Le 16 juillet 1950, le Brésil accueille l’Uruguay au Stade Maracana pour le dernier match de la Coupe du Monde. Il ne suffit que d’un match nul à la Seleção pour monter sur le toit du monde. Personne ne doute que les Brésiliens vont l’emporter. Mais une fatale erreur du portier Brésilien noir Moacir Barbosa en décida autrement. Cette erreur emporta les espoirs de victoire du peuple brésilien et la vie de ce gardien à jamais condamné pour sa faute.
Un pas en avant, une anticipation, un regard sur ses six mètres. Moacir Barbosa a tout vu : le centre de Ghiggia, les attaquants à la réception, le danger imminent. Nous sommes à la 79ème minute du dernier match de poule finale, l’Uruguay est sur le point de prendre l’avantage et d’empêcher le Brésil de remporter à domicile sa première Coupe du Monde. Mais, sur sa ligne, Moacir Barbosa a tout vu. Il va bientôt devenir le sauveur de son pays, le héros de tout un peuple.
Quelques jours plus tôt, il a été élu meilleur gardien de la compétition, comme un signe prophétique. Il est, à ce moment-là, plus fort que jamais, dans un Brésil qui ne fait de ses adversaires que des bouchées de pain. Alors quand Alcides Ghiggia entre dans la surface de réparation, rien ne peut le surprendre. Ni la vitesse de l’ailier uruguayen, ni ce coup d’œil vers le point de pénalty.
Tout ce qu’il a prévu est en train de se passer. Ghiggia s’avance, toujours plus proche de la ligne de sortie de but. Il replie sa jambe, arme son centre. Le coup d’œil prend tout son sens. Il s’élance. Et puis : l’impensable. Quelque chose que Ghiggia lui-même qualifiera d’illogique. Le centre à venir se transforme en frappe, l’anticipation en erreur. Ce qui devait être un coup d’avance met Barbosa en retard. Ses mains habillées d’une paire de gants légers ne peuvent rien, elles accompagnent dans la stupeur le ballon au fond des filets. Plus rien ne bouge dans le stade, plus rien ne fait de bruit. Un silence « morbide, par moments trop difficile à supporter », comme le décrit Jules Rimet. Barbosa est à genou et les secondes s’étirent à l’infini. Tout n’est que douleur au Maracana. Le pauvre gardien tente de se relever, le regard fixé vers le sol. Il ne le sait pas encore, mais il passera le reste de sa vie à genou.
« Tout lieu a son irrémédiable catastrophe nationale, son Hiroshima. Notre catastrophe, notre Hiroshima, est la défaite contre l’Uruguay en 1950. » C’est par ces mots que le dramaturge Nelson Rodrigues a défini le Maracanaço, le nom que l’on donne désormais à cet événement marquant dans l’histoire du foot brésilien. Hiroshima, rien que ça…
Après ce 16 juillet 1950, le Brésil est sonné et dans le pays règne une atmosphère de fin du monde. Le matin-même, on fêtait déjà la victoire. La Coupe du Monde 1950 fonctionnait avec un système de poule finale dans laquelle le Brésil avait déjà remporté ses deux premiers matchs 6-1 et 7-1, en véritable rouleau compresseur. Il ne suffit que d’un match nul aux Brésiliens dans la dernière rencontre contre l’Uruguay pour être champions du monde. Personne ne doute. Les journaux titrent « Voici les champions du monde ! » Jules Rimet écrit son discours en portugais.
Puis arrive le Maracanaço.
Un tremblement de terre. Un malheur insurmontable pour tout le pays. Personne ne sait comment se relever. Alors on tente de se faire justice, on cherche un coupable. Et il est vite trouvé : Moacir Barbosa.
Le Maracanaço a fait deux victimes : le Brésil et Barbosa. La première s’est relevée en 1958 quand la génération Pelé est arrivée et a remporté la première d’une série de trois Coupes du Monde. Mais la deuxième victime, Moacir Barbosa, elle ne s’est jamais relevée.
Le gardien brésilien a bien tenté de se racheter en voulant participer à la Coupe du Monde 1954 mais il se casse la jambe et manque la compétition. En 1963, il récupère les poteaux carrés du Stade Maracana et les brûle comme pour exorciser son malheur. Mais de ce malheur, il ne se débarrassera jamais. Car dès lors qu’il commence à s’envoler, dès lors qu’il commence à oublier ce 16 juillet 1950, quelqu’un vient lui rappeler.
C’est ce qu’il s’est passé lorsqu’une dame le reconnaît un jour dans un magasin et dit à son fils : « Regarde-le, fils. C’est l’homme qui a fait pleurer tout le Brésil. » C’est ce qu’il s’est passé également quand on lui refuse le droit de commenter un match de la Seleção en 1993 ou d’entrer dans le centre d’entraînement de cette dernière en 1994.
Moacir Barbosa résumera cette haine qui le poursuit depuis 1950 dans cette lourde sentence : « Au Brésil, la peine maximale pour un crime est de 30 ans. Moi, je paie depuis plus de 43 ans pour un crime que je n’ai pas commis. »
Derrière cette haine qui dure, la rancœur et puis surtout, le soupçon du racisme. Ce n’est certainement pas la seule raison pour expliquer le ressentiment à l’égard de Barbosa mais nier la participation du racisme dans la construction de la haine que cet homme a subi toute sa vie serait un aveuglement. La couleur de peau du malheureux gardien a clairement joué un rôle dans le traitement qu’il a connu dans un pays historiquement raciste et qui en 1950 ne connaissait pas encore le mélange culturel qu’il connaît aujourd’hui.
Le Brésil est un pays colonisé dont la population est majoritairement blanche. La population noire, elle, descend directement de la traite négrière qu’avais mise en place les colons portugais. Lorsqu’en 1894, Charles William Miller importe le football au Brésil depuis l’Angleterre où il a passé un séjour de quelques années, il est évident que ce sont des étudiants rentrés d’Europe ou bien des hauts-fonctionnaires qui en profitent.
Le football au Brésil est avant tout un sport de Blancs. Il faudra en fait attendre la création d’équipes ouvrières pour voir des joueurs noirs sur un terrain de football. Car la discrimination envers la population noire est à la fois raciale et sociale. Les Noirs sont à la fois ceux qui ne sont pas blancs et ceux qui se situent tout en bas de l’échelle sociale – ce sont des descendants d’esclaves.
Alors, du fait de cette double discrimination, l’accès aux activités des Blancs se fait rare. Mais lorsque l’on découvre le talent de certains joueurs noirs ou métisses pour le football, on utilise tous les stratagèmes pour en faire profiter son équipe. C’est ainsi qu’un joueur métisse s’était couvert le visage de poudre de riz pour participer à un match avec le club huppé du Fluminense.
Ce racisme ambiant n’a pas disparu du jour au lendemain. Et c’est aussi pour cela que Moacir Barbosa a payé cher son erreur. Il a d’ailleurs fallu attendre une trentaine d’années avant de revoir un gardien noir, en la personne de Dida, dans les cages de la Seleção.
C’est ce même Dida qui a aussi eu le courage d’être le premier à vouloir réhabiliter Barbosa : « Il est temps aujourd’hui de briser un tabou qui dure depuis plus de cinquante ans. Barbosa a fait de grandes choses pour le football brésilien mais après ce match, il a été crucifié. C’est quelque chose de terrible. Il faut souligner tout ce qu’il a apporté à notre sélection. »
Moacir Barbosa a en effet été un immense gardien de l’équipe du Brésil. Son titre (comique, quand on sait ce qu’il s’est passé) de meilleur gardien de la Coupe du Monde 1950 en atteste. Mais cela n’a servi à rien dans l’histoire de cet homme car ce que le Brésil a retenu, c’est que Moacir Barbosa était doublement coupable : il a manqué un arrêt et il était noir.
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