Traiter le football autrement, c’est aussi mettre en lumière les joueurs de l’ombre. Ceux dont on parle peu, ceux qu’on entend peu, mais ceux sans qui beaucoup ne seraient pas où ils sont aujourd’hui. Seiti Touré est de ceux-là. Milieu de terrain franco-guinéen, il est devenu une figure à part à Toulouse, où il a passé 11 ans sans jamais signer pro. De son enfance au Mirail au National 1 avec Béziers, en passant par Alain Casanova et son rôle de grand frère, ce joueur de devoir se libre pour Ultimo Diez. Entretien.
Ultimo Diez – Tu es né à Tarbes, mais tu grandis à Toulouse, au quartier de la Reynerie.
Seiti Touré – Je suis arrivé entre 3 et 4 ans à Toulouse, à la cité du Parc, juste à côté de la Reynerie. J’y ai passé deux ans, jusqu’à l’explosion d’AZF (l’explosion d’une usine chimique en 2001 qui a coûté la vie à 31 personnes, ndlr). Vu que notre bâtiment allait être démoli, ils nous ont fait partir vers les Minimes pendant six mois, puis j’ai atterri à la Reynerie, à l’âge de 6 ans.
Tu as encore des souvenirs de l’explosion d’AZF ?
Oui, comme si c’était hier ! J’étais tout petit, j’étais en CP, j’avais 5 ans, mais les images sont encore toutes dans ma tête… C’était terrible. Une dame qui travaillait à la bibliothèque est ressortie avec des bouts de verre partout… Je m’en souviens comme si c’était hier. C’était la folie, la panique partout.
À LIRE AUSSI – Trading : le jeu dangereux du foot français
Tu découvres le foot au quartier ?
Ah oui ! À la cité du Parc, j’étais encore jeune, mais dès que j’ai déménagé à la Reynerie, en bas de chez moi il y avait un city-stade, donc j’étais 24h/24 là-bas. Et à l’âge de 7 ans, mes parents m’inscrivent au TAC (Toulouse Athletic Club). On avait une grosse équipe. Je ne voulais pas quitter le TAC, c’étaient mes amis, ensemble on battait le TFC. À 12 ans, il y a eu les essais pour entrer au Pôle espoirs mais j’ai eu des problèmes de papiers, donc ça n’a pas pu se faire. J’étais un peu dégoûté. Puis le TFC est venu me chercher, et c’est là que j’ai pris conscience que je pouvais faire carrière.
« En sortant de ma formation à Toulouse, tactiquement, je connaissais tout »
Beaucoup de joueurs confient que jouer au foot pendant des heures au quartier les a aidés à devenir les joueurs qu’ils sont devenus. Tu es d’accord avec ça ?
Bien sûr. Dans un quartier il y a beaucoup de bonnes choses, mais aussi des mauvaises choses. Le fait de pouvoir jouer au foot empêche certains de monter dans le mauvais wagon. On allait à l’école et dès qu’on en sortait, on allait directement au terrain. On était presque tout le temps sur le terrain.
Beaucoup de gens du Midi supportent l’OM, ou se désintéressent du foot français et ne jurent que par le Barça. Mais toi, tu as toujours été un supporter du TFC…
C’est vrai, j’ai toujours supporté Toulouse. Dans mon quartier à la Reynerie, on allait souvent au centre aéré où des associations nous amenaient voir les matchs du TFC, donc je les ai toujours supportés.
Il faut dire aussi que tu grandis à la « belle époque » du TFC…
Oui, ils jouaient la Ligue Europa, la qualification pour la Ligue des champions… C’était pas mal !
Qu’est-ce que tes années de formation t’ont apporté en tant que joueur au TFC ?
J’ai reçu une très bonne formation, j’ai eu plusieurs coachs qui m’ont tous appris des choses différentes, chacun avec sa philosophie. En sortant de ma formation, tactiquement, je connaissais tout. J’avais fait le tour. Sur la formation des jeunes, ils sont au top, le TFC. J’y ai appris beaucoup de choses qui m’ont servi après mon départ.
Et que t’ont-elles apporté en tant qu’homme ?
Quand j’étais petit, je ne faisais pas forcément de « conneries », mais j’étais un peu agité. Entrer au TFC m’a beaucoup calmé. Des gens qui m’ont vu avant mon entrée au club puis après ne m’ont pas reconnu.
« Des joueurs de talent, j’en ai vu passer beaucoup. Je leur disais… »
Dans ton esprit, le foot est toujours passé avant tout le reste, toutes les tentations extérieures ?
Oui, j’étais focus foot. Je n’ai pas eu de tentations : que le football. J’ai fait attention à mes amis, je me suis entouré de personnes qui aimaient le foot aussi, donc je ne pouvais que rester dans le foot.
Tu as pris conscience rapidement de l’importance du travail par rapport au talent ?
Sans mentir, pas trop en préformation. On s’amusait beaucoup. Puis en passant les années, en arrivant en U17, ça a changé. Chez nous en U17, il n’y a qu’une équipe, donc j’étais vite obligé de me mettre au travail et de chercher la performance. On est 30 dans l’équipe, et le week-end il y en a 15 qui sont sélectionnés. Donc si je ne cherchais pas la performance, je n’allais pas jouer.
À LIRE AUSSI – Le Stade Rennais, la nouvelle terreur de Ligue 1
Pendant la formation, est-ce que tu es conscient que sur toute ta génération, pas plus d’un ou deux feront carrière ?
On y pense car ils nous le répètent. J’étais concentré sur le fait de réussir au TFC, mais je pouvais aussi réussir ailleurs. Par génération dans le centre de formation, il y en a peu qui réussissent au TFC, mais certains peuvent s’exporter. Dans ma génération et la précédente (1994 et 1995), il y en a peut-être 7 ou 8 qui ont signé pro un peu partout.
Tes formateurs et tes coéquipiers sont unanimes sur tes qualités sportives et personnelles. Ils te présentent tous comme un exemple, un joueur de devoir, précieux dans un groupe. Comment tu l’expliques ?
C’est quelque chose de naturel. Sur le terrain, j’ai toujours fait le travail de l’ombre. Et même en dehors du terrain, dès que je vois une personne plus jeune ou de mon âge que je peux conseiller, je l’aide. Sur mes dernières années au TFC, je faisais partie des plus vieux. Des joueurs de talent, j’en ai vu passer beaucoup. Je leur disais : « Il y a des joueurs meilleurs que vous qui n’ont pas réussi, vous êtes moins bons qu’eux, donc ayez le bon comportement. » J’essayais de les conseiller de la meilleure des façons, pour qu’ils ne fassent pas les mêmes erreurs que les autres. Mais c’est naturel, sans forcer. Ça se fait tout seul.
« Avant, le TFC faisait confiance aux jeunes, mais largement moins qu’à l’heure actuelle »
C’est peut-être aussi l’importance du cadre familial et de la religion dans ton parcours.
Chez nous, d’où je viens, il y a beaucoup d’entraide. Aider les gens, c’est naturel. Sur et en dehors du terrain, c’est pareil. Ça m’a beaucoup aidé aussi dans le foot. La religion te permet de rester droit, dans le bon chemin. Et dès que tu ne fais pas ce qu’il faut, la famille est toujours là pour te le faire remarquer. Mais quand tu es dans le bon chemin, elle t’encourage à continuer, elle te donne la force.
Tu es issu de la communauté guinéenne de France, qui a donné pas mal de footballeurs à l’Équipe de France et à la Ligue 1 (Paul Pogba, Josuha Guilavogui, Bouna Sarr, Serhou Guirassy…).
Oui… On est nombreux, les Guinéens.
Tu as joué le Tournoi de Toulon en 2016 avec la sélection espoir guinéenne. Comment t’ont-ils repéré ?
J’avais déjà des contacts avec eux en réserve, mais c’était compliqué de se libérer pendant la saison. Les sélections ne tombaient pas pendant les trêves. Et là, on m’a appelé pour le Tournoi de Toulon, en me disant qu’il y aurait une moitié de joueurs « européens » et une moitié qui sont nés au pays. On m’a demandé de me tenir prêt et ils m’ont appelé. Certains joueurs européens n’ont pas pu venir parce que leurs clubs ne les ont pas libérés, mais moi, Toulouse a accepté.
Vous avez joué le Paraguay, le Portugal, le Japon et l’Angleterre, affronté de futurs internationaux (Ruben Días, Minamino, Pickford, Chilwell, Loftus-Cheek…). Vous disputez 4 matchs pour 4 défaites. Vous auriez pu faire mieux ou tu as vraiment senti un écart de niveau ?
Même si on n’a pas gagné, on a réussi à faire du beau jeu. La différence de niveau ne s’est sentie que contre l’Angleterre (7-1). Les autres matches, on les a perdus sur des erreurs individuelles. Ces trois-là, je les ai joués en entier, mais contre l’Angleterre je suis rentré, et oui, la différence se sentait. Ça allait plus vite, c’était plus puissant, plus rapide, plus technique… D’ailleurs ce sont eux qui gagnent le tournoi. Ils battent la France en finale. Mais la France alignait sa génération 1996. L’Angleterre avait des 1995, des 1994, et même des 1993.
Pour en revenir au TFC, dans ta génération 1995, le seul à avoir vraiment intégré le groupe pro au club, c’est Yann Bodiger. Tu t’es entraîné avec les pros, tu es parti en stage avec eux, mais tu n’as jamais figuré sur une feuille de match. Comment tu l’expliques ?
Je n’ai pas trop d’explications, même si le TFC « à l’ancienne » n’était pas le TFC de maintenant. Ils faisaient confiance aux jeunes, mais largement moins qu’à l’heure actuelle. Le groupe était constant, donc même pour un match de Coupe de la Ligue, certains titulaires jouaient. Ceux qui ne jouaient pas étaient remplacés par ceux qui étaient habituellement sur le banc. Donc il n’y avait pas beaucoup de turnover avec le centre de formation ou la réserve. C’est sûr qu’il m’a manqué des choses, il m’a forcément manqué des choses si je n’ai pas joué. Mais je ne sais pas quoi exactement.
« Personne n’est venu me voir pour me dire d’être le grand frère »
Tu auras passé 11 ans au club. Qui a été le meilleur jeune joueur que tu aies côtoyé au TFC ?
Kader Bamba, qui est à Nantes, et Kevin Rodrigues, qui est à la Real Sociedad, devenu international portugais. Après, il y en a plusieurs. Il y a eu Najib Gandi qui était à Nantes et qui est maintenant à La Duchère. Il y a eu Hassane Kamara qui est à Reims…
Et qui est le plus gros gâchis ?
Sans aucun doute Youssef Ben Ali. Lui, et Najib Gandi. Ce n’est pas non plus du gâchis, à l’heure actuelle ils jouent en National (Concarneau pour Ben Ali, La Duchère pour Gandi, ndlr), mais avec les qualités qu’ils ont, ils pourraient jouer largement plus haut. Najib, les coaches lui reprochaient sa nonchalance, mais sur le terrain, je jouais avec lui au milieu et je ne le voyais pas du tout nonchalant. Il courait, c’était l’un des plus endurants. Et Youssef Ben Ali, je ne peux pas l’expliquer. Il prenait le ballon, il dribblait tout le monde… Plus d’efficacité, peut-être.
Pendant tes années en réserve au TFC, on te présente comme le grand frère du centre de formation. Tout le monde est élogieux sur ton rôle auprès des plus jeunes. En quoi consiste ce rôle ? Était-ce une demande du club ?
Ce sont les gens autour qui m’ont qualifié de grand frère. Certains joueurs me considéraient comme ça, mais personne n’est venu me voir pour me dire d’être le grand frère du centre de formation. Je ne suis pas resté exprès pour être le grand frère. Ça s’est fait naturellement. Sur le terrain je conseillais, hors du terrain dès qu’un jeune faisait une connerie je le conseillais. Je lui rappelais qu’il avait beaucoup à perdre, qu’il pouvait réussir en faisant sa passion.
Un cursus en centre de formation demande énormément de sacrifices, et en plus à l’adolescence, une période de la vie où il n’est pas forcément facile de fournir autant d’efforts…
Bien sûr. Certes, certains gagnent beaucoup d’argent, c’est ce que tous retiennent. Mais pendant la formation, il y a beaucoup de sacrifices. Je dormais au centre mais j’avais la chance d’être à Toulouse, donc dès que je pouvais, j’allais voir ma famille. En centre de formation, il n’y a pas que des gens de la ville du club. Il y a des gens de Paris, qui ne rentrent que pendant les vacances. Et jamais des grosses vacances, 4 ou 5 jours à part à Noël… Je ne suis pas quelqu’un qui sort, mais ceux qui aiment sortir ne le peuvent pas. Ils ne peuvent pas profiter de leur adolescence.
J’en ai vu pleurer, des jeunes, en centre de formation. Par manque de famille, par fatigue, par dépassement… Ou le fait qu’ils ne jouaient pas, parce que dans chaque génération on est nombreux, mais il y a peu de places pour les gens qui jouent. Certains jouaient tout le temps dans leur club, puis quand ils arrivent ils ne jouent plus. Il y a plusieurs joueurs au même niveau qu’eux, il y a des préférences, certains sont plus performants… Ce n’est pas facile pour tout le monde.
Beaucoup de jeunes très talentueux « flinguent » leur carrière à cause d’un manque de travail ou de rigueur. C’est difficile de faire comprendre ça aux plus jeunes ?
Au début, oui. Puis ensuite, ils le voient d’eux-mêmes. Ceux qui sont très prometteurs et qui ont beaucoup de clubs sur eux sont moins concernés, mais les autres le voient rapidement. Parce qu’après t’avoir répété une fois ou deux que tu ne travailles pas et que tu n’es pas assez performant, le club va mettre un autre joueur à ta place. Donc à partir de là, quand tu vas aller lui parler, ça va mieux rentrer que s’il jouait.
Sur la fin, tu as même été éducateur auprès des U12 du club…
Ça a été un choix, car pendant mon temps libre, je déteste ne rien faire. Donc je leur ai demandé si je pouvais coacher. Au début j’avais demandé deux fois par semaine, mais c’était trop pour moi, donc je me suis rabattu sur une fois par semaine. Je n’étais pas l’entraîneur, j’étais là pour analyser, parce que le foot m’intéresse beaucoup. Mais je ne pensais pas vraiment à la suite, c’était juste pour occuper mon temps libre, et pour kiffer.
Pour les jeunes joueurs ou leurs familles qui nous lisent, quels conseils peux-tu donner à tous les jeunes footballeurs de centre de formation qui ne sont pas conservés ou qui ne passent pas pro ?
Déjà, pour ceux qui ne sont pas conservés, il n’y a pas que leur centre de formation. Et même s’ils ne retrouvent pas un club professionnel : qu’ils continuent dans le football, qu’ils ne lâchent pas. Qu’ils continuent de travailler. Même à 26 ou 27 ans tu peux signer professionnel. Puis tu peux vivre du football en N2 ! Surtout : ne jamais rien lâcher. (Il insiste) Ne jamais rien lâcher. On a la chance, en faisant du football, de pouvoir être rémunéré même en N3.
Deuxième partie de l’entretien avec Seiti Touré à retrouver demain, pour évoquer Alain Casanova, la relégation à Béziers et la descente aux enfers du TFC.
Par Nicolas Raspe (@TorzizQuilombo)