bouseux) puisqu’ils sont dans le quartier de Boca qui est celui du porc et cet environnement vaseux renvoie à ce charmant animal. Les supporters de River les chambrent aussi en se pinçant le nez renvoyant aux effluves du cochon et la saleté de son environnement.
Se limiter à trois c’est compliqué vu que ces rencontres j’en ai vu une dizaine, cinq au Monumental et cinq à la Bombonera. Je suis obligé de parler des entrées des joueurs à la Bombonera. Dans ce petit stade, l’acoustique est incroyable, les sièges vibrent, le cœur bat à mille à l’heure, t’es pris dans un tourbillon de papelitos quand les joueurs entrent sur la pelouse. C’est un moment fabuleux où tous tes sens sont mis en éveil, je n’ai jamais ressenti quelque chose d’aussi fort émotionnellement et visuellement que ça dans un autre événement que ce soit dans un stade de foot ou un concert. Tu te prends une claque énorme et j’ai depuis ce jour compris l’expression « dans l’œil du cyclone ». T’as l’impression que c’est la fin du Monde.
Le changement de formule pour la finale (plus d’aller-retour) à partir de la saison prochaine ne va-t-il pas enlever tout le charme de cette compétition ?
Les deux ont leur piquant, sur une seule rencontre c’est « todo o nada » et pour une dernière avec cette affiche, on ne pouvait pas rêver mieux. Ça va être fabuleux, il faut en profiter.
Il est temps de te mouiller : quel est ton pronostic ?
Sans donner les scores je dirais que River fait nul à la Bombonera et gagne au retour au Monumental. Je pense que River est mieux armé et plus habitué à ce genre de gros matchs. Ils ont plus de joueurs expérimentés et ils peuvent selon moi s’appuyer sur le meilleur coach d’Amérique du Sud en la personne de Marcelo Gallardo.
Après, mon scénario s’écroule si les joueurs de Boca se mettent au diapason de leur public et réalisent un gros écart à l’aller.
Crédit photo : ALEJANDRO PAGNI / AFP