Il y a quelques semaines de cela, ils étaient invisibles, inaudibles, condamnés à un doux malheur qui s’étendait dans le silence. Aujourd’hui, ces populations abandonnées renaissent par une voix plurielle et sans nom, une voix perturbante qui abîme et fait peur, celle des Gilets Jaunes. Mais dans cette agitation s’est créé l’absurde : ces deux derniers weekends, plusieurs matchs de Ligue 1 ont été reportés par mesure de précaution, comme un lieu de communion enlevé par ceux-là mêmes qui en ont le plus besoin, ceux-là mêmes qui dans le football trouvent encore ce qu’ils ont perdu ailleurs…
Avec les premiers mots de cet article naît la crainte de tomber dans une vision naïve et pourtant si belle du football, cette vision d’un football populaire servant les petites gens que l’on prône volontiers pour se moquer de la dimension politique et financière de ce même sport. Il est en effet facile d’utiliser cette image dans laquelle chacun se reconnait et trouve sa part de sympathie. Pourtant, elle est partiellement fausse car elle tend surtout à opposer des personnes de différentes classes là où le football réussit en réalité à les réunir.
Or c’est justement sur ce point-ci qu’il convient d’insister. La réunion qu’offre le football est l’un des derniers lieux où les populations dont la voix est aujourd’hui portée par les Gilets Jaunes retrouvent ce qu’ils semblent avoir perdu. Si l’on s’intéresse de près aux préoccupations de ces gens, on découvre, bien au-delà d’une simple hausse du prix de l’essence, de nombreux domaines dans lesquels ils se sentent perdants : le pouvoir d’achat certes, mais aussi la soustraction ou l’éloignement des services publics, la disparition de services de proximité vitaux… Au global, c’est une forme d’abandon qu’ils dénoncent. Un abandon économique en premier lieu, mais plus pernicieux que l’aspect financier, il y a aussi là les traces d’un abandon social et culturel.
Souvent, on considère le football comme le pansement d’une douleur financière. Plus précisément, le football, le stade, son ambiance, ses joies, ses peines, sont autant d’éléments qui permettent l’oubli, faute de meilleur remède. Mais le football fait en fait beaucoup plus fort, il réunit, et cette fois-ci de manière bien consciente, des individus d’horizons différents autour d’un ensemble de valeurs et de passion partagées. Autrement dit, le football parvient à recréer le lien social et le socle culturel qui échappent aujourd’hui à ces populations abandonnées.
Le lien social, c’est l’union de personnes aux revenus différents, aux origines différentes, aux confessions différentes dans les tribunes. Le socle culturel, c’est cet ensemble de repères qu’une personne dépossédée des siens peut retrouver à travers le chant, les couleurs ou l’idole. Dans ses Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand, qui en son temps avait connu la Révolution, parle de l’admiration pour l’idole en ces mots : « Quoi de plus doux que l’admiration ? c’est de l’amour dans le ciel, de la tendresse élevée jusqu’au culte. ». Cette amour pour l’idole est un amour pluriel, un amour partagé qui réalise de fait les retrouvailles de l’homme abandonné avec son champ social et culturel.
Un parfait exemple de ces retrouvailles a été donné par la Coupe du Monde l’été dernier. Avec l’aventure de l’Equipe de France, chacun a pu s’identifier à une chose qui le dépasse et le transcende, chacun a pu créer un lien d’affiliation avec une équipe grandiose qui le maintient dans l’optimisme lucide. Ce lien-là, que l’on devrait de tout temps avoir avec la nation, est pour beaucoup rompu. Pire, en plus de cette absence d’affiliation transcendantale, nous sommes aujourd’hui dans une non-société comme l’explique Christophe Guilluy dans son dernier livre No Society. Nous ne l’étions pas le 15 juillet. Nous ne le sommes jamais face au football.
En fait, à chaque fois que nous entrons dans un stade ou que nous nous retrouvons dans un bar pour regarder un match de football, nous fabriquons de nouveau cette société qui nous a échappé. Et ce pouvoir qu’a le football de créer des sociétés est à mettre en relation avec ce qui se passe aujourd’hui chez les Gilets Jaunes. Regardez avec quelle facilité des personnes perdues ont créé des micro-sociétés sur des ronds-points ou dans les rues. Il y a chez tout le monde le besoin de se situer dans un ensemble plus grand que soi. Et le stade comme le rond-point sont aujourd’hui des lieux de cohésion sociale uniques.
Alors quel est le point commun entre le stade de football et le rond-point ? Quelle est cette chose qui parvient au-delà de toutes les difficultés à unir les hommes ? En réalité, ce qui lie le Gilet Jaune avec le supporter n’est rien d’autre que l’adversité. Ce sont les difficultés elles-même qui créent les conditions propices à la formation d’une société (aussi éphémère soit-elle) car dans la mutualisation des difficultés observées sur les ronds-points ou dans les stades se crée la volonté de les surpasser. Cette volonté et cette force collective se retrouve dans ce que l’on nomme la lutte. Et c’est pourquoi le football, comme une lutte, parvient à recréer les sociétés.
Seulement, comme toujours, il faudra quitter le stade et le rond-point, il faudra rentrer chez soi et retrouver ce domicile isolé au milieu d’autres, eux aussi tous isolés. Car aujourd’hui est le temps de l’individu, le temps d’une solitude admise dans laquelle chacun se perd et où les seuls temps de trêve nous sont offerts par des plaisirs simples et humains, des plaisirs où les valeurs de partage et de cohésion triomphent, des plaisirs glorieux comme le football en est un.
CREDITS PHOTO : wikistrike.com