L’analyse footballistique à l’épreuve de l’instantanéité

Avis tranchés, émissions de débats ou encore influenceurs digitaux : voici ce qui régit l’analyse footballistique de nos jours. L’émergence de cette nouvelle manière d’analyser le football est le fait d’une montée en puissance des réseaux sociaux. Ces plateformes ont réduit de manière informelle les distances, ont fait de l’instantanéité un nouveau temps-référence. Ils témoignent d’une société de l’hypercommunication qui a profondément bouleversé la manière de percevoir le football. Pour le meilleur et pour le pire.

 Révolution numérique et surabondance d’informations

Les réseaux sociaux représentent, en moyenne, un tiers du temps que l’on passe sur internet selon la dernière étude Médiamétrie.  92% des foyers de l’Hexagone sont connectés et l’on compte 53.1 millions d’internautes mensuels. La révolution numérique a eu lieu.

Une révolution qui n’est d’ailleurs pas qu’une simple évolution formelle. L’exigence de l’instantanéité a profondément bouleversé la manière de faire de l’information. Au début des années 2000, 25% des nouvelles duraient de 24H à 72H. Désormais, moins de 10% de l’actualité bénéficie d’une telle longévité. Une information en chassant constamment une autre, on peut dire qu’une forme de « dictature de l’instant » s’est installée. Un exemple édifiant: la durée de vie moyenne d’un tweet est de 18 minutes

Les réseaux sociaux sont insatiables. Dans ce contexte, certaines exigences sont parfois difficilement tenables et cela peut altérer la qualité de l’information. La multiplication des sources émettrices d’information rend le travail d’analyse de leur pertinence plus difficile. Elles sont en effet relayées dans l’urgence dans un objectif de compétitivité.

L’ère de la « post-vérité »

 Cette expression est un néologisme qui remontre au livre de Ralph Keyes The Post-Truth Era: Dishonesty and Deception in Contemporary Life (2004). Il est publié dans un contexte politique états-unien marqué par les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et les justifications mensongères de l’Administration Bush sur l’invasion irakienne. Elle désigne la propension des masses à être influencée par des affirmations racoleuses voir mensongères de leur dirigeants.

L’universitaire français Arnaud Mercier définit cette tendance avec la  formule « l’émotion avant les faits ». Une tendance rendue possible par la méfiance croissante des masses envers l’establishment, les élites dirigeantes. Il faut susciter l’émoi et s’immiscer dans la réalité des masses qui s’estiment alors incomprise par une élite déconnectée. L’équipe « Fact Checker » du Washington Post affirme le 29 avril 2019 que Donald Trump a dépassé les 10.000 « fausses affirmations » depuis le début de sa présidence. Un chiffre impressionnant qui témoigne du succès de la méthode.

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Si les codes de l’instantanéité font la part belle au « tout émotionnel », c’est également dû à une autre tendance, celle de l’« événementialisation » de la vie culturelle et sociale.  C’est l’autre tendance de la dictature de l’émotion où l’on discerne une injonction à « faire événement ». Il est donc nécessaire d’impacter en relevant les faits divers ou marquants de l’actualité ou encore d’être le premier à dénoncer, critiquer, saluer, féliciter, appuyer… Le but étant d’attirer une ressource rare: l’attention voire l’adhésion d’une masse confrontée à un « tsunami » informationnel.

 Le football à l’épreuve de l’instantané

Le football n’est pas exempt de ces mutations. Il est un phénomène de société et une passion médiatique. Il est donc logique d’y retrouver les mêmes transformations en son sein.

Les clubs professionnels ont allègrement emboîté le pas du changement de paradigme dans la diffusion d’informations. Les départements « social media » s’étoffent et l’on façonne désormais une communication qui se plie aux algorithmes des plateformes digitales. Il a fallu réinventer les stratégies de contenu et donner au fan lambda l’impression d’un contenu « exclusif » toujours plus croissant. La « starification » du joueur de football est l’une des conséquences de la révolution des modes de communication moderne puisqu’il devient, parfois, une potentielle marque globale. La couverture médiatique fait d’ailleurs la part belle à leur humeur, à leur célébration et promeut globalement une vision individualisante du ballon rond.

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L’événementialisation du football se discerne aussi par l’explosion de l’étude statistique des performances sportives. Évidemment, il ne s’agit pas là de remettre en cause la pertinence de la data dans l’analyse de la performance. Cependant son utilisation médiatique tend à donner la part belle aux statistiques visuellement impactantes. La performance est appréhendée à travers le nombre de buts, de passes décisives distribuées, du nombre de cartons, du ratio buts/temps de jeu… Une vision ingrate du football qui produit des profils mésestimés à tort par le grand public. Cette manière d’analyser comporte cependant l’avantage de produire des visions impactantes, faciles à produire et empreinte d’une apparente scientificité. Comme souvent, la compréhension académique de la science, beaucoup plus nuancée, diffère de son utilisation médiatique où elle est utilisée pour asséner des vérités absolues.

Différences d’échelle

L’abondance d’information et les réseaux sociaux contribuent à donner l’illusion d’une légitimité de tous pour parler de tout. Les constats péremptoires affluent et les polémiques dominent. La performance d’un soir éteint la précédente et sera remplacée par la suivante. Si bien que l’on peut affirmer quelque chose le lundi et défendre son contraire le dimanche. L’intensité de la cadence médiatique aura totalement rebattu les cartes et réinitialisé la mémoire collective.

Ces nouvelles règles définissent une partie importante de l’analyse des observateurs du football. Les émissions de débats se multiplient et les chroniqueurs se distinguent par une course à la surenchère dans les positions qu’ils défendent. La fin justifie les moyens et l’audience conquise effacera les travers d’une analyse réductrice, tronquée voire fallacieuse. Le temps qu’impose un raisonnement construit, honnête intellectuellement, n’est pas à l’échelle du temps médiatique. Un travers dans lequel tombent également les journalistes, tiraillés entre les codes de la presse traditionnelle et les profonds changements économiques imposés par le numérique.

Fort heureusement, l’échelle médiatique n’impose pas complètement sa cadence dans le domaine sportif. Le génie de certains techniciens réside dans leur acuité à percevoir l’influence du contexte sur la performance de ces joueurs. La capabilité de l’entraîneur réside également dans son analyse de la réussite ou de l’échec de son joueur sur le terrain grâce à des réflexions basées sur le contexte tactique, physique, collectif ou personnel. Il doit être capable de répondre aux « pourquoi » de la performance par des « parce que » relevant de ces dimensions.

Ainsi, les éléments de réponses apportés ne seront pas des constats absolus déterminés par la performance d’un soir mais bien des explications relatives à une de ces dimensions. Autant de paramètres qui, s’ils n’apportent pas de certitude, permettront de réduire le risque de l’échec. On peut grossièrement définir cette capacité par la clairvoyance de voir ce que les autres ne prennent pas le temps de constater. C’est notamment ce qui permet à Zinédine Zidane de tirer le meilleur parti de son effectif ou à Marcelo Bielsa d’optimiser les qualités de joueurs dont on ne soupçonnait pas les ressorts.

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Cette dichotomie entre « mauvais observateurs » et « techniciens lucides »  n’est cependant pas suffisante pour décrire le réel. La nuance pour la nuance n’apporte pas grand-chose mais elle apparaît nécessaire ici. D’une part, la médiocrité du constat à l’emporte-pièce contribue à faire émerger une nouvelle génération d’observateurs. Celle-ci tente de faire la synthèse entre la surabondance de faits et le maintien des capacités de discernements, d’analyse. Il faut ainsi saluer le travail de médias souvent alternatifs et qui s’efforcent de produire une information de qualité à l’épreuve d’une analyse sérieuse du ballon rond. Pour ne citer qu’eux, on remarque le travail des membres du Club des 5, de Wiloo ou encore des Réservistes. Les exemples sont nombreux mais encore trop peu audibles dans les médias traditionnels. Des efforts sont à noter cependant.

D’autre part, le football n’est pas totalement exempt de tout reproche. Les politiques sportives sont bien souvent imposées par des logiques court-termistes. Les politiques de recrutement sont l’illustration du phénomène. Des joueurs ayant marqué le temps médiatique de la saison passée sont ensuite recrutés à prix d’or en dépit d’une réflexion sur leur intégration sportive. Manchester United en est un exemple cinglant sur les dernières saisons.  La récente décision de l’AC Milan d’annuler la venue de Ralf Rangnick et de prolonger Pioli jusqu’en 2022 illustre aussi le phénomène court-termiste.  Les Rossoneri sont invaincus depuis la reprise et cela a suffit à tuer dans l’œuf l’arrivée du technicien allemand. Une arrivée qui était synonyme de révolution culturelle d’un Milan en difficulté ces dernières années.

La révolution numérique impose donc une nouvelle cadence à notre manière de percevoir le football. Le temps médiatique impose une méthodologie simpliste. Un rythme qui privilégie les avis tranchés et les débats clivants. L’important n’est plus de s’approcher de la vérité mais de susciter la réaction. Une distorsion du réel qui met ainsi en danger une perception pleine et entière de ce formidable sport qu’est le football. Il mérite mieux que ça.

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