La 2e symphonie en Regista majeur de Miralem Pjanic

«C’est mon objectif, je suis dans un club qui vise à être l’un des meilleurs du monde, je veux donc être l’un des meilleurs du monde moi aussi». Jamais Mire’ n’a semblé aussi proche de ce fameux objectif. Ou plutôt, toute une carrière l’y a tranquillement mené. Etape par étape, au fil des notes qui se sont alignées sous ses doigts et au gré de ses passes, le Pjaniste a embarqué public et coéquipiers dans sa mélodie, de ses débuts à Metz jusqu’aux hautes sphères européennes. Et si beaucoup pensaient avoir vu l’international Bosnien atteindre définitivement un plafond aussi solide que haut, force est de constater que cette limite a explosé sous la conduite de Maurizio Sarri en ce début de saison.

La voie tracée

Comme beaucoup de joueurs s’étant révélés à leur place au poste de regista, le natif de l’est de la Bosnie débarque dans le monde professionnel positionné plus haut sur le terrain. Formé au FC Metz avec lequel il débute en pro, il rejoint vite l’Olympique Lyonnais et prend place dans le 4-3-3 de Claude Puel au bout d’un an de découverte. Associé à Makoun et Toulalan, il est donc le milieu dépositaire du jeu rhodanien mais aussi le plus proche de la surface adverse, avec le poids de la succession de Juninho sur les épaules.

Si l’OL peine à assumer la transition en sortie de ses folles années 2000, Pjanic fait étalage de ses qualités de meneur de jeu, sans toutefois véritablement faire gonfler ses statistiques. Ses 16 buts et 21 passes décisives en 121 matchs sur sa période lyonnaise font comprendre qu’il n’est pas un joueur fait pour les chiffres. Du moins pas ceux-ci, pas au vu de son sens du jeu et de sa capacité à répondre présent dans les grands rendez-vous. Gerland se souvient encore le voir virevolter sur sa propre musique au milieu du champ de bataille d’un OL-OM dantesque conclu à cinq partout, le Bernabeú le voir crucifier son Real d’une demi-volée en pleine course assassine en huitièmes de Ligue des Champions.

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Malheureusement, la dure loi des chiffres a raison du séjour du milieu dans la capitale des Gaules. Même s’il semble alors surtout souffrir du manque de complémentarité avec ses voisins de l’entrejeu, Lyon faisant un peu de place pour Yoann Gourcuff et le prometteur Clément Grenier, il file pour un montant de onze petits millions d’euros à l’AS Roma.

Là, il trouvera autour de lui les profils nécessaires à son épanouissement progressif et au passage d’un nouveau palier : Daniele De Rossi pour couvrir derrière lui, Strootman puis Radja Nainggolan et sa tendance à attaquer les 30 mètres adverses à ses côtés. Dans une équipe qui domine la majeure partie de ses rencontres de Serie A, Mire peut jouer librement des partitions de plus en plus séduisantes, auxquelles l’Italie succombe peu à peu. La fiche de stats se remplit un peu mieux aux cases buts et passes décisives, sensiblement. Mais qu’importe, l’important est qu’avec lui les attaquants brillent, la machine romaine tourne.

La partition du maestro

Logiquement, à l’été 2016, la Juventus coche son nom en même temps que celui de Gonzalo Higuaín au moment d’aller chercher les meilleurs éléments de ses poursuivants. Les bianconeri se cherchent un maître à jouer. Le maestro Andrea Pirlo a fini par quitter son estrade, et derrière, Claudio Marchisio a vu son corps commencer à l’amener sur le chemin d’une fin de carrière prématurée. Massimiliano Allegri récupère donc la partition du maestro, et la confie à son pianiste, souhaitant qu’il la rejoue le plus fidèlement possible. Le bosnien découvre le poste de regista, qui signifie littéralement « metteur en scène » en italien. D’abord associé à Khedira puis seul devant la défense pour orienter le jeu, sans filet de sécurité. Tout le poids du système Allegri pesant sur lui.

Evidemment, l’ex numéro 21 italien avait une lecture et une intelligence de jeu d’un niveau que peu de joueurs ont eu dans l’histoire. Associée à deux pieds aussi précis l’un que l’autre et la capacité à se défaire de la pression d’un simple mouvement du corps, elle permettait à Pirlo de créer décalages et danger dans n’importe quelle situation pour peu que ses coéquipiers s’appliquent dans leurs déplacements. A sa manière, Pjanic s’est rapproché des principes de base de son jeu.

En possession du ballon, son rôle consiste à élargir, trouver les espaces où se situent les hommes de couloir qui iront mettre les centres dans la surface adverse. La justesse de ses passes aussi bien courtes que longues en fait le centre de gravité du onze. La saison dernière, ces situations se répétaient inlassablement : A droite, Cancelo et Bernardeschi avaient la percussion pour aller mettre les ballons dans la boîte pour Mandzukić et Ronaldo, quand le jeu penchait à gauche, le Croate servait de pivot excentré pour ensuite rentrer dans les 18 mètres en combinant avec le Portugais, interchangeable, et Blaise Matuidi. Bien sûr, tout ou presque partait du même point.

La distribution du jeu sous Allegri, à la recherche des espaces pour les centreurs

Là où le n°5 bianconero se démarque encore un peu plus du commun des milieux de terrain, c’est qu’il est facilement capable de décider du tempo de la rencontre. Une denrée précieuse pour son entraîneur. La «gestion», une marque de fabrique de la Juventus. Neutraliser une seconde période délicate une fois passé devant au tableau d’affichage ou casser le rythme d’un match dont la Vieille Dame commence à perdre le contrôle est une forme d’art qui ne se réalise pas qu’en défendant bas. Par un choix de passe volontairement à contre-courant ou au contraire très direct, ou encore un enchaînement de passes latérales et une demande constante du ballon, Pjanić est capable de prendre les commandes de la partie quand c’est nécessaire.

Le poste de regista est essentiel au bon fonctionnement de ce genre d’équipe. Seulement, à l’international, il est difficile pour un joueur occupant cette fonction d’être considéré comme supérieur à ce qui est proposé dans les autres grands championnats. En Espagne par exemple, le meneur de jeu est un cran plus haut, la pointe basse étant réservée à un joueur plus sécurisant défensivement et plutôt premier ou second relanceur que véritable organisateur. Un Casemiro ou Busquets sera généralement reconnu comme plus adapté à la majorité des équipes du football moderne que Pjanic.

Le problème serait donc d’ordre défensif pour le regista ? Souvent, ce poste échoit à des joueurs purement d’intellect, moins athlétiques qu’un véritable milieu défensif. Pour Andrea Pirlo, le football est d’ailleurs un sport qui se joue d’abord avec la tête. Son rôle était de fermer l’espace devant sa défense, à défaut de vraiment pouvoir batailler pour prendre le ballon à un adversaire. Ce travail était réservé à ses hommes de main, ses gardes du corps qui l’entouraient où qu’il soit tout au long de sa carrière. Des Gattuso, Ambrosini, De Rossi, Marchisio, Pogba ou Vidal. Cela ne signifiait pas pour autant des manques dans l’effort, puisque la distance parcourue par match moyenne du champion du monde dépassait les 11 kilomètres.

Sur ce plan, Pjanić encore une fois doit reprendre le modèle. Sur l’effort, il y colle parfaitement puisqu’il est le joueur couvrant le plus de distance de son équipe, avec une moyenne similaire. Sur le rôle précis, oui et non à la fois. Souvent entouré de Matuidi et Khedira ou Emre Can depuis deux ans, il va effectivement fermer la porte menant à sa défense centrale dans une équipe qui défend bas. La nuance se trouve dans sa capacité à aller agresser le porteur de balle adverse. Il n’est pas rare de le voir sortir soudainement sur le porteur du ballon et le forcer à jouer sur un côté, où attendent ses deux compères plus enclins à aller à la bagarre. A défaut, le but est de forcer les opposants à terminer l’action par un centre, duquel se régaleront les Bonucci et Chiellini.

Là où les critiques ont été plus marquées notamment la saison passée, c’est que dans ce cas précis, et avec le réflexe naturel des défenseurs juventini à reculer dès la perte de balle, le Bosnien laisse un grand et potentiellement dangereux espace libre derrière lui. La moindre erreur de sa part a donc un impact considérable, et le problème a longtemps été que pendant presque sept mois, Matuidi ne gagnait plus un duel, se mettant régulièrement lui et son meneur de jeu hors de position pour défendre convenablement. Chose qui s’est d’ailleurs vue lors de la défaite 2-0 du côté de l’Atletico ou sur la double confrontation contre l’Ajax lors de la dernière Ligue des Champions.

En sortant sur le porteur en même temps que la défense recule, Pjanic ouvre un espace dans son dos.

Sur l’exercice 2018-2019, l’ex-romain n’est pas ridicule en terme de récupération, entre pressing gagnant et couverture des espaces derrière les zones de duel, sur les seconds ballons. Mais à qui la faute quand les offensifs adverses se retrouvent libres dans l’axe ? En réponse, les yeux se tournent plus facilement vers celui qui est censé occuper directement la position concernée. Aussi, il est quasi-systématique de le voir sortir dès la 65e minute dans une grande partie des matchs, de façon encore plus certaine si l’enjeu est fort, afin de faire rentrer au choix Barzagli, Khedira ou Can selon l’équipe du jour. La gestion par la solidité plutôt que par l’utilisation du ballon.

Le poste de regista étant décidément aussi magnifique qu’il est ingrat, il interdit généralement toute envie de fantaisie offensive, surtout quand l’entraîneur se nomme Massimiliano Allegri. Non, ne pars pas balle au pied, ne cherche pas immédiatement la passe décisive, continue de distribuer. En silence. Ses seuls moments de passage dans la lumière sont ses quelques buts sur des frappes toujours hors de la surface, mais surtout ses coups-francs, bien sûr inculqués par Juni. Enfin, ça, c’était avant l’arrivée de Cristiano Ronaldo et son quota de côtes brisées dans les murs à tenir. Non, laisse les autres s’amuser Mire, toi, continue de jouer ta partition ! Fais-nous danser ! Et accessoirement, contente-toi de tes deux petits buts de la saison passée en championnat.

Sarri, père des dragons et briseur de chaînes

L’intronisation du Napolitain comme entraîneur de la Juve a autant été un choc des mondes qu’une libération pour les joueurs les plus créatifs de l’équipe, Pjanić en tête. D’un système très pragmatique et marié à beaucoup de prudence représentant leur devise « gagner n’est pas important, c’est la seule chose qui compte », les bianconeri basculent dans la culture de la domination par un jeu flamboyant et des phases tranchantes, agressives tant offensivement que défensivement. Point commun -et peut-être le seul- du technicien avec son prédécesseur, son système fétiche requiert la présence d’un regista. Seulement, son utilisation est largement différente du rôle tel qu’on le connaissait jusqu’ici.

Précédemment synonyme de plaque tournante responsable de la gestion du tempo à la recherche des espaces dans la largeur du terrain, le poste demande dans la vision du coach préféré des buralistes de faire progresser le ballon de façon verticale sur le terrain par du jeu souvent court. Si un Jorginho a su en profiter à Naples et Chelsea, il était attendu qu’un joueur de la qualité du bianconero ferait des merveilles. Car malgré son « envie de prouver qu’il ne dépend pas de Sarri », l’Italo-Brésilien n’évolue plus avec la même facilité hors de ce fameux système. La faute à une vision de jeu et gestion du tempo moins développées, à une palette moins variée qu’un joueur ayant connu différentes facettes de l’entrejeu.

Désormais, Pjanić se rapproche de son latéral et profite de la position de son relayeur ou « demi-aile » ainsi que des décrochages de Dybala pour faire circuler la balle dans les multiples triangles ainsi créés et faire sauter les premiers verrous. De plus, il dispose des solutions directement axiales et très variées proposées par Cristiano Ronaldo, Aaron Ramsey, le même Dybala ou Gonzalo Higuaín selon le onze aligné. Des solutions vers l’avant démultipliées, une nouvelle philosophie.

Dans le système de Sarri, Pjanic dispose maintenant d’une grande variété de solutions. En formant des triangles avec les joueurs du côté où penche le jeu, ou de façon directe vers l’avant.

Désormais Mire joue une toute autre musique. Surtout, jouit d’une liberté a faire vivre le jeu totalement nouvelle aussi. Suis la mélodie, mais si elle commence à t’embarquer, ne résiste pas. Fonce, créé, lâche-toi. Frappe. Une formule qui semble avoir ravivé une flamme qui rougeoyait doucement, en même temps que sa confiance. Deux buts et deux passes décisives sur ce début de saison sans compter un doublé avec sa Bosnie face à la Finlande, des prises de risque dans un jeu incisif, l’étalage de tout un arsenal renouvelé.

Sur le plan défensif, là aussi Sarri a transfiguré cette équipe, en étouffant le réflexe des défenseurs à reculer à la perte de balle. Désormais, ils avancent, faisant disparaître les espaces dans le dos de leur meneur de jeu quand celui-ci part presser. En vérité, toute l’équipe remonte, piégeant le porteur de balle, et menant à de nombreux pressings gagnants du Bosnien, ou valide son placement en couverture des espaces et des zones de duel en voyant arriver un ballon cherchant un espace dans le milieu. Conséquence, il en récupère deux fois plus que ses deux associés de l’entrejeu réunis.

Désormais, l’espace dans le dos de Pjanic en phase de pressing est refermé par la montée du bloc.

Mi-octobre, la deuxième symphonie de Pjanić en tant que regista a déjà atteint un rythme endiablé. Mire a notamment fait de San Siro son jardin pour ce qui était déjà le choc du championnat contre l’Inter. Tout y était. Meilleur récupérateur de ballons, coupant souvent les lignes de passes vers Lautaro et Lukaku, plus de 85 % de passes réussies, du jeu en profondeur, avec une ouverture gagnante pour Dybala, très vertical dans les pieds pour provoquer un 3 contre 2 fatal à l’Inter aux abords de sa surface conclu par Higuaín. Une musique qui a touché tout le monde au coeur, écoeuré les nerazzuri.

Une évolution spectaculaire d’un rôle initialement destiné à l’ombre, à la pleine lumière qu’attire sur lui un système presque inventé pour lui. Et qui lui permettra peut-être d’obtenir prochainement une reconnaissance tutoyant celle octroyée aux plus illustres de ses prédécesseurs. Ohoh… ora ci piace…

Crédit photo: Spi / Icon Sport

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