Le Clásico : Histoire d’une rivalité politique

Ce mercredi, à vingt heures, Blaugranas et Merengues se retrouveront sur la pelouse du Camp Nou pour un énième clásico, le 242ème de l’histoire. Cette rencontre, qui était censée déjà se tenir en octobre dernier, s’inscrit une nouvelle fois dans un contexte politique tendu, avec des manifestations indépendantistes catalanes attendues aux abords du stade. Quand on parle du FC Barcelone et du Real Madrid, la politique n’est finalement jamais très loin. Retour sur l’histoire de la plus grande affiche du football mondial, qui s’inscrit encore de manière très profonde dans la société espagnole.

 

Une rivalité née de la guerre

Le premier clásico de l’histoire se déroule le 13 mai 1902. Le Madrid FC – qui n’est pas encore Real –, qui vient tout juste d’être fondé par les frères Pardos, Juan et Carlos, tous deux catalans – ça ne s’invente pas – est sèchement battu trois buts à un par le FC Barcelone, créé en 1899 par le Suisse Hans Gamper, qui reprend pour modèle les couleurs rouge et bleu de son club suisse favori, le FC Bâle. A cette époque-là et dans les années qui vont suivre, il est encore présomptueux de parler de rivalité entre les deux clubs. La popularisation et le développement du football n’en sont qu’à leurs balbutiements. Le réel antagonisme, qui structure encore aujourd’hui la rivalité entre Barcelone et Madrid, ne surviendra que trois décennies plus tard.

Les années 1930 resteront à jamais gravées en Espagne comme une décennie noire. Dans un contexte politique européen de plus en plus instable qui annonce les grands bouleversements à venir, l’Espagne connaît une guerre civile entre Républicains et Nationalistes, ayant pour point de départ le coup d’Etat de 1936 orchestré par Franco. Les particularismes régionaux, et en particulier la culture catalane, sont alors réprimés par le nouveau régime. La ville de Barcelone et son club de football sont ainsi particulièrement touchés. Seulement quelques semaines après le coup d’Etat, le président du Barça de l’époque, Josep Sunyol, est fusillé par des franquistes à un poste de contrôle. Dans les tribunes du Camp Nou, aussi bien que dans les rues de Barcelone, l’usage du catalan et les drapeaux de la Catalogne – connus sous le nom de senyera – sont interdits. C’est à ce moment précis que le FC Barcelone va devenir le porte-étendard de la cause catalane et de la résistance républicaine.

Josep Sunyol, le Président du FC Barcelone assassiné en 1936 par des franquistes (source : collectiuemma.cat)

Cette identité va se construire d’autant plus face à l’opposition que représente le Real Madrid. Bien que Franco ne s’intéresse que très peu au football, il va vite comprendre l’enjeu politique que revêt ce sport devenu très populaire pour manipuler les masses. Il va alors jeter son dévolu sur le club de la capitale et s’en servir comme un outil de propagande. Le régime va notamment s’appuyer à partir de 1943 sur l’aura de l’ancienne idole du club, Santiago Bernabéu, fraîchement diplômé en droit après avoir combattu aux côtés des franquistes durant la guerre civile.

1943 restera aussi comme une année fondatrice dans l’historique des Clásicos. En demi-finale de la Copa del Generalisimo (l’ancien nom de la Copa del Rey actuelle), le FC Barcelone dispose facilement du Real Madrid au match aller sur un score de trois buts à zéro. On imagine alors déjà le Barça disputer la finale mais le Real Madrid lui inflige une doble manita au match retour (11-1). L’ampleur de la défaite interroge et plusieurs versions des faits viennent se confronter. Une d’entre elles indique qu’un officier franquiste aurait fait irruption dans le vestiaire barcelonais avant le début du match pour intimider les joueurs et les inciter à perdre. Par ailleurs, de nombreux témoignages ont souligné le contexte houleux de ce match, qui aurait vu les joueurs barcelonais être la cible de nombreux jets de pierre depuis les tribunes. La rivalité vient de naître.

A ses débuts au pouvoir pourtant – et hormis ce « coup d’éclat » –, le palmarès du club de Franco fait pâle figure à côté de celui du FC Barcelone, qui domine le football espagnol de la fin des années 1940. Un seul homme va suffire à changer la donne, un Argentin venant tout droit de Colombie.

 

L’imbroglio Di Stéfano

L’arrivée en Espagne d’Alfredo Di Stéfano se fait dans des conditions rocambolesques. Le jeune attaquant argentin sort alors de quatre saisons réussies au Millonarios en Colombie, où il a enquillé les buts par dizaines. Ses prestations ne passent pas inaperçues en Espagne, où les clubs rivaux de Madrid et de Barcelone vont alors tenter de se l’arracher. Plusieurs versions circulent autour de cette histoire. Ce qui est certain, c’est que l’attaquant qui va rapidement devenir l’idole du Real devait jouer sous le maillot blaugrana initialement ! Avant de finalement opter pour la tunique blanche, Di Stéfano aura même joué trois matchs sous les couleurs du FC Barcelone. L’histoire officielle veut que le Real Madrid aurait simplement profité d’un flou autour de la situation contractuelle de Di Stéfano, qui a quitté Millonarios en mauvais termes, en s’arrangeant financièrement avec le FC Barcelone et le club colombien.

L’histoire officieuse, défendue par le club catalan, nous dit que Franco est intervenu personnellement pour que la Flèche blonde rejoigne finalement le vestiaire du Real : le régime aurait fait chanter le Président du FC Barcelone en le menaçant de contrôles fiscaux sévères s’il ne laissait pas Di Stéfano partir au Real. Face à cette lutte, la Fédération espagnole intervient et proclame un accord stipulant que l’attaquant jouera pour les deux équipes, en alternant à chaque saison. Barcelone refuse ce compromis ridicule et laisse donc partir, non sans remords, l’un des plus grands footballeurs de tous les temps. Un mois plus tard, lorsqu’il croisera de nouveau la route du FC Barcelone, Di Stéfano n’hésitera pas à se rappeler au bon souvenir de son (presque) ancien club en se montrant décisif quatre fois, avec deux buts et deux passes décisifs. La machine est lancée.

Alfredo Di Stéfano, sous le maillot madrilène (source : realmadrid.com)

Alors qu’il aurait pu devenir le leader du Barça et, par extension, de la cause catalane, Di Stéfano a malgré lui renforcé le pouvoir symbolique de Franco en faisant du Real la meilleure équipe d’Europe à la fin des années 1950. Ou la définition d’un pantin, inintéressé par la politique, mais manipulé par des causes extérieures pour arriver à leurs fins. Indirectement, Di Stéfano va avoir un rôle crucial dans l’image du régime franquiste au niveau international, puisque ses exploits européens et ceux du Real Madrid vont être utilisés par Franco pour valoriser son régime et montrer une image pacifiée et victorieuse de son pays. De la même manière qu’il s’est servi du Real Madrid comme outil de propagande en Espagne, Franco adopte la même méthode sur le plan européen, alors que le club merengue remportera les cinq premières Coupes des clubs champions européens, entre 1956 et 1960.

 

L’insoumission barcelonaise

Face à la domination madrilène, appuyée par le régime franquiste, le FC Barcelone va connaître une longue période de disette durant les années 1960, alors que son identité catalane est toujours réduite au silence. Il faut attendre 1973 pour que le club catalan fasse de nouveau jeu égal avec son rival merengue. Là encore, la venue d’un seul homme suffit à faire basculer le club dans une autre dimension. Celle de Johan Cruyff, Ballon d’or 1971, en provenance de l’Ajax Amsterdam. Dès son arrivée, le Néerlandais ne tarde pas à se mettre le public barcelonais dans la poche en déclarant avoir choisi le Barça plutôt que le Real, justement parce que ce dernier était aux mains du régime franquiste. Surtout, il sera adoré des supporters en raison de ses prestations sur le terrain. Grâce au travail de Rinus Michels, le légendaire entraineur de l’Ajax et le mentor de Cruyff, Barcelone pratique un football total avec le n°14 toujours en chef d’orchestre. Si bien qu’en février 1974, au moment de se déplacer à Bernabéu, le Barça étrille le Real en infligeant une manita qui restera comme l’une des plus célèbres de l’histoire des clásicos. Comme signe d’insoumission à l’égard de Franco, Cruyff inscrit un but et délivre deux passes décisives. C’en est sans doute trop pour le dictateur espagnol qui mourra un an plus tard.

Johan Cruyff, sous le maillot blaugrana (source : lasueur.com)

Le FC Barcelone a d’ailleurs sans aucun doute le sens du timing puisque le 28 décembre 1975, soit un mois après la mort de Franco, il reçoit le Real Madrid. Le match, qui se soldera par une victoire anecdotique du club catalan sur le score de deux buts à un, voit surtout le Camp Nou célébrer comme il se doit la fin du régime franquiste et du moule fasciste au sein duquel la culture catalane devait être réduite au silence. Ce soir-là, les drapeaux catalans flottent de nouveau dans le stade, plus de trente années après qu’ils aient disparu.

 

Une identité toujours marquée aujourd’hui

Avec la mort de Franco, la tension politique qui était présente lors de chacun des clásicos s’essouffle quelque peu. Le roi Juan Carlos Ier, qui succède à Franco, est une personnalité politique beaucoup moins clivante et contestée, et la Catalogne retrouve ses libertés sur le plan politique. Toutefois, la rivalité continue d’exister entre les deux grands d’Espagne. Au-delà du simple match opposant les villes de Madrid et de Barcelone, le clásico représente un antagonisme qui concerne toute l’Espagne entre la province qui souhaite son indépendance et la capitale, représentative du pouvoir central. Cet antagonisme a contribué à la médiatisation du clásico d’abord en Espagne, puis à travers le monde entier. En Espagne, le choix d’un des deux camps s’apparente à un choix politique pour certains supporters. Par exemple, les supporters de l’Espanyol Barcelone, majoritairement opposés à l’indépendance de la Catalogne – comme l’indique le nom de leur club – auront plutôt tendance à soutenir le Real symbolisant l’Espagne centralisatrice face à l’ennemi blaugrana. Ce choix relève surtout de la détestation moins importante d’une équipe que de l’autre : les supporters de l’Atlético vont ainsi plutôt soutenir le Barça (« l’ennemi de mon ennemi est mon ami »).

Dans le reste du monde, le choix va plutôt se porter sur une certaine idée de ce que l’on se fait du football. Il y a encore deux ans, ce choix était même simplifié par le duel entre Messi et Ronaldo. Choisir entre le Barça ou le Real revenait souvent à choisir entre ces deux joueurs là. Encore avant, on pouvait s’identifier à l’une des deux équipes selon l’opposition tactique entre Mourinho et Guardiola. Ou encore avant, choisir simplement selon le meilleur joueur français : Giuly ou Zidane… Il y a encore quelques années, le Barça et le Real se différenciaient très sensiblement sur les valeurs qu’ils déployaient, notamment sur leur maillot. Alors que le Barça incitait à faire des dons à l’UNICEF, le Real incitait à faire des dons à un site de paris sportifs. Le clásico, ou comment tout réduire au manichéisme.

Real Madrid – FC Barcelone, mai 2009 (source : fr.wikipedia.org)

Identitairement, la rivalité autour du clásico reste donc très marquée. Cela tient essentiellement au fait que les clubs continuent de porter en eux les symboles politiques qu’ils étaient auparavant. Aujourd’hui encore, le FC Barcelone n’est pas simplement le club de la ville de Barcelone, mais c’est aussi le club de la Catalogne. Tout comme l’Athletic Bilbao représente le Pays basque. Més que un club. Le club garde toujours en lui, à travers son logo et ses maillots son identité catalane, en n’hésitant pas à la rappeler lorsqu’il défend notamment l’usage de la langue catalane, comme en 2012, en marge d’un clásico : « La langue, comme notre club, est un élément d’intégration qui permet de s’identifier avec le pays, sans tenir compte des origines et des opinions ». Malgré la mondialisation qu’a connu le football professionnel depuis l’arrêt Bosman en 1995, le club a toujours su garder dans son effectif des porte-étendards de la cause catalane, en partie grâce à la Masia : Xavi et Carles Puyol hier, Gerard Piqué aujourd’hui.

De l’autre côté, bien entendu, le Real ne revendique plus aucun lien avec sa période franquiste. Mais dans une certaine mesure, il continue d’incarner, encore aujourd’hui, le pouvoir central et la royauté. Il n’y a qu’à regarder le nom du club « Real » (royal en français) qui est toujours le même et qui avait été accordé en 1920 par le roi d’Espagne Alphonse XIII ; de même que la couronne, toujours présente sur le logo du club, qui contribuent tous deux à déployer une image monarchique du club. Même si le roi d’Espagne actuel, Felipe VI supporte publiquement l’Atlético de Madrid, son père, Juan Carlos Ier, était un fervent supporter du Real Madrid.

 

Les craintes d’un débordement ce soir

Le FC Barcelone étant devenu, au fil des décennies, l’un des relais les plus médiatisés de la cause catalane, nul doute que le clásico de ce soir s’inscrira une nouvelle fois dans le contexte politique tendu que traverse la Catalogne en ce moment-même. Pour rappel, le match prévu ce soir est le fruit d’un report décidé par la fédération espagnole puisque la date initiale du match, le 25 octobre, coïncidait avec l’organisation de multiples manifestations en soutien aux neufs dirigeants indépendantistes catalans condamnés à des peines de prison pour avoir organisé le référendum d’autodétermination de 2017. A cette époque, le club s’était montré favorable à l’organisation du référendum, sans pour autant prendre position sur la question de l’indépendance. A l’annonce de la décision de justice d’octobre dernier, le FC Barcelone avait d’ailleurs communiqué à ce propos :

« Le FC Barcelone, en tant qu’entité de référence de Catalogne et en accord avec sa trajectoire historique, la défense de la liberté d’expression et le droit de gérance […] manifest[e] aujourd’hui [son] désaccord. La prison préventive n’aide en rien à résoudre le conflit, dont la résolution passe exclusivement par le dialogue politique. Pour l’heure, le club demande à tous les responsables de se lancer dans le dialogue et les négociations qui permettront la libération des leaders civils et politiques incarcérés. Le FC Barcelone apporte son soutien et se solidarise avec les familles de ceux que l’on a privés de liberté »

Un dispositif policier renforcé sera mis en place ce soir aux abords du stade. Des manifestations devraient y avoir lieu dès 16 heures, notamment organisées par la plateforme indépendantiste Tsunami Democratic, qui s’est déjà rendue responsable du blocage partiel de l’aéroport de Barcelone en octobre dernier et de la fermeture durant deux jours en novembre de la principale autoroute entre l’Espagne et la France.

https://twitter.com/tsunami_dem/status/1206876908090200064?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1206876908090200064&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.cnews.fr%2Fsport%2F2019-12-17%2Fpremiere-place-de-liga-tensions-politiques-le-clasico-fc-barcelone-real-madrid

En marge de ce clásico, le président du FC Barcelone, Josep Maria Bartomeu a déclaré : « Nous savons que nous vivons un moment social et politique compliqué mais je suis convaincu que c’est compatible avec le fait de pouvoir jouer un match de football ». Espérons simplement que ce soit le cas, et que la violence des uns ne vienne pas entacher les revendications des autres. Nous parlons là simplement d’un tacle appuyé les deux pieds décollés de Sergio Ramos sur la cheville droite de Gerard Piqué.

 

Photo crédits : iconsport




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