Il y a vingt-deux ans, Cantona suspendait le temps

Manchester United en parle comme d’un instant hors du temps. L’Angleterre, elle, s’en souvient comme l’un des moments les plus exaltants dans l’histoire de son championnat. Il y a vingt-deux ans jour pour jour, Éric Cantona sublimait encore un peu plus sa légende en inscrivant sans doute le plus beau but de sa carrière, accompagné d’une célébration magnétique. Retour dans le temps sur le dernier fait d’armes du « King ». 

Peut-être n’existe-t-il pas plus majestueux comme théâtre à ciel ouvert pour atteindre l’éternité. Peut-être qu’Old Trafford, ce « Théâtre des Rêves » où les légendes construites ont traversé les âges et ont été magnifiées par le temps qui passe, reste un écrin à parti destiné aux élus. Il y a vingt-deux ans jour pour jour, il y avait lui et les autres. Le « King » et le commun des mortels.

C’était le 21 décembre 1996. Une soirée hivernale tout ce qu’il y a de plus ordinaire au sein d’une cité mancunienne enveloppée par la brume et les frimas. Un match sans intérêt majeur, aussi, entre Manchester United et Sunderland (5-0) mais qui va offrir un souvenir intemporel. Le chronomètre affiche la 79e minute quand Éric Cantona décide d’esquisser les premiers pas de sa chorégraphie divisée en plusieurs temps. Au milieu de terrain, l’attaquant hérite du ballon entre deux adversaires. Il pivote autour de lui-même et crochète pour éliminer le premier avant d’accélérer pour se défaire du second. Arrivé aux abords de la surface, le défenseur Gary Melville se présente face à lui mais le Français sert son coéquipier Brian McClair sur sa gauche pour le une-deux. L’Écossais lui remet parfaitement dans la course.

Le numéro sept iconique ralentit un instant alors que Kubicki se précipite pour l’arrêter. Le reste appartient à l’histoire. Sans contrôler, il choisit de lober le gardien Lionel Pérez étrangement avancé et qui se détend. En vain. Le piqué du Français, à la trajectoire oblique, heurte le poteau avant de finir au fond des filets. Un chef-d’œuvre à l’esthétisme ébouriffant pour une célébration toute aussi divine passée à la postérité. Sous les vivats d’une foule enfiévrée de 55 000 spectateurs, un « King » magnétique, le col relevé, le buste droit, le torse bombé, la morgue assumée, le regard impassible, tourne autour de lui-même tout en déployant ses bras. Tel un Roi toisant ses sujets. «  La tête était haute, la poitrine bombée et les bras en l’air, faisant des gestes comme pour dire “Come on, let me have it”, écrira le lendemain The Observer, empreint d’une admiration ostensible. C’est un homme dont l’arrogance du buteur n’a d’égal que ses célébrations. Les quelque 50 000 fans de Manchester United hurlaient spontanément et en chœur “Eric is back”. » Un instant de grâce d’une puissance inouïe. Et le dernier morceau d’histoire venu nourrir la carrière singulière d’un Éric Cantona au visage crépusculaire.

« S’il y a jamais eu un joueur sur Terre fait pour Manchester United, c’était Cantona »

« S’il y a jamais eu un joueur sur Terre fait pour Manchester United, c’était Cantona. Je pense que toute sa vie, il avait cherché quelqu’un qui le regarderait et lui donnerait l’impression d’être chez lui quelque part. Il avait voyagé dans des tas de pays ; chez certaines personnes, il reste une infime trace du nomade. Mais lorsqu’il est arrivé ici, il l’a compris : c’est chez moi .» Quand Alex Ferguson se plaît à conter la romance entre Éric Cantona et Manchester United, c’est toujours la passion qui affleure. L’histoire d’un coup de foudre qui a pris sa source le 26 novembre 1992, date de l’officialisation de son transfert chez les Red Devils. Lorsqu’il débarque à vingt-six ans, l’attaquant tricolore connaît une aventure tumultueuse avec le pays de Sa Majesté.

Après avoir quitté la France avec fracas en résiliant son contrat avec Nîmes le 12 décembre 1991 et en annonçant avec stupeur sa retraite dans la foulée, Cantona traverse la Manche sur les conseils avisés de Michel Platini et Gérard Houllier pour redonner de l’élan à un parcours tourmenté. Si la première expérience à Sheffield Wednesday ne s’avère pas concluante, Leeds lui offre une vitrine pour se mettre en évidence. Malgré un temps de jeu limité sous l’égide du manager Howard Wilkinson qui jalousait sa popularité croissante et méprisait sa différence assumée, le « Frenchy » s’élève comme un élément incontournable du titre historique décroché par le club en 1992. Le premier depuis dix-huit ans. Par ses inspirations et ses fulgurances, le Royaume tombe sous le charme. Lui aussi, d’une terre qui l’apprivoise et le comprend. « I love you, I don’t know why, but I love you », souffle-t-il d’ailleurs, large sourire aux lèvres, lors de la célébration du trophée dans les rues de Leeds devant des supporters en liesse.

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Mais pour prendre définitivement son envol et scintiller plus que les autres, le mythe qui n’en était pas encore un devait partir. Manchester United sera son plus beau terrain de jeu. Son tableau le plus abouti où son génie créatif et son expression artistique ont pu s’étaler en toute latitude. « Il a du flair, il a de la classe, et maintenant nous lui offrons la plus belle des scènes où se montrer », s’enthousiasme Alex Ferguson au moment de sa présentation. Et l’Écossais voit juste tant Cantona va faire entrer les Red Devils dans une nouvelle dimension sur la scène domestique. Sous son impulsion (meilleur passeur en Angleterre et 3e au Ballon d’or), ils soulèvent la Premier League dès sa première saison en 1993 et mettent fin à une période de disette de vingt-six ans.

L’année suivante, c’est la confirmation avec le doublé championnat-FA Cup. L’arrogance toujours perceptible, le port altier, un talent unique et un charisme confinant à la fascination, le joueur tricolore devient le « King ». Un guide également pour la fameuse et pétrie de talents « Class of 92 » (Beckham, Scholes, Giggs, Butt, les frères Neville), appelée à incarner le futur du club. « Éric est un joueur à part. Quand je l’ai acheté, je pensais avoir signé un bon joueur, mais je ne pensais pas qu’il aurait un tel impact, s’émouvait Sir Alex à l’époque, presque émerveillé. Il est capable d’avoir des moments d’inspiration comme on n’en a pas vu en Angleterre depuis des années. Il inspire les gens qui sont autour de lui. » Des années plus tard, la déclaration d’amour sera encore plus appuyée en affirmant que le Roi appartenait à cette catégorie privilégiée de ces joueurs « qui font ce qu’on ne peut pas enseigner, qui en réalité nous apprennent quelque chose qu’on ignorait sur le football et qu’on ne peut pas apprendre, car on n’en soupçonnait même pas l’existence ».

Selhurst Park et la fin du rêve bleu

Manchester a été, pour celui qui se décrivait lui-même comme un « incompris » qui veut « vivre dans la folie de l’artiste créateur », une pièce de théâtre où chacun de ses gestes faisait sens, quitte à tomber dans la démesure. Et l’emblématique entraîneur de Manchester United l’aimait d’une manière inconditionnelle. Au point de lui pardonner l’impardonnable. Après cette nuit maudite de janvier 1995 où l’excès s’est, cette fois, traduit par un « kung-fu kick » asséné à un « supporter » raciste et peu fréquentable de Crystal Palace. Pour un retour irréel, ensuite, près de neuf mois plus tard – soit deux cent quarante-huit jours – à Old Trafford lors d’un sommet face à Liverpool. Un comeback qui prend un peu plus d’ampleur dans les mois suivants. Porté par un Cantona lumineux lors de la dernière ligne droite dans la course au titre (7 buts sur les 10 derniers matches de championnat), United ravit le titre à Newcastle et reprend son bien après l’avoir perdu aux dépens de Blackburn l’an passé. C’est encore lui, auteur d’un somptueux but contre les Reds à Wembley, qui permet aux siens de s’adjuger la FA Cup. Mais les fêlures d’un homme fier et empli de paradoxes commencent à se dévoiler. Le point de bascule est intervenu, quelques mois plus tôt, lorsque le « King » s’est suicidé sportivement dans une chambre hôtel, à Manchester, au cours d’une soirée lugubre en janvier 1996.

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Éric Cantona revenait récemment de sa longue période de suspension et redevenait donc éligible avec l’équipe de France. Là où il s’est toujours érigé comme l’un des membres les plus éminents. Sauf qu’en son absence, la troupe tricolore d’Aimé Jacquet a trouvé son harmonie autour des talents conjugués de Youri Djorkaeff et Zinédine Zidane avant le début de l’Euro 1996 en mai. Deux meneurs de jeu à l’entente parfaite et que le sélectionneur refuse de briser sous aucun prétexte. Comment réintégrer alors un joueur de l’envergure de Canto sans risque d’ébranler un équilibre savamment construit ? En quête d’un avant-centre de classe mondiale, Jacquet lui propose de délaisser son poste de prédilection de meneur de jeu pour incarner ce rôle qu’il a régulièrement endossé à Auxerre, Marseille et Manchester. Une offre balayée d’un revers de la main. Froidement. D’une impassibilité incompréhensible et d’une froideur confondante. Une décision qui sonne le glas de son aventure avec les Bleus (45 sélections, 19 buts), lui dont le dernier match restera une défaite face aux Pays-Bas (0-1, 18 janvier 1995). Et marque, surtout, le début de la fin pour le monarque absolu.

« Ce but n’aurait jamais dû exister »

À l’aube de sa dernière saison sous la liquette mancunienne (1996-1997), le Français n’est déjà plus le même physiquement. Moins affûté qu’à l’accoutumée, celui qui a hérité du brassard de capitaine après le départ de Steve Bruce laisse apparaître la naissance d’un double menton et d’un embonpoint royal. Ce qui ne l’empêche pas de signer une prestation immaculée lors du Charity Shield contre Newcastle (4-0). Une entrée en matière pétaradante qui laisse toutefois place à un début d’exercice plus que poussif en Premier League. Plus que jamais dépendants du génie de Cantona, des Red Devils moins souverains peinent à évoluer à leur niveau habituel.

Jusqu’à cette fameuse réception de Sunderland, ils présentent un bilan indigne de seulement sept victoires pour sept nuls et trois défaites, dont deux déroutes mémorables contre Newcastle (5-0, 20 octobre 1996) et Southampton (6-3, 26 octobre 1996). Quand les Black Cats de Peter Reid débarquent, alors quatorzièmes et déjà engagés dans la lutte pour le maintien, c’est avec l’idée de faire un coup à Old Trafford. D’autant que Cantona traverse une période de disette. Le « Magnificent 7 » n’a claqué que quatre réalisations depuis l’ouverture de cette nouvelle campagne domestique et voilà près de cent jours qu’il n’a plus fait trembler les filets. Mais les ambitions de Sunderland s’éteignent peu après la demi-heure de jeu passée. En renard des surfaces, Ole Gunnar Solskjær ouvre la marque de la tête après une frappe de Scholes repoussée par Lionel Pérez. Le commencement d’un long calvaire pour le portier français.

Huit minutes plus tard, le « King » double la mise sur penalty après une faute de Pérez sur Butt dans la surface. Au retour des vestiaires, le « Baby-face Assassin » norvégien y va de son doublé sur une contre-attaque éclair avant que Nicky Butt ne se joigne à la fête en reprenant de la tête un corner de Giggs. Puis vient, à dix minutes du terme, l’instant de grâce. Ce moment d’éternité où l’idole de tout un peuple paré de rouge a choisi de suspendre le temps. Un but iconique qui, toutefois, continue de hanter sa victime plus de deux décennies plus tard. « Ce but n’aurait jamais dû exister, assurait Lionel Pérez au Sun, en décembre 2016. On était en train de perdre 3-0 après 48 minutes et Éric avait arrêté de jouer. Il restait au milieu du terrain et ne courait plus car le match était déjà terminé. Puis il y a eu un moment quand Giggs a débordé et a tenté une frappe que j’ai arrêté, sans doute le seul arrêt que j’ai effectué du match. Éric m’a alors dit de façon ironique : “Lionel, tu aurais pu la laisser passer !” Mais je ne voulais pas rire avec lui alors que nous étions en train de perdre. Avant le match, un de mes amis en France m’a dit qu’il avait vu Éric très proche de Frank Leboeuf lors d’un match contre Chelsea. J’ai alors pensé : “Je ne veux pas être proche de lui car je ne souhaite pas que des caméras françaises voient ça”. Donc je l’ai ignoré quand il voulait rigoler avec moi. Et après cet épisode, il s’est mis à courir partout parce qu’il voulait me baiser ! Il est devenu déterminé. Il était comme : “Putain de merde, il ne veut pas me répondre. Si ce mec ne veut pas me parler, il va voir de quoi je suis fait”. Je suis persuadé que si je lui avais répondu, il serait resté calme jusqu’à la fin de la rencontre. Mais, au lieu de ça, son attitude a vraiment changé. Ce n’était pas mon rêve d’être gardien de but et de prendre un tel but. Mais je suis plutôt heureux car vingt ans sont passés et je peux dire que j’y étais. C’est un bon souvenir. »

Le Roi est mort, vive le Roi

Mais quid de cette célébration iconique et hors du temps ? Récemment, à l’occasion d’un événement au théâtre du Lowry, à Salford, Éric Cantona est revenu sur cet instant qui a marqué à tout jamais l’histoire du football britannique en invoquant un contentieux avec justement… Lionel Pérez : « On avait joué ensemble à Nîmes quand Lionel était un jeune joueur. À cette époque, j’avais vingt-quatre ans. Je n’étais pas très vieux mais je jouais pour l’équipe de France. J’ai commencé ma carrière à dix-sept ans et les joueurs les plus âgés me donnaient beaucoup de confiance. Je me suis donc dit que j’allais faire la même chose quand je serai plus vieux. Je l’avais donc aidé. Mais avant ce fameux match contre Sunderland, dans le tunnel à Old Trafford, je suis allé le voir pour lui serrer la main et lui dire bonjour. Mais il a refusé de me saluer et de me serrer la main. Donc lorsque j’ai marqué ce but – ce qui est une humiliation pour un gardien –, c’était un réel plaisir. C’était une belle réponse. J’ai célébré ainsi pour qu’il me voie de devant, de derrière et sur le côté. J’ai pu prendre toute l’énergie des supporters ». Une toute dernière fois.

Puisque, derrière, le crépuscule sera à la fois brutale et prévisible. Rayonnant sur la scène anglaise, le « King » entendait également scintiller en Champions League. Le dernier objectif qui lui tenait réellement à cœur. Un doux rêve caressé mais brisé sèchement par le Borussia Dortmund en demi-finales au printemps, où il n’a sans doute jamais paru aussi impuissant. Il y aura bien un nouveau titre de champion du Royaume – le quatrième en cinq saisons – sublimé par le titre de meilleur passeur du championnat. Mais le cœur n’y est plus. Cantona n’embrasse pas le trophée quand United célèbre son titre le 11 mai 1996 et Beckham doit même le retenir par la manche pour qu’il figure sur la photo du titre. Ce n’est que sept jours plus tard que la sentence tombe et plonge la moitié de Manchester en deuil : le Roi blasé, éreinté, désabusé, se retire. Définitivement. À seulement trente ans. « Je voulais arrêter, j’en avais marre. Et puis je me disais que je pourrais revenir si je le voulais, se justifiera-t-il des années plus tard. Je pensais : tu es jeune, tu t’entraînes deux mois et tu reviens. J’ai pensé ça longtemps (…) Je ne trouvais plus la flamme. Le football, c’était ma vie, ma passion de gamin. Le jour où la flamme disparaît, pourquoi continuer ? Pour aller aux Émirats prendre 300 milliards d’euros ? Ça ne m’intéressait pas. » Non, marcher dans les pas ordinaires du commun des mortels n’était pas le destin réservé à Cantona. Le « King » ne voulait que les sommets, la grandeur, la consécration. Old Trafford lui a offert la gloire. Pour l’éternité.

Par Romain Duchâteau (@Rom_Duchateau7)

Crédit photo: GERRY PENNY / AFP 

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