Les drames de Furiani

Il y a vingt-huit ans, dix-huit personnes perdaient la vie sur la pelouse du Stade de Furiani, à Bastia, après l’effondrement d’une tribune montée quelques jours auparavant. Ce drame se révélera être l’un des accélérateurs de la guerre fratricide que se mèneront les deux branches du nationalisme corse dans les années suivantes.

Cet article est une version raccourcie, complétée et réajustée de l’épisode III de notre série sur le football corse, parue en 2017.

« Un très grave incident à quelques minutes du coup d’envoi de la demi-finale de Coupe de France de football entre Bastia et Marseille, une tribune démontable s’est effondrée, des supporters étaient dessus … ».

Ce 5 mai 1992, au travers de ces mots, la France se retrouve confrontée, brutalement, en direct à la radio et à la télévision, à l’une des plus grandes catastrophes de l’histoire de son football. Une tribune du Stade de Furiani, montée quelques jours plus tôt, s’effondre avant le coup d’envoi de la demi-finale de Coupe de France opposant le Sporting Club de Bastia (SCB) à l’Olympique de Marseille. La pelouse se retrouve sous les décombres. Les images sont apocalyptiques. Dix-huit personnes perdront la vie dans ce qu’on appelle désormais le drame de Furiani.

Ce 5 mai 1992 était pourtant un jour de fête. Le SCB, alors en deuxième division, reçoit l’Olympique de Marseille. Chris Waddle, Didier Deschamps, Jean-Pierre Papin, à Bastia. Le grand OM chez le petit poucet corse. Le tout à une marche de la finale de la Coupe de France. Toute l’île rêve à un exploit.

Dix jours avant le match, la tribune Claude Papi, pouvant accueillir 600 personnes, est rasée sans autorisation et remplacée par une structure métallique d’une capacité de 9.000 places. La volonté des dirigeants bastiais et de son président Jean-François Filippi est de porter la capacité du stade à 18 000 places. La veille de la rencontre, l’assemblage de la tribune n’est toujours pas fini. Une commission de sécurité se rend sur le chantier ce jour-là et juge le niveau de sécurité « très insuffisant ». En vain. Les supporters prennent place, chantent, tapent des pieds. Certains mourront.

Jugé coupable ?

Jean François Filippi se retrouve sous le feu des critiques. On l’accuse d’avoir du sang corse sur les mains. L’ancien président du Sporting doit être l’un des acteurs vedettes du procès de Furiani qui s’ouvre le 4 janvier 1995. Il ne verra jamais les couloirs du tribunal de Bastia. Jean-François Filippi est abattu le 26 décembre 1994 en sortant de sa villa, devant les yeux de son épouse, elle aussi blessée par balles. Cette enquête n’a jamais été élucidée.

Chef d’entreprise reconnu et maire de la commune de Lucciana, Filippi n’était pourtant pas un homme seul. Victime d’une tentative d’assassinat au début des années 1990, l’ancien président du SCB se voit offrir une protection rapprochée par des membres du Front de Libération National Corse (FLNC) Canal Historique, la « branche armée » d’A Cuncolta (la CN), l’une des deux ailes du nationalisme corse. Le dilemme est simple : Filippi, en danger, ouvre les portes de Furiani au FLNC Canal Historique, alors dirigé à l’époque par Charles Pieri, en échange d’une garde rapprochée. La catastrophe va alors faire éclater le mouvement nationaliste corse.

En 1976, l’île de beauté voit naître le Front de Libération Nationaliste Corse. La nécessité de trouver et créer une vitrine politique à ce mouvement émerge. Elle voit le jour en 1987, c’est l’A Cuncolta. Trois ans plus tard, le mouvement se scinde en deux. Le divorce est idéologique, entre tenants d’un néo-socialisme et adeptes d’une pensée plus libérale. Les divergences sont trop grandes. Ces derniers fondent leur propre mouvement par le biais d’Alain Orsoni. Le Mouvement pour l’Autodétermination (MPA), surnommé le Mouvement des affaires, apparaît sur la scène politique corse en 1990.

« Les conséquences du drame de Furiani ont incontestablement participé à l’affrontement meurtrier »

Revenons en 1992, mais partons plus au sud, à Ajaccio. Le club de football de la ville, l’AC Ajaccio, stagne au niveau régional, dans l’ombre du Sporting Club de Bastia. Une nouvelle équipe dirigeante ambitieuse prend la destinée de l’ACA en main. Elle est composée d’Alain Orsoni, de Michel Moretti ou encore d’Antoine Antona, tous dirigeants du MPA.

« La reprise en main de l’ACA par le MPA s’inscrit dans sa stratégie de conquête du pouvoir municipal à Ajaccio et dans la perspective des élections territoriales de 1992. Il s’agit tout autant de s’enraciner auprès des jeunes générations que de s’inscrire dans le paysage socio-culturel par le football ; mais également de démontrer sa capacité à gérer de manière moderne un club qui avait été le symbole même de l’échec des vieilles gestions clanistes, en attendant de pouvoir gérer la Corse ».

Didier Rey, historien et maître de conférences à l’Université de Corse, interviewé il y a trois ans dans le cadre de notre série sur le football corse.

L’affaire Robert Sozzi

Restons en 1992, mais redirigeons-nous plus au Nord, à Bastia. Après le drame de Furiani, « plus personne ne veut se risquer dans le club », soulève Didier Rey. Plus personne … sauf la CN. La prise en main définitive du SCB par la CN se fait au lendemain du drame de Furiani. Elle le fait aussi pour contrer le MPA, afin de ne pas lui laisser le champ libre dans un domaine aussi porteur que le football, et avec les mêmes objectifs politiques que lui. Les conséquences du drame de Furiani ont incontestablement participé à l’affrontement meurtrier mais la spirale était déjà engagée ».

Cet « affrontement meurtrier » débute avec « l’affaire Sozzi ». Robert Sozzi, militant au sein de la CN et fidèle du Sporting Club de Bastia s’oppose publiquement aux liens noués entre l’A Cuncolta et Jean-François Filippi. Le jeune militant reproche au président le sang qu’il aurait, selon lui, sur les mains. Référence ici à la catastrophe de mai 1992.

Robert Sozzi plastique à de nombreuses reprises le véhicule de Filippi et refuse de prendre ses tours de garde auprès de l’ex président bastiais. Il parle beaucoup. Il parle fort. Vraisemblablement trop. Il est abattu par ses camarades de combat le 15 juin 1993. Le FLNC Canal historique revendique cet assassinat, le MPA le dénonce. Vengeance sur vengeance, assassinat sur assassinat, mort sur mort, la dérive mafieuse est enclenchée et la guerre est déclarée. Une guerre fratricide entre le FLNC Canal historique et le FLNC Canal Habituel, la « branche armée » du MPA, qui fera une vingtaine de morts et engendrera la dissolution du Mouvement des affaires quelques années plus tard.

Escalade

Alain Orsoni, dirigeant et fondateur du MPA, part s’exiler en Amérique du Sud pour quelques années. En 2008, il est de retour sur l’île de beauté. Alors président de l’ACA depuis 1995, Michel Moretti met fin à ses jours le 31 mars 2008. « Alain Orsoni avait déjà été dans l’organigramme de l’ACA à l’époque du MPA, nous explique Didier Rey. Michel Moretti disparu, il ne pouvait pas laisser le club de son défunt ami sans direction. Cela n’a pas amené de commentaire particulier. C’est plutôt le contraire qui aurait surpris ».

Orsoni reprend donc en main bénévolement l’AC Ajaccio. Il n’en fallait pas plus pour rouvrir la plaie entamée après le drame de Furiani. Alors qu’il venait de poser ses valises quelques semaines plus tôt, le président de l’ACA échappe de peu à une tentative d’assassinat, à quelques pas du stade François-Coty. Les années passent, l’ACA s’enfonce dans la douleur et dans la mort.

Alain Orsoni. Stephane Lavoue / Pasco
Alain Orsoni ou l’enfer corse, Le Monde

Antoine Nivaggioni, ancien membre du MPA et responsable sponsoring de l’ACA est tué en 2010. Maître Antoine Sollacaro, avocat d’Alain Orsoni et du club acéiste, est tué en octobre 2012. Jacques Nacer, président de la chambre du commerce et d’industrie et secrétaire général de l’ACA, est tué en novembre 2012. Charles Cervoni, responsable de la buvette du stade François Coty, est mitraillé en septembre 2012. Il échappe de peu à la mort. Tous étaient liés à l’AC Ajaccio et Alain Orsoni.

Le 13 février dernier, l’Assemblée Nationale a voté pour qu’aucun match de football professionnel ne soit joué les 5 mai en France, en hommage aux victimes de la catastrophe du stade de Furiani, qui avait fait 18 morts le 5 mai 1992.

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