Ce jeudi 3 septembre, la Turquie entame sa nouvelle campagne de Ligue des Nations face à la Hongrie. L’occasion de revenir sur les liens entre politique et football dans un pays où même le Président de la République s’efforce d’instrumentaliser et de contrôler le monde du ballon rond.
Le geste avait marqué les esprits. Le 14 octobre 2019, les Bleus reçoivent la Turquie au Stade de France, en match de qualification pour l’Euro 2020. Menés 1-0, les joueurs du sélectionneur Senol Gunës égalisent et effectuent un salut militaire, en référence aux armées turques engagées en Syrie. Si en France, le geste déclenche son lot de polémiques, il passe presque inaperçu sur les rives du Bosphore, où le soutien à l’armée fait relativement consensus. Près d’un an plus tard, ce jeudi 3 septembre, la Turquie affronte la Hongrie pour le compte de la nouvelle édition de la Ligue des Nations. Le match se jouera, là encore, sur fond de tensions géopolitiques entre la Turquie et ses voisins européens, en particulier la Grèce, sa rivale en mer Méditerranée.
Assez pour voir les joueurs trucs réaliser de nouveau le salut militaire ? Rien ne l’indique et là n’est pas l’important. Au-delà des polémiques qu’il a pu générer, le geste en dit long sur le rapport qu’entretient le football turc avec la sphère politique. Et sur l’instrumentalisation dont il fait l’objet de la part du pouvoir, au premier rang duquel se trouvent Recep Tayyip Erdogān et son parti, l’AKP. Car le président turc l’a bien compris : le football, en alimentant un certain nationalisme, représente un formidable outil de légitimation de son pouvoir, caractérisé par son autoritarisme et son conservatisme.
Défier l’Europe
Sur la scène internationale d’abord. Depuis le début des années 2010, les tensions s’intensifient entre la Turquie et ses voisins européens. La guerre en Syrie fait rage, la question kurde divise, tout comme celle des migrants. En 2014, Erdogān est élu Président de la République. La Turquie finit par tourner le dos à une Europe qui ne sera jamais parvenue à intégrer son influente voisine. Dans ce contexte, le football devient un canal utile pour affirmer son nouveau positionnement diplomatique. Jean-François Polo, professeur de sciences politiques à l’IEP de Rennes et spécialiste de la question, explique : « Il y a eu une rupture […] Le football devient l’occasion de provoquer l’Europe, d’affirmer une forme d’indépendance, d’autonomie. »*
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L’équipe nationale revêt alors une importance particulière. Le drapeau, les couleurs, l’hymne sont autant de symboles nationaux à exhiber et à défendre sur un rectangle vert servant de scène internationale. Les joueurs forment les rangs d’une « armée en crampons »*, pour reprendre les mots de Jean-Baptiste Guégan, professeur de géopolitique du sport. Face à des clubs aux allures de multinationales et aux identités locales parfois altérées, la sélection demeure un bastion de l’identité nationale. Elle se pose en « option naturelle pour représenter une identité intangible, inaliénable, intransférable », analyse Paul Yonnet, sociologue spécialiste du sport, dans son article intitulé Football : les paradoxes de l’identité. La sélection représente un puissant vecteur d’identification et génère une forte capacité d’adhésion à une communauté politique commune. Dès lors, on comprend mieux comment le pouvoir turc peut tirer profit des expressions patriotiques de ses joueurs internationaux.
Football et identité : une relation paradoxale
Cette stratégie d’influence à l’internationale dépasse même le cadre de l’équipe nationale. Le président Erdogān, lui-même ancien joueur semi-professionnel, aime s’afficher en compagnie de joueurs binationaux ralliés à sa cause. Ces joueurs font office de relais politiques à l’étranger et permettent au pouvoir de toucher la diaspora turque présente dans de nombreux pays d’Europe. La relation qu’entretient le chef de l’État avec l’ex-international allemand Mesut Özil illustre parfaitement cette stratégie. Amis, les deux hommes se sont déjà montrés plusieurs fois ensemble. L’année dernière, le footballeur choisit même l’homme politique comme témoin de mariage. Un an plus tôt, une photo publiée par l’AKP et sur laquelle Özil pose avec Erdogān fait scandale. Quand, quelques mois plus tard, le joueur décide de mettre fin à sa carrière internationale, le Président turc salue la décision. Ultime preuve de l’instrumentalisation politique de l’affaire, Erdogān déclare : « Ils n’arrivent pas à digérer le fait qu’il ait posé pour une photo avec moi. »
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Si c’est bien cette dimension identitaire du football qui intéresse le Président turc, se l’approprier n’a rien de simple. D’abord, parce qu’un paradoxe se trouve au cœur de la relation entre identité et football, comme le souligne Albrecht Sonntag, sociologue auteur du texte Sentiments mitigés – identités multiples : le football européen à l’ère de la globalisation : « D’un côté, le football contemporain participe d’une logique incontestablement transnationale […] De l’autre côté, aussi universel qu’il soit, le football est également déclinable à l’infini. Il se laisse approprier par tout type de communauté et se montre extrêmement propice à servir d’écran de projection pour les identités culturelles locales et nationales. » En d’autres mots, le football peut s’adapter à n’importe quel environnement culturel local. Il peut servir de catalyseur d’identités locales fortes, parfois opposées à celle mis en avant par le pouvoir politique au niveau national.
Istanbul Başakşehir ou Erdogān FC ?
Ce paradoxe, Erdogān en a fait l’expérience en 2011. Alors Premier Ministre, il tente d’accroitre l’influence de son parti au sein du club de Fenerbahçe, aux dépens de Fethullah Gülen, son ancien allié politique devenu paria. Pas un franc succès aux vues du scandale que l’affaire a généré et du fait que de nombreux supporters du club se soient mobilisés contre le gouvernement lors des mouvements contestataires en 2013. Car telle est la réalité : aucun des trois géants d’Istanbul – Fenerbahçe, Besiktas et Galatasaray – n’affiche de soutien clair au parti au pouvoir, malgré la présence de supporters grandement politisés. D’où la stratégie d’Erdogān d’étendre son influence dans des clubs de province, plus en phase avec ses idées politiques. Comme le raconte le journaliste Mickaël Correia dans l’ouvrage Une histoire populaire du football : « Les subventions que le gouvernement distribue […] sont massivement orientées vers les équipes qui prêtent allégeance au pouvoir. » C’est le cas de clubs comme Konyaspor ou Trabzonspor, qui bénéficient aujourd’hui d’enceintes ultramodernes.
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L’exemple le plus éclatant de la volonté de contrôle du pouvoir sur le football turc est surement l’Istanbul Başakşehir. Fondé en 1990, ce club méconnu gagne en notoriété en 2014, lorsqu’il est racheté par la société Medipol, dont le dirigeant est aussi le médecin personnel d’Erdogān. Göksel Gümüsdag, président du club est lui marié à la nièce du chef de l’État. Dernier exemple : le 26 juillet 2014, Erdogān inaugure en personne le stade Fatih Terim, maillot 12 sur le dos, lui qui faisait alors campagne pour devenir le douzième Président de la République de Turquie. Avec l’Istanbul Başakşehir, l’objectif du pouvoir est clair : bâtir une entité puissante, à la botte de l’AKP et capable d’exister dans un environnement footballistique stambouliote dominé par des clubs historiques difficiles à maitriser. Une stratégie payante, puisque le club a été sacré pour la première fois champion de Turquie en juillet dernier.
Supporters résistants
Malgré ses efforts, le Président turc ne bénéficie pas d’un contrôle total sur le football de son pays. Les clubs historiques d’Istanbul et leurs groupes de supporters résistent face à la pression de l’État. Leurs stades restent des lieux de politisation libres tandis que leurs supporters font partie des premiers à descendre dans la rue pour exprimer leur opposition au gouvernement. En 2013, les Çarsı, emblématique groupe de supporters de Besiktas, sont parmi les premiers à soutenir leurs concitoyens dans le mouvement d’occupation du parc Gezi. « Les supporters vont alors transmettre aux jeunes manifestants leur longue expérience de la lutte urbaine contre la police », écrit Mickaël Correia. Dans la foulée, le front « Istanbul United », regroupant des supporters des trois grands clubs habituellement rivaux, est créé en soutien aux manifestants et contre la répression policière.
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Dès lors, la lutte des autorités face à certains groupes de supporters se lit comme une action politique. Moins d’un an après le mouvement du parc Gezi, le gouvernement crée Passolig, une sorte de carte de crédit indispensable pour pouvoir accéder au stade. Pour se la procurer, il faut transmettre un grand nombre de données personnelles telles que le numéro de carte d’identité et des informations bancaires. Les supporters dénoncent un système de fichage dirigé contre des individus considérés hostiles au pouvoir. Dans ses volontés d’instrumentalisation comme dans ses résistances, le football reste donc une grille de lecture privilégiée de la politique turque. Et comme le dit Jean-Baptiste Guégan : « Pour mesurer le niveau d’autoritarisme d’un État, il suffit de regarder comment les pouvoirs politiques se positionnent par rapport aux stades, aux supporters et aux joueurs de foot. »
* Propos énoncés au micro de France Culture, à l’occasion de l’émission Cultures Monde, Foot Turc : outil du nationalisme, ferment de la contestation, le 14 janvier 2020.
Crédit photo: Icon Sport