Sillonnant à travers l’ère des nouveaux riches, les grands clubs, derniers vestiges d’un football qui se voulait encore authentiquement prolétaire, connaissent pour beaucoup d’entre eux de grandes difficultés. Si le pouls du Milan AC est faible, celui d’Hambourg est proche de l’état comateux. Quid du cas de Liverpool? Les Reds reviendront-ils d’entre les morts et se détacheront de leur statut de grand club d’hier pour récupérer celui de grande équipe d’aujourd’hui?
Joe Strummer, émérite icône de la culture punk, tint un jour le discours suivant “Je ne suis pas célèbre, je suis une légende. Célèbre, c’est lorsque tout le monde connaît ce que tu fais et tu es riche. Légende, c’est quand tout le monde connaît ce que tu as fait mais que tu es fini !”.
Tel adage eut-été convenu dès lors qu’il s’agissait de traiter du cas Liverpool FC. 18 fois champion d’Angleterre et lauréat en la matière jusqu’en 2011, septuple vainqueur de la Coupe d’Angleterre, détenteur de la Coupe de la Ligue à 8 reprises, auréolé du Community Shield à 15 reprises et enfin roi d’Europe et de la Ligue des Champions avec 5 retentissantes victoires. Le géant Scouser est, à n’en pas douter, parmi les plus grands clubs de l’histoire du football, non simplement britannique ou européen, mais bien mondial.
S’il était nécessaire de définir ce qu’est un grand club, le terme institution viendrait automatiquement s’y apposer. De celui-ci découlent inexorablement ceux de tradition, de prestige, d’honneur, de souvenirs entremêlés de sanglots, tantôt de chagrin, tantôt d’une chair de poule si dominatrice qu’elle en vient à décrocher quelques larmes aux plus hardis d’entre nous, à ceux qui ne prétendent qu’avoir une poussière dans l’oeil.
Liverpool est bien de cette race des seigneurs là. La liste des icônes dans l’icône est rédigée à l’encre d’or tant elle est hallucinante, d’Elisha Scott au dernier en date Steven Gerrard sans, évidemment, négliger King Kenny Dalglish, Ian Rush, Robbie Fowler, Kevin Keegan ou Ian Callaghan. Le club de la Mersey peut se targuer de disposer d’un antre de légende, le stade d’Anfield, et d’un hymne à la gloire universellement connue, le terrible You’ll Never Walk Alone.
Face aux désastres absolus que constituent le drame du Heysel et celui d’Hillsborough qui ont vu couler à flot le sang rouge de ceux qui ne vivaient que pour leur club et sont morts pour lui, l’allégresse de la plus belle finale de l’histoire de la Ligue des Champions qui a vu le club l’emporter fait, elle aussi, figure de vecteur d’émotion incomparable.
Mais le grand Liverpool est tombé. Il n’a plus remporté de Championnat depuis 1990, plus de Coupe d’Angleterre et de Community Shield depuis 2006 ni, enfin, de Coupe de la Ligue depuis 2012. Un vent terrible de médiocrité a déferlé sur le club. King Dalglish a lui-même tué sa légende en échouant à la 8ème place en 2012.
L’enfant adoptif du club, Fernando Torres, a crucifié son père en rejoignant Chelsea. Le fracas des signatures d’Andy Carroll et Stewart Downing n’a eu d’égal que le retentissement de leur échec total avec les Reds. Le club est en état de mort clinique. Il ne subsiste que par le soutien intarissable de tous ces Scousers, de ceux qui n’acceptent pas la mort de leur être aimé.
À peine débranché, le cadavre encore fumant du patient Scouser a vu un léger pic sur son électrocardiogramme laisser augurer l’hypothèse d’un mauvais pronostic médical. On prodigue immédiatement des soins à la légende au crépuscule de sa vie. En 2014, Liverpool est premier ! Luis Suarez, Daniel Sturridge et Raheem Sterling forment un trio d’attaque explosif. L’Angleterre toute entière se passionne pour le retour en grâce du vrai club populaire, celui de la revanche des damnés de la Terre sur la petite bourgeoisie londonienne.
Et pourtant. Et pourtant, c’est celui qui a donné les meilleures années de sa vie à son amour de toujours, Steven Gerrard, qui, d’une glissade restée tristement célèbre, a fait perdre le titre au club. Le nouveau riche Manchester City l’emporte. Suarez s’en est allé, Sturridge est devenu perdu pour le football et Sterling a rejoint les Skyblues. Le tableau est extrêmement sombre.
Les médecins défilent et dressent tous le même constat de mort cérébrale du héros des ouvriers.
Une nouvelle oscillation apparaît soudain sur l’écran et, en 2016, arrive au club Jurgen Klopp. Celui qui a ramené à la vie le Borussia Dortmund saura-t-il en faire de même avec les Reds? La nuit magique du match retour de quart de finale d’Europa League laisse envisager des lendemains qui chanteraient de nouveau. À la 91ème minute, après avoir été mené 0-2 puis 1-3, Liverpool l’emporte 4-3. On tente le défibrillateur, on guette avec espoir et crainte confondus une réaction du mourant. À nouveau, la claque est immense en fin de saison avec 2 finales perdues et une triste 8ème place en championnat.
À travers cet océan de noirceur, un phare lointain se dégage de la pénombre. Le patient réagit progressivement à l’attention quotidienne de ceux qui l’aiment et se tiennent à son chevet. Liverpool revient en Ligue des Champions dès 2017.
Si l’interêt général ne consiste pas en l’addition des intérêts particuliers, une grande équipe ne se résume pas à une addition de grands joueurs, le Real Madrid Galactique 1.0 pouvant en témoigner. C’est en la matière que Klopp révolutionne les Reds. La colonne vertébrale du club se solidifie fortement et s’inscrit dans la durée. Le style de jeu est à la fois clair et efficace, basé sur le célèbre gengenpressing du natif de Stuttgart.
En championnat, Liverpool est régulier et n’a plus perdu depuis plus de deux mois. En Ligue des Champions, le club a terminé premier de son groupe. Les investissements se mêlent enfin aux résultats et au travail sur longue durée. Le recrutement devient cohérent à mesure que l’entité des bords de la Mersey se structure de nouveau. La triste époque des Oussama Assaidi, Jonjo Shelvey et Fabio Borini est révolue. Avec Sadio Mané et Mohammed Salah, deux joueurs d’exception chargés d’épauler le régulier Firmino à la pointe de l’attaque, Liverpool se dote d’une armada offensive de niveau mondial.
Au milieu de terrain, le départ désormais acté de Coutinho et le probable d’Emre Can sont anticipés par le club avec l’arrivée de Naby Keïta et les probables signatures de Goretzka, Lemar ou Mahrez. Aux côtés de ces éventuels arrivées/départs se côtoient d’autres joueurs de haut niveau que sont Wijnaldum ou Lallana.
Enfin, la défense se solidifie elle aussi progressivement avec la signature cet hiver de Virgil Van Dijk qui a offert un derby au club de la Mersey, dès son premier match, d’un coup de casque rageur. Il viendra compléter une charnière où Matip faisait, déjà, office de taulier. À droite, Alexander-Arnold est un jeune du cru extrêmement prometteur, il fait concurrence au très bon Clyne.
Les zones de progrès demeurent pourtant aisément perceptibles. Spécialiste des bottle (mener largement au score et se faire égaliser, voire battre), Liverpool marque tout autant qu’il encaisse, c’est-à-dire énormément. Un arrière gauche de qualité et un gardien de classe internationale font toujours défaut au club, le banc demeure assez léger mais l’évolution est ailleurs.
Les Reds récupèrent leur âme. Une simple visite de la ville permet de relever dans quelle étendue la misère côtoie la modernité et où le centre ville dynamique n’est jamais séparé des bâtisses d’ouvriers que par le Parc d’Everton situé au sommet d’une verdoyante colline. Cette ambivalence de la ville n’est pas sans répercussion sur le club qui, las d’avoir vécu sur les cendres de sa gloire d’antan, s’arme de rage et d’effort, les ingrédients de ses succès passés, pour vaincre à nouveau demain. Après tant d’années à manger son pain noir, le club de la Mersey fait de nouveau parler, de nouveau peur et attire de nouveau. La reconquête sera aussi longue qu’excitante. La modernité naîtra de la tradition.
Frédéric Da Rocha a fait hier figure de prophète. En prétendant que les légendes ne meurent jamais, il ne se doutait probablement pas d’avoir eu autant raison. Aujourd’hui plus que jamais, le liver bird Liverpool s’apprête à revenir d’entre les morts. Aujourd’hui plus que jamais, c’est la rage de vaincre du plus grand club de toute l’histoire de l’Angleterre qui lui rendra son trône.
Crédit photo: AFP PHOTO / JOHN D MCHUGH