«Et là, c’est comme un volcan» : cinq ans après, les Portugais de France se souviennent de l’Euro 2016

En 2016 et après de nombreuses déceptions, le Portugal a remporté le premier titre de son histoire, à l’Euro. Un sacre en finale contre sa bête noire, la France, sur le sol français. Une victoire à l’extérieur… sauf pour les centaines de milliers de Franco-Portugais. Certains ne juraient que par la Seleção. D’autres étaient déchirés entre leurs deux pays. Cinq ans plus tard, ils se souviennent tous avec émotion.

«À ce moment-là, je me dis qu’on va perdre. Je me dis que c’est mort, c’est fini.» Cédric, présent au stade de France pour la finale de l’Euro 2016, se remémore la sortie sur blessure de Cristiano Ronaldo. Le leader, l’attaquant star du Portugal quitte la pelouse en larmes à la 25e minute. On ne donne plus cher de la peau de la Seleção. Comme tout au long de la compétition. À la sortie d’un naufrage au Mondial 2014 où il ne sort pas de son groupe, le Portugal avance à pas de loup. En 2016, il n’est qu’un vague outsider. «Seulement moi, je savais que le Portugal jouerait quasiment à domicile», déploie Cédric, «supporter du Portugal depuis que je suis petit à cause de mes racines et de la passion de ma famille pour le football».

Portugais supporters Islande Euro 2016

Les supporters portugais à Saint-Etienne pour le match contre l’Islande à l’Euro 2016. Crédit : Aldo Liverani / Icon Sport

Selon un recensement de 2014, plus de 615.000 habitants en France sont nés au Portugal. En cumulant 1re et 2e générations, on estimait à plus d’1,2 million le nombre de personnes issues de l’immigration portugaise. Seules les communautés algériennes et marocaines font mieux. À l’Euro, le Portugal lance son tournoi dans la mythique enceinte de Geoffroy-Guichard, à Saint-Étienne. Matteo a 18 ans et roule 400 kilomètres en famille depuis les Vosges. «On partait tôt le matin. On arrivait en début d’après-midi pour vivre pleinement la chose avec les autres supporters, on se rendait directement en fan-zone», se souvient le fils d’immigré, comme Cédric.

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Pour ce premier match, le Portugal s’attendait à une douce entrée en matière. «L’Islande, ce n’était pas connu du tout, rappelle Matteo. On arrive dans une fan-zone, on se dit qu’il y aura d’autres Portugais… Il n’y avait que des Islandais ! On était un peu perdus. Ils faisaient déjà leur clapping. J’ai été bluffé.»

Déchirement, rivalité et fraternité

Dans un match bourbier, l’Islande, qui se hissera en quart de finale contre la France, tient tête au Portugal (1-1). S’en suit un match tout aussi frustrant : 23 tirs, 10 corners, un penalty et 0-0 face à l’Autriche. Les coéquipiers de Ronaldo sont au bord du gouffre avant d’affronter la Hongrie. «Mon frère est parti prendre une douche au milieu du match tellement il n’en pouvait plus», se marre Bruno, 19 ans à l’époque, qui s’arrachait les cheveux dans son canapé. Mené trois fois au score, le Portugal arrache le point du nul (3-3).

En figurant parmi les meilleurs 3es, la Seleção s’invite en huitièmes de finale. Au bout de l’ennui, elle écarte la Croatie, sensation de la phase de poules, en prolongation à Lens (1-0). Direction Marseille et son stade Vélodrome où «il y a tout qui résonne», s’émerveille Matteo. Ce n’est qu’aux tirs au but (1-1, 5-3 aux t.a.b.) que le Portugal enjambe la Pologne, elle aussi galvanisée par ses supporters. «Les Polonais, c’étaient des malades. Ils étaient torse nu dans le stade, nous on avait remis les vestes parce que ça caillait un peu», s’interloque Matteo.

Portugais Pologne Euro 2016

Les joueurs portugais victorieux de la Pologne aux tirs au but à l’Euro 2016. Crédit : EMPICS Sport

Une victoire face au pays de Galles en demi-finale (2-0), et voici LE match que les Portugais de France retiennent de cette épopée. Pour tout un tas de raisons. «C’était un sentiment un peu bizarre, un peu partagé, souffle Cédric. J’ai toujours soutenu le Portugal, mais j’avais un pincement au cœur parce que tous mes amis supportaient à fond l’équipe de France.» Matteo, lui, ne digérait pas le chambrage sur le niveau du Portugal, jugé inférieur à l’Allemagne battue par les Bleus en demi (2-0). «Il n’y avait rien de plus beau que de gagner contre la France, en France, en finale», résume Matteo. «J’avais un rapport de rivalité/fraternité avec l’équipe de France», estime Bruno.

Mais tous les Franco-Portugais ne vibrent pas à travers la Seleção. Comme son nom l’indique, John Ferreira, journaliste à beIN Sports, est d’origine portugaise par son père. «Je suis né en France, mon père est né en France. Je n’ai pas connu mes grands-parents, je n’ai pas d’attache familiale, présente-t-il. Les époques de Figo, Nuno Gomes, j’étais fan du jeu et des joueurs. Mais j’ai toujours supporté la France parce que je suis Français.»

«La finale, c’est uniquement de la souffrance»

Viens le match. Et un drôle de phénomène au stade de France. «Des papillons partout», dépeint Mathieu, franco-portugais de Seine-et-Marne. Un essaim de papillons de nuit avait envahi l’enceinte, dont un qui s’est posé sur le nez de Ronaldo, alors assis et abattu sur la pelouse car blessé. «Chaque fois que je vois cet insecte, je pense à l’Euro 2016», soupire Bruno. Le match n’a pas commencé que Matteo vit un instant surréaliste : «On profite, on fait des photos. Et là, on se retourne et au-dessus de nous, il y avait en loges la mère de Ronaldo.» Première supportrice du Portugal, Dolores Aveiro assiste de la 8e à la 25e minute, au calvaire de son fils qui revient deux fois sur le terrain. Rien à faire, le genou gauche ne tient pas. «Au moment où il sort, on se regarde tous en tribunes, on a les mains sur la tête», se lamente Matteo. Pour les Portugais, ce match s’apparente à une torture.

Portugais France Euro 2016

Matteo (à droite) avec son père et son frère, juste devant la mère de Cristiano Ronaldo lors de France-Portugal en 2016.

«J’ai pris du plaisir sur tous les matches sauf la finale, murmure Cédric, qui n’a pas manqué une rencontre du Portugal à l’Euro 2016. Cette finale, c’est uniquement de la souffrance pendant 120 minutes. Trop stressant par rapport au scénario, à ma double nationalité, mon entourage…» Les minutes s’égrènent. Rui Patricio multiplie les exploits dans ses cages. Jusqu’au temps additionnel. André-Pierre Gignac, entré en cours de jeu, contrôle dos au but. Meilleur joueur de la Seleção sur le tournoi, Pepe va dans le zig quand l’ancien Marseillais va dans le zag. «Là, le temps s’arrête, raconte Cédric, placé à l’autre bout du stade en tribunes. Il se met en position de frappe quasiment sur la ligne des 6 mètres. S’il le met, c’est fini. Le temps s’arrête…» Le tir de Gignac rebondit sur le poteau. «C’est comme quand t’évites un accident au dernier moment», en tremble Mathieu, alors âgé de 19 ans .

«Ç’a basculé dans l’irrationalité»

Dernier changement pour le Portugal à la 79e minute. Sortie de Renato Sanches pour l’entrée d’un certain Éderzito António Macedo Lopes. «Le dernier joueur qu’on imaginait faire la différence», se résigne Cédric. 109e minute. Devant le virage portugais du stade, Hugo Lloris est trop court sur une frappe lointaine à ras de terre. «Et là, c’est comme un volcan, relate Cédric. C’était comme un séisme dans la tribune. Honnêtement, je ne sais pas ce qui s’est passé autour de moi. Je me souviens que je suis tombé par terre. J’ai sauté de joie et je me suis éclaté par terre.» Mathieu «ne se souvient même pas de la célébration. Je crois que je me suis mis en boule, limite en train de pleurer». Assis sur le rebord de son canapé, Bruno a «sauté tellement haut avec les poings en l’air» qu’il a «mis un coup de poing» à son beau-père. «Je l’ai fait saigner du nez», se vante-t-il. Sur la pelouse, il reste 10 minutes à jouer. Dans les gradins, Mathieu retient son souffle. «Les dernières minutes étaient interminables. Interminables…» Puis le coup de sifflet final.

«C’était une délivrance comme je n’en ai jamais eu dans ma vie, s’émeut Cédric, 38 ans. On s’est tous pris dans les bras les uns les autres, moi je pleurais… Tu n’as plus aucun contrôle sur ton ressenti et ton comportement. Ç’a basculé dans l’irrationalité.» Le choc émotionnel est tel que les souvenirs ont tendance à s’embrumer. «La célébration et tout ça, je les ai vus le lendemain, sur les réseaux sociaux, à la télé», acquiesce Mathieu. «Je suis sorti, j’ai couru dans la rue. Des supporters français m’ont dit de fermer ma gueule», glousse Bruno. «Mon cœur penchait pour les Bleus, mais… Je n’étais pas triste que ce soit le Portugal qui gagne, sourit John Ferreira. Ma femme ne comprenait pas. On regardait la finale ensemble. Elle m’a dit : “Mais tu n’es pas triste ?” Je lui ai dit que non, parce qu’il y a une part de moi qui est du côté du Portugal.» S’il en avait été un fervent supporter, John Ferreira aurait «été déçu de la manière», lui qui «privilégie le beau jeu au résultat». Un sujet qui a crispé les débats. Le Portugal est-il un beau champion ?

La fête plus que le foot

«Honnêtement, nous supporters portugais qui étions dans le stade, on s’en fichait de comment jouait le Portugal, écarte Cédric. On voulait juste gagner. Peu importe si ça signifie être à 10 derrière et jouer uniquement les têtes sur corner. Parce qu’il n’y a pas de meilleur sentiment que de voir son équipe gagner dans une grande compétition.» Matteo approuve : «Nous, tant qu’on passait, on s’en foutait.» D’autant que «le Portugal a voulu être offensif en phase de poules et ça n’a pas payé», souligne Bruno. «Si tu reviens sur le contenu de la finale, ce n’est pas non plus exceptionnel, reconnaît Cédric. Quand tu me parles de France-Portugal, je retiens le but d’Eder et la folie qui s’en est suivi. Tout le reste, ce sont des détails. C’est insignifiant…»

Surtout après tant d’échecs sur les dernières marches. «Moi, ce qui a décuplé ma joie, c’est le fait d’avoir vécu ça en famille», confie Cédric, qui était au stade en finale de l’Euro 2004 pour vivre ce «coup de poignard» face à la Grèce. «En 2016, j’étais avec mes parents et mon frère. D’avoir pu leur permettre de vivre ça tous ensemble face à la France, à 30 kilomètres de là où on habite…» Car le football ne se résume pas qu’au terrain. «Après le match, on se serrait tous la main avec les Croates, les Polonais, les Gallois, détaille Cédric. C’est une expérience unique de suivre ton équipe de cœur de A à Z dans une compétition, de voyager de ville en ville. Pourquoi se taper 1.000 kilomètres pour aller voir un match de foot, en payant des tickets à des prix exorbitants, si ce n’est pour rencontrer des gens et faire la fête avec eux ?»

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Si Matteo a cassé la tirelire pour assister à la finale, c’était «pour vivre l’ambiance, vivre le truc au plus près des joueurs». «Je pense que je ne chercherai plus à aller voir de matches du Portugal, renchérit Cédric. Parce que je sais que je n’aurai plus jamais de sentiments aussi forts que ce que j’ai vécu à l’Euro 2016. C’est impossible de faire mieux. Même si le Portugal gagne un jour une Coupe du monde.» Tout cela grâce à Eder. «Eder qu’on n’a plus jamais revu, s’amuse John Ferreira. Ce jour-là, il fallait un miracle et il a eu lieu.» Depuis, la Seleção s’adapte à son nouveau statut. Elle continue de jouer, car le sport est ainsi fait. Les joueurs prennent leur retraite, pas les équipes. Les Portugais de France, eux, peuvent mourir tranquilles. Enfin, le plus tard possible. Mais ils peuvent.

Crédit photo : Icon Sport

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J'aime beaucoup le foot. Et Marco Verratti. Surtout Marco Verratti.