[Interview] Pierre Maes : «Mediapro, c’est comme un U16 qui veut être titulaire à Liverpool dans trois ans»

Après une carrière au sein du groupe Canal+, Pierre Maes est devenu consultant dans le secteur des droits sportifs. Il assiste au niveau international les vendeurs et les acheteurs de ces droits. En mars 2019, il publie son livre : «Le business des droits TV du foot : enquête sur une bulle explosive.» Pour Ultimo Diez, cet acteur reconnu de ce pan de l’écosystème du ballon rond n’élude aucun sujet. Pas même celui de Mediapro, qui inquiète sérieusement la LFP.

Pouvez-vous présenter les forces en présence du marché des droits TV pour le football ?

Nous pouvons segmenter les catégories d’acheteurs en différents groupes. Dans l’ordre chronologique : les chaînes de télévisions publiques et en clair vivant de la publicité, les chaînes à péage, les Telco (opérateurs télécoms tels que SFR, Bouygues Telecom, Free et Orange, ndlr), puis timidement les GAFA (Un acronyme désignant les quatre géants du web que sont Google, Apple, Facebook, Amazon. L’acronyme englobe également d’autres grands acteurs de l’économie numérique tels que Microsoft, Yahoo, Twitter et Linkedln, ndlr). 

Vous avez été un acteur des droits TV, pouvez-vous nous décrire le processus d’appel d’offres ?

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les règles de la consultation ne sont pas clairement définies. Vous recevez un gros pavé à lire et le passage le plus important est celui avec le montant, qui est décidé en haut lieu par la partie offrante (la partie qui fait une offre pour les droits TV, tels que beIN Sports, Canal+, Mediapro, ndlr).

L’ayant droit (l’entité responsable des matches concernés, par exemple la LFP pour la Ligue 1 et la Ligue 2, ndlr) peut décider, sans l’avoir prévu en amont dans sa procédure, de lancer un second tour s’il estime que les offres ne sont pas satisfaisantes. Les conditions pour un nouveau tour ne sont pas explicitées !

«Une explosion de la bulle ? Nous n’en sommes pas là, mais…»

Cette liberté permet à la Ligue, si elle le souhaite, de comparer les offres uniquement sur le niveau financier des propositions reçues. En effet, d’autres paramètres techniques (qualité des retransmissions, exposition du produit notamment avec un nombre d’abonnés importants…) peuvent influencer le choix du titulaire.

C’est en somme le reflet d’un rapport de force, comme je l’explique dans mon ouvrage, du monopole de la partie qui détient les droits. Elle est toute puissante et elle entend jouir de cette position au mieux à travers cette procédure d’appels d’offres.

Après plusieurs années d’inflation à l’avantage des Ligues, le cycle va-t-il s’arrêter avec la consolidation des acquéreurs de droits ?

Un appel d’offres est efficace dans le cadre d’une concurrence très active et même féroce dans certains marchés. La France en est l’illustration parfaite. À l’inverse, si le nombre d’acteurs pouvant répondre à votre consultation se réduit, le niveau des prix s’en ressentira de manière sensible.

Aujourd’hui, on constate un tassement du marché. Dans mon livre il y a plus d’un an, je parlais d’une explosion de la bulle. Nous n’en sommes pas là, mais on constate déjà une grosse correction.

On l’a vu avec les droits étrangers de la Premier League.

Tout à fait ! Mais avant cela, nous l’avons vu sur les droits de la Bundesliga qui ont atteint un niveau très décevant (d’1,16 milliard d’euros/saison à 1,1 milliard, première baisse depuis 2002, ndlr).

L’arrivée des GAFA sur ce marché est un argument repris par les patrons des Ligues pour maintenir la pression sur les chaînes. Est-ce réaliste ?

Cela fait partie d’un job description d’un président de Ligue. Il ne faut pas diaboliser le discours des dirigeants des ayants droits, qui sont dans la valorisation de leur actif. Leur objectif est d’emmener les offrants et mêmes les titulaires de droits dans une certaine nervosité. Quoi de mieux que de leur faire peur avec un intérêt réel ou non des GAFA ?

Selon vous, est-ce un fantasme ou cela peut se concrétiser à court voire moyen terme ?

Les GAFA sont très discrets en général, ils ne communiquent pas beaucoup sur leurs stratégies.

En se reposant uniquement sur les faits, on en parle depuis des années mais il n’y a qu’un seul acteur qui a une stratégie de contenu sportif significatif : c’est Amazon. Les autres sont très prudents et ne cherchent pas à dépenser d’argent. Des acteurs comme Netflix ou Apple n’iront pas du tout sur ce segment.

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Amazon a été le plus actif ces dernières années. On s’attendait à ce qu’il émette une offre importante sur le dernier appel d’offres de la Bundesliga, surtout qu’il avait acquis les droits de la Ligue des champions quelques mois auparavant, mais il ne s’est pas positionné. Le marché s’est donc légitiment posé des questions : est-ce que le seul GAFA qui investit significativement n’est-il pas déjà en train de faire marche arrière ?

Quand on met en perspective le montant d’investissement nécessaire pour acquérir des droits de foot par rapport à leurs chiffres d’affaires, c’est dérisoire. Tout ça peut donc changer du jour au lendemain dans des proportions encore jamais vues.

«Le business de RMC Sport est sur la fin»

Quel(s) nouveau(x) acteur(s) peu(ven)t venir disrupter le marché ?

On a un exemple intéressant en Belgique : KBC, une banque qui a acheté les Near Live Clips (les buts marqués en léger différé, équivalent du lot de Free en France, ndlr). La stratégie de ce nouvel entrant est de mettre à disposition de ses clients ce service sur leur application smartphone pour créer du trafic.

Le miracle, pour les ayant droits, est qu’ils ont eu une succession de participants aux appels d’offres de plus en plus riche, en partant des chaines en clair vivant de la publicité, puis les chaines à péages et les Telco. Ça s’arrête un peu, ils avaient fantasmé un peu sur les GAFA qui sont infiniment plus riches que les Telco mais ça coince.

On parle beaucoup des acteurs dits OTT comme le service de streaming DAZN par exemple. Mais pour moi, ces modèles ne sont rien d’autre que de la télévision à péage. (Over The Top est un service de livraison d’audio ou de vidéo sans la participation d’un opérateur de réseau traditionnel, comme une compagnie de câble, de téléphone ou de satellite, dans le contrôle ou la distribution du contenu, comme c’est le cas de DAZN ou Netflix, ndlr).

Justement, en Allemagne, DAZN est un nouvel acteur. Pouvez-vous présenter son modèle économique ? Que pensez-vous de sa viabilité ?

Suite à l’arrivée de nouveaux opérateurs dans le paysage audiovisuel mondial comme Netflix, le milieu du sport a également été touché. DAZN est arrivé avec une offre attractive de 10€/mois, mais ils n’ont pas beaucoup de droits. Sur le papier, le montant n’est pas onéreux, mais quand vous payez ce montant pour Netflix, vous avez de la quantité et de la qualité. Avec DAZN, cela ne vous suffit pas si vous êtes amateur de sport.

Cependant, on a vu un élément que chaque opérateur se doit d’appliquer : la flexibilité de l’abonnement. L’engagement et la tacite reconduction sont des pratiques obsolètes. Cette souplesse offerte aux clients peut s’avérer dangereuse. DAZN en a pu faire l’amère expérience avec la Covid-19. Leur business model est donc fragile.

En France, une chaîne comme RMC Sport, qui voit son catalogue de droits se réduire comme peau de chagrin, peut-elle subsister ?

Pour moi, c’est un business qui est sur la fin. Le groupe Altice, de manière assez transparente et courageuse, a reconnu ses erreurs. Le Telco pensait que la convergence des contenus était la bonne stratégie à avoir et qu’il fallait acheter des contenus exclusifs sportifs très chers, mais il s’est trompé. Ils n’achètent plus de droits, ils ont déjà fermé une chaîne. Quand ils n’auront plus de droits, les autres canaux seront fermés également.

«Si Mediapro n’est pas en mesure de régler la LFP…»

L’arrivée en France de Mediapro a permis à la LFP de dépasser la barre symbolique du milliard d’euros. Aucune garantie bancaire n’a été demandée. La Serie A l’avait exigée mais Mediapro n’était pas en mesure de la fournir, et la procédure a été invalidée. Quelles conséquences pour le football français si l’agence était amenée à faire défaut ?

On ne souhaite pas à Mediapro de se crasher. C’est sûr qu’ils ont un business à hauts risques, l’investissement est énorme, les deals de distribution négociés n’incluent pas de minium garantie, notamment avec les FAI (Fournisseurs d’Accès Internet, ndlr).

En résumé, les dépenses sont certaines et les recettes incertaines, donc s’ils ne sont pas en mesure de régler la LFP, la ligue française fera comme la Premier League avec la Chine et le contrat sera rompu, puis elle tentera de trouver un nouvel acquéreur.

Du coup, le rapport de force ne va-t-il pas être inversé avec les acteurs restants sur le marché ?

La LFP devra relancer une consultation dans de mauvaises conditions, c’est certain. La concurrence sur le marché, pour reprendre vos mots, se réduit comme peau de chagrin. RMC s’en va, beIN SPORTS est dans le sillon de Canal+. On se retrouverait alors dans une situation que le football français a bien connu, c’est-à-dire un seul acteur : Canal+ !

La distribution de la chaîne s’est faite non sans difficultés, et il y a quelques semaines Canal+ a porté les débats sur le champ juridique. Après une telle action, voir la chaîne Téléfoot sur le bouquet du diffuseur historique est-il encore possible, ou avons-nous atteint un point de non-retour ?

C’est une évidence que l’ambiance dans les négociations ne sont pas au beau fixe après qu’une des deux parties ait été en justice. Maintenant, Canal+ se présente comme une partie qui veut le deal, mais pas à des conditions qui sont largement défavorables comparées aux FAI comme elle le prétend. Je ne sais pas sur quelle base juridique un juge va pouvoir se positionner. Je crois que Canal+ a voulu faire passer un message vis-à-vis de ses abonnés et du public : 1 – Ils veulent distribuer Téléfoot, donc ils veulent proposer l’ensemble du foot français à leurs abonnés, et 2 – Ils agissent dans ce sens.

«Je pense que l’urgence, pour la LFP, est de recréer une relation avec Canal+»

Selon votre expertise, quel est l’avenir pour le marché des droits TV ?

À court terme, l’enjeu sera de mettre en œuvre des outils pour contrecarrer cette baisse des droits. On peut citer deux tactiques des ayants droits déjà mises en application, à savoir l’allongement de la durée des contrats et faire des appels d’offres très tôt.

À moyen terme, il va falloir mettre en place des stratégies qui vont vers l’OTT, s’il s’avère qu’on ne trouve plus des partenaires prêts à prendre des risques importants en réalisant un gros investissement et trouver des abonnés par la suite.

Si on s’oriente vers l’OTT, cela voudra dire que les Ligues devront se transformer en vendeur de contenu. Lorsqu’elles feront de l’OTT, elles verront à quel point il est difficile de recruter un client et surtout de le garder.

À l’instar de la NBA avec son League Pass ?

C’est ça, à une nuance près : l’OTT se fait en parallèle de deals avec des broadcasters (chaines de télévisions gratuites ou à péage, ndlr), que ce soit au États-Unis ou dans le monde entier. Peut être qu’un jour, on aura uniquement de l’OTT.

En France, nous avons eu récemment l’élection de Vincent Labrune à la tête de la LFP. Il a un background dans le monde de l’audiovisuel. Pourrait-il poser les premiers jalons à ce virage stratégique ?

Pourquoi pas, mais je pense que l’urgence est de recréer une relation avec Canal+. Je pense que c’est dans cette optique qu’on avait parlé de Michel Denisot (candidat à la présidence de la LFP, ndlr).

L’autre défi pour que l’OTT fonctionne est que les clubs s’entendent pour le faire ensemble, et ce n’est pas gagné ! Un OM ou un PSG pourrait très bien décider de faire cavalier seul.

Terminons sur une note de légèreté. Si vous deviez comparer les diffuseurs français à des joueurs de foot, quels seraient-ils ?

Canal+, c’est clairement Cristiano Ronaldo : costaud dans la longévité !

Mediapro, les entendre dire qu’ils veulent 3.5 millions d’abonnés, c’est comme entendre dire un U16 qu’il va être titulaire à Liverpool dans les trois ans.

RMC, on est dans la fin de carrière. Je dirais Vincent Kompany version Anderlecht.

beIN SPORTS serait un joueur flamboyant qui se met au service d’un leader. Comme l’a pu être Karim Benzema au Real Madrid pour rester dans l’analogie CR7 et Canal+.

Merci à Pierre Maes pour sa disponibilité.

Crédit photo : Mediapro / Icon Sport

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Menottiste je dirais même plus Bielsiste bref l'amour m'a rayé comme le maillot de l'Argentine