Hier encore, il était. Aujourd’hui, il n’est plus. Diego Maradona est parti, à l’âge de 60 ans, rejoindre le monde d’après. Ami, père, frère, camarade, l’heure est venue de nous dire au revoir.
Il est des jours dont on croit qu’ils ne viendront jamais. Que ce qui a toujours été sera encore, et encore. Que le doux songe d’hier se perpétuera dans le souvenir plein d’aiguail d’aujourd’hui.
C’est pourtant oublier que la vie, elle, ne se fige jamais. L’écume de la mer s’échoue, inlassablement, sur les rives, et emporte avec elle ce qui a été, tout comme la terre recouvre à son tour ceux qui rêvaient d’être.
Cher Diego Armando Maradona. Tu en étais bien, toi, de ceux-là. Le temps avait pu s’en aller, ton corps et ton visage avaient pu s’étioler, mais ton rêve à toi, lui, n’avait jamais cessé de t’habiter.
Je crains de t’écrire ces quelques mots. J’ai peur de trop en dire, de trop mal le dire. J’écris, je rature, je barre, j’efface et je recommence, encore et encore. Je crains que ces lignes se mêlent au concert de mondanités qui te répugnaient tant. Je les veux sincères, je te prie de me croire. Je veux simplement qu’une dernière fois ici-bas, tu saches combien, du plus profond de mon cœur, tu comptais et tu comptes encore pour moi.
Je vis pour rêver, je rêve de vivre
Tu avais déjà bien grandi. Tous rêvaient d’être riches, d’êtres grands, d’êtres célèbres. Ils rêvaient de pouvoir, ils rêvaient de gloire. Ton rêve à toi, c’était d’être libre.
Jamais, tu n’oublias cet homme aux cheveux longs et foncés. Cette justice dont il parlait sans cesse, cette hargne et ce regard. Tu t’y reconnaissais déjà, n’est-ce pas ?
Son accent si prononcé, ce petit Che de chaque instant qui te rappelait qu’il était des tiens, toi qui rêvais d’être des siens. Tu n’avais que 7 ans quand, à son tour, l’écume l’emportait au large. Son lémure, lui, ne cessa d’être en toi.
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Tu aurais bien voulu en être, toi aussi. Tu disais si souvent que si tu n’avais pas été footballeur, tu aurais été révolutionnaire. Finalement, tu fus bien un peu des deux.
Le temps pressait, déjà. C’est qu’à 12 ans, seulement, tous savaient déjà qui tu étais. Le panache de ce réfractaire à l’autorité que tu n’as jamais cessé d’être amusait les travées des stades de l’Argentinos Juniors. La roche Tarpéienne se transformait, déjà, en Capitole.
Venceremos
Beaucoup comprirent, déjà, que ce n’était qu’une question de temps, là encore. À la mince lunette à pellicule qui tentait de découvrir quel visage se cachait derrière cette chevelure sombre, n’était-ce pas toi qui clamais : «J’ai deux rêves : disputer la Coupe du monde avec l’Argentine et la remporter !»
Tu avais 15 ans et tu refusais, déjà, de condamner tes rêves à n’être que des illusions d’enfant. Tu voles, Diego, et tu survoles. Oh ! Tu n’étais certainement pas le plus grand, du bas de ton maigre mètre 65, ni même le plus fort. Tu n’étais certainement pas le plus intelligent, toi qui détestais l’école, mais tu étais le plus sincère, le plus libre. De ta misère d’enfant, tu tirais une irrésistible hargne de vaincre.
Un jour de visite chez tes frères de Bolivie, tu fis une confidence comme tu en avais le secret : «J’ai grandi dans une résidence privée oui… Privée d’eau, d’électricité et de téléphone.»
Ta sincérité, ta liberté à toi, c’est par les pieds que tu l’exprimes, d’abord. Le résultat n’en fut pas moins immense. 115 réalisations en 166 parties ! Argentinos Juniors n’était rien. Grâce à toi, Diego, il était tout.
C’est que, de l’aveu même de tes frères, tu étais différent. Raul et Hugo avaient 10 et 9 ans. Ils auraient pourtant pu rêver eux aussi, eux qui étaient si jeunes ! Et pourtant, déjà, tous deux savaient: «Il n’est pas comme nous. Nous ne serons jamais comme lui. C’est un martien !»
Con la luz de tu sonrisa
De l’amour, tu en as reçu, Diego. Tout Boca s’est levé pour toi. Tous voulaient acclamer cette étoile avant qu’elle ne soit filante. Deux ans, 40 rencontres, 28 buts. Tout allait si vite pour les autres, si lentement pour toi.
Tu n’avais pas de temps à perdre avec les entraînements, les échauffements, les préparations physiques. Tu es un artiste et tu sais que les plus grands d’entre eux laissent leur art prendre le pas sur leur raison.
Pourtant Diego, tes mots ne suffirent jamais. C’est du ballon que tu fis ta prosopopée. Tu te présentais à tous, ton pied gauche en guise de poing levé. Tous virent ce que tu faisais : te voilà intronisé Pibe de oro à jamais.
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Encore, et encore Diego, tu triomphais, toujours, y compris face au grand River Plate que tu terrassais à toi seul, déjà. À ceux-là même qui rêvaient d’être toi, déjà, tu enseignais : «Battre River Plate me procure la même sensation que lorsque ma mère venait me réveiller avec un baiser.»
Déjà, ta patrie tout entière s’arrachait ton être. Dès 1977, 16 ans tous juste fêtés, tu affrontais la grande Hongrie d’alors. Tu voulais le monde et lui tentait encore, désespérément, de se refuser à toi.
Mais tu es fier, Diego. Ta fierté, c’est celle d’un peuple entier, de ce peuple dont tu te veux être le combattant. Tu n’as jamais oublié Ernesto. Tu n’as jamais oublié la tôle de misérable cuivre qui recouvrait alors ton si doux foyer. Rabice misère !
Au Chili qui t’accueille, tu hurles que c’est Salvador Allende qui vit en toi, et pas les balles, les canons ou les avions. Le cran qui t’habite achève de te rapprocher de ceux dont tu crains de t’éloigner par ton départ. N’est-ce pas Inti Illimani qui te chantait pourtant que le peuple, uni, ne serait jamais vaincu ?
Je ferai pleurer mes yeux…
Cette Coupe du monde 1982, cette guerre des Malouines, Diego, ne renforcent que ta hargne et ta rage de vaincre. Ta vie dans une Barcelone qui ne te ressemble ni ne sait apprécier qui tu es, elle, n’existe plus. Tu n’as pas de temps à y perdre. Tu y es venu, tu y as vaincu, et tu en es parti.
De ces tristes aventures d’alors, une blessure, une première, profonde. La blanche, cette même blanche qui t’envoyait au paradis un soir de victoire pour mieux te plonger en enfer sitôt le silence revenu en maître. C’est elle qui aurait pu t’enlever à nous. C’est un peu de sa faute à elle, de ta faute à toi, si tu n’es déjà plus là.
Diego. Tu aurais pu en rejoindre tant d’autres. C’est pourtant Naples la rebelle, Naples la crasseuse, Naples la misérable, Naples l’orgueilleuse. Qui d’autre qu’elle, finalement, aurait pu assister au miracle ?
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C’est ta fierté, c’est ton orgueil qui te poussent à aller là où personne ne va, Diego. C’est ton génie, ta hargne et ton don qui inscriront à jamais ton nom dans le panthéon de l’histoire moderne en cet été de 1986 avant qu’il ne soit inscrit à l’obituaire des grands d’hier.
L’Angleterre. La perfide Albion, comme ton peuple aimait à la reconnaître. Tu es bien plus qu’un simple joueur Diego, et tu en assumes la charge. Ton sayon à toi, c’est cette si particulière tunique bleu ciel et blanche qu’un maigre numéro 10 vient tapisser de noir en son dos.
À toi seul, tu restaures l’honneur souillé de ton peuple vaincu durant la guerre des Malouines. Ce jour-là, Diego, tu étais en mission. Tu t’envolas, si haut dans le ciel, bien aidé par Celui dont tu clamais sans cesse l’amour.
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À ceux qui auraient bien pu te dire que tu t’étais déshonoré pour remporter la joute, tu décidas de répondre ainsi : de plus de 50 mètres, tu t’élances, vite, si vite que ni les larmes, ni la force, ni les tacles de 6 des joueurs anglais ne surent jamais te rattraper. Te rends-tu compte ?
Cette légende, Diego, tu l’arracheras au destin par la force de ton incroyable volonté. À toi, et à toi seul, tu remportes la Coupe du monde. Te rends-tu compte de ce que je viens d’écrire là ?
Car tu es un homme de parole, Diego. Tu n’as pas oublié ce que tu avais promis à ton peuple cet après-midi de tes 12 ans. Après tout, n’est-ce pas toi qui disais que «les fous, les alcoolos et les enfants sont les seuls qui disent la vérité» ?
… Je ferai mes adieux
Ton histoire est faite parmi les tiens, Diego, mais tu ne t’en contentes pas.
C’est à toi, et à toi seul, encore, que Naples doit de devenir un grand parmi les grands. Tu entraînes les tiens jusqu’à leur premier titre de champion, devant l’immense Juventus de Michel Platini, et tu remportes la Coupe d’Italie, puis la Coupe de l’UEFA. La misère napolitaine se mêle si bien à ta peau. Naples existe, enfin, mais pour toi, et par toi.
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Les damnés de la Terre. Ceux-là même qui nourrissaient ta lutte, Diego. Tu les as élevés sur le pavois à la sueur de ta hargne. Jamais, tu n’oublias les tiens, et jamais ils ne t’oublièrent.
Tu aurais bien pu rejoindre une autre folie, marseillaise cette fois, mais le destin (et la Camorra) en aura voulu autrement.
Du reste de ton aventure, Diego, nous ne parlerons pas. Il ne brilla certes pas de la même lumière mais ainsi es-tu fait : qui peut apprécier le miel s’il n’a jamais connu le vinaigre ? Tous retiendront ton au revoir à la patrie sur un dernier coup de canon. C’est un peu toi, finalement : venir et repartir victorieux, en un éclair.
Je veux mourir malheureux
Il est l’heure, Diego.
De tes larmes de sélectionneur de la patrie, de tes rêves de Simon Bolivar, de tes excès en tribunes, de tes peines, de tes joies, il ne restera désormais que le souvenir.
Le souvenir, Diego. Tu sais, notre inconscient a cela de beau qu’il ne conserve jamais que ce qu’il a aimé. Chaque souvenir qu’il chérit arbore un grand ciel bleu emmitouflé d’une chaleur si douce, si réconfortante. De toi, tu sais, il restera ce soleil ardent. Il réchauffera bien là les âmes de ceux qui, à jamais, frissonnent et frissonneront lorsque sera évoqué le nom de Diego Armando Maradona.
Aujourd’hui, Diego, nous nous sommes réveillés sans toi. Tu es déjà loin, si loin.
À ceux qui te comparaient à Celui que tu as tant aimé, tu répondais que non. Oui Diego, Il t’accompagne mais tu n’en es que le serviteur. Tu aimais vivre pour Lui et tu t’apprêtes, enfin, à faire sa rencontre.
Au moment de nous dire au revoir, mon frère, je voulais te prononcer une dernière fois ces quelques mots. Oui Diego, tu n’es qu’un footballeur, mais crois-moi, tu resteras à jamais le plus grand d’entre eux.
Crédit photo : Icon Sport – Maradona