[Interview] Damien Della Santa : «On n’individualise pas assez la manière de travailler avec les footballeurs»

« Quand le corps ne suit plus, ça se joue dans la tête. » Cette affirmation n’est pas totalement fausse mais soulève un élément sous-estimé dans le football : le cerveau. Entraîneur, spécialiste de l’analyse des préférences motrices et cérébrales ActionTypes® et auteur pour la revue Vestiaires Magazine, Damien Della Santa possède plus d’une corde à son arc. Il a accepté de se confier à Ultimo Diez sur une tendance qui pourrait faire évoluer le jeu : l’étude des préférences motrices et cérébrales appliquée au football. Consultant auprès de deux centres de formation et d’une dizaine de clubs professionnels dont certains évoluent en Ligue des champions, il fait figure de précurseur dans le domaine. 

Présentations

J’ai commencé à entraîner dès 15 ans à l’Avant-Garde Caennaise. Au fil des saisons, j’ai couvert toutes les catégories d’âge puis contribué à la création de la section féminine. 

En parallèle, j’ai passé mes diplômes d’entraîneur en intégrant le Stade Malherbe de Caen pendant 3 saisons, dont une avec la réserve et deux avec les U19 Nationaux. 

Depuis, je n’ai entraîné que des seniors en tant qu’adjoint ou numéro un, essentiellement au niveau régional. Je n’entraîne plus depuis trois ans. À l’heure actuelle, j’exerce au sein d’une structure indépendante en tant que consultant pour les clubs et joueurs professionnels. En parallèle, la Fédération Française de Football (FFF) m’a sollicité pour animer des modules sur l’approche ActionTypes® dans le cadre du certificat d’entraîneur de gardiens de buts (CEGB). J’ai ainsi pu accompagner neuf des entraîneurs de gardiens exerçant actuellement en Ligue 1 et Ligue 2.

«En imposant une technique à un joueur sur la base de modèles génériques, on le rend moins fort que ce qu’il pourrait être»

Quel a été le cheminement jusqu’à cette spécialisation ?

L’idée était de construire et développer des compétences, des spécialités. J’ai d’abord travaillé de façon intensive sur la périodisation tactique pendant 4 à 5 ans. Ensuite, je me suis consacré à l’analyse du jeu. J’analysais près de 300 rencontres à l’année. J’y passais près de 3 heures par match. Cela m’a permis de finaliser l’écriture de mon livre sur le projet de jeu (Construisez votre projet de jeu, Vestiaires magazine, 2018). 

Ça fait désormais cinq ans que je me spécialise sur les préférences motrices et cérébrales ActionTypes®. Je me suis également formé à l’approche Motivations Profondes®. C’est un aspect très peu connu au sein des clubs professionnels. Je partage l’expertise que je développe ainsi que mes recherches. Ça me permet de côtoyer le haut-niveau, d’apprendre à leurs côtés. Au niveau des clubs, ils gagnent du temps et se développent sur des segments peu exploités jusque-là et qui les intéressent.

Comment définir l’approche des préférences motrices ActionTypes® ?

C’est une approche importante visant à développer la connaissance de soi. On est à l’ère de l’individualisation. C’est le cas dans les clubs ou les structures autour des joueurs comme les agents. De mon point de vue, même si l’on individualise les objectifs, on n’individualise pas assez la manière de travailler avec les joueurs pour optimiser leur progression. 

Le principe est le suivant : on n’est pas tous construits de la même manière. Si l’on regarde comment sont construites les techniques, elles sont toutes faites de la même manière. Tu observes les meilleurs puis tu les copies. Ça marche bien si le joueur que l’on prend est construit de la même manière que le modèle. Ma théorie, c’est que l’on est tous différents et que partir du joueur, de l’individu, est beaucoup plus pertinent pour qu’il trouve sa technique efficace. En imposant une technique à un joueur sur la base de modèles génériques, on le rend moins fort que ce qu’il pourrait être.

Pour un entraîneur, l’idée de se dire « si ça marche pour moi, ça marche pour les autres » part d’un bon sentiment, mais l’autre joueur est peut-être mentalement et physiquement construit à l’inverse.

«Raheem Sterling possède les caractéristiques d’un vertical»

Existe-t-il une classification ? 

Il y a des critères et classifications. On parle plutôt de profils même si je n’aime pas trop cette notion. Quelque part, cela revient à mettre les gens dans des cases. Il faut être vigilant et ne pas tomber dans ce piège. C’est occulter toute la partie acquise des joueurs : leur parcours de vie, leur personnalité, leur éducation, leurs valeurs… Tout cela n’entre pas en compte dans les profils. Si l’on ne prend pas ça en compte, on ne peut pas entraîner correctement un joueur. 

Il existe en théorie 32 profils moteurs et 192 profils cérébraux. Je ne conçois pas les préférences motrices et cérébrales de cette façon. Je les considère comme une grille de lecture que l’entraîneur va avoir à sa disposition quand ça ne marche pas. 

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Quel est l’impact sur le jeu ? 

Il y a énormément d’impact. Dès qu’il y a une expression technique ou mentale, les préférences interviennent. Ce ne sont qu’une analyse de la manière dont le corps et le cerveau fonctionnent et s’expriment. Les utilités sont vraiment variées. À partir du moment où l’on sait les mobiliser, on peut prendre ce qu’un joueur ne sait pas encore faire puis s’en servir. 

Mes travaux portent essentiellement sur l’individualisation au niveau technique des attaquants ainsi que les coups de pieds arrêtés.

Hier soir, Sterling s’est distingué en loupant l’égalisation alors que le but était vide. Comment expliquer ce manque de réussite ? 

La manière dont les joueurs perçoivent la trajectoire du ballon détermine la façon dont ils vont traiter l’information. Il y a des joueurs qui ont besoin d’avoir un angle entre la trajectoire du ballon et l’orientation de leur corps pendant la phase de perception. On les appelle les « horizontaux ». Les « verticaux » ont quant à eux besoin d’avoir le corps orienté face à la trajectoire du ballon.

Raheem Sterling possède les caractéristiques d’un vertical. Il loupe d’ailleurs une occasion similaire contre Burnley en 2018. Le fait pour un attaquant de ne pas être dans sa position préférentielle – lors de la phase de perception – ne signifie pas qu’il ne réussira jamais son geste, mais lorsqu’il manque son geste, il est très souvent dans sa position non préférentielle.

Comment travaille-t-on ces aspects avec des clubs professionnels ? 

On s’appuie sur une série de tests moteurs et cérébraux. Il y a 3 angles. Le premier est de permettre aux joueurs de mieux se connaitre. Le second porte sur l’optimisation technique et athlétique (pour le staff). Et le troisième point consiste à donner des outils objectifs, simples et applicables pour le management. 

Les plus gros clubs insistent sur l’analyse des adversaires, des coups de pieds arrêtés, la détection des failles défensives, etc. Ils sont assez friands de cela car ils gagnent du temps. Ce qu’ils peuvent obtenir en quelques mois, on est en mesure de leur fournir des réponses en 3 jours. Par exemple, avoir des éléments de lectures pertinents ça ne te prend que deux heures au lieu d’une journée.

On donne une grille de lecture immédiate pour motiver, recadrer. On me sollicite surtout pour motiver les joueurs.

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C’est-à-dire ?

Tous les joueurs ne sont pas des compétiteurs nés qui ne voient que le résultat, qui sont obsédés par la gagne. Il y a même des tops joueurs qui jouent pour le plaisir. S’ils ne s’amusent pas, ils n’auront pas le même niveau de performance. Ça concerne même des joueurs disputant régulièrement la Ligue des Champions. Certains peuvent voir tel joueur comme un tueur mais s’il ne s’amuse pas, il ne joue pas.

On peut être trente dans une pièce à écouter un discours mais ne pas avoir compris la même chose. Le cerveau capte ce dont il a besoin. Il y a un tri qui se fait de façon inconsciente. Les entraîneurs ont parfois du mal à comprendre cela. On essaie de les aider à être compris et être en capacité de stimuler chacun de leurs joueurs.

Aujourd’hui, la Fédération française de football fait de très bonnes choses en incitant les clubs à aller dans la direction de la connaissance de soi.

Quelle est la marge de manœuvre au sein des centres de formation ?

Il faut qu’il y ait prise de conscience des préférences motrices. L’essentiel est de faire attention à ne pas déformer les joueurs. 

On accompagne déjà quelques centres de formation. On leur fait gagner du temps en profilant les joueurs avant de fournir des outils aux formateurs. Ils sont bien entendu adaptés à leur façon de fonctionner. On leur fait prendre conscience et confiance. Aujourd’hui la pression est telle quand on signe professionnel… Intégrer le vestiaire des pros, rien que pour ça il faudrait un accompagnement. Les exigences sont très élevées, on attend que tout soit parfait. Dans le jeu, ça va deux fois plus vite et si tu ne te connais pas toi-même – en tant que joueur et en tant qu’homme – c’est compliqué. Aujourd’hui, la Fédération française de football fait de très bonnes choses en incitant les clubs à aller dans la direction de la connaissance de soi. C’est un outil de plus.

Est-ce que l’on s’oriente vers un football dominé par l’interprétation de préférences motrices ? 

Les préférences motrices commencent à devenir « tendance ». J’ai la chance de rencontrer un certain nombre d’acteurs. Un usage inapproprié des préférences motrices est complètement destructeur. Les préférences motrices ne doivent rester qu’un élément de la boite à outils au service de la performance. C’est une approche surpuissante mais ça ne doit pas devenir la pierre angulaire. 

Quand on place ça en premier avant de parler de football, ça ne marche pas… Ça rend fous les joueurs. 

Il ne faut pas rester dans la théorie. N’oublions pas que si elles ne servent pas à améliorer les performances du joueur, ou de l’équipe, l’analyse des préférences motrices ne sert à rien. 

Crédits photos : @ddellasanta (Twitter)

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