Instagram, terrain de jeu à l’heure du confinement

Privés de ballon rond, les footballeurs multiplient les lives sur Instagram depuis le début du confinement. Pourquoi et comment ce mode de communication s’est-il autant développé ? Comment les joueurs s’en emparent ? De quelle manière les clubs et agents réagissent ? Comment certains journalistes ont-ils réussi à prendre ce créneau-là ? Enquête.

29 mars 2020, 23h04. « Fumier… » répète plusieurs fois Karim Benzema, sourire aux lèvres, comme revenu en enfance, à l’occasion d’une diffusion en direct sur Instagram devant 100 000 internautes. « Face » à lui, son interlocuteur du soir tente de répéter, avec son accent brésilien qui apporte un charme,  l’expression fétiche du Français. Le fameux interlocuteur n’est autre que Ronaldo, le Brésilien. « Le vrai », comme il soulignait lui-même dans un… live Instagram avec Fabio Cannavaro récemment : « Pour Cristiano, cela doit être ennuyeux d’entendre dire que je suis le vrai Ronaldo. »

Le live Instagram, générateur de dopamine

Depuis le début du confinement, dépossédés du football par un fichu virus, de nombreux joueurs ont (re)découvert les joies des lives Instagram, auxquels ils participent avec coéquipiers ou journalistes. Surmédiatisé, Karim Benzema en est l’un des exemples. Sa comparaison F1 – Karting avec Olivier Giroud a fait le tour des réseaux et des médias, conduisant même KB9 à une mise au point dès le lendemain midi. « J’ai dit la vérité tout simplement, s’est défendu Benzema. On n’a pas retenu ce que je disais sur ce qu’il apportait en équipe de France. On a juste retenu que j’étais la F1 et lui le karting. »

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Certains joueurs enchaînent des lives plusieurs jours d’affilée, comme devenus addicts à cette nouvelle occupation souvent virale. « En l’absence de compétitions sportives, les joueurs ont besoin d’une certaine dopamine quotidiennement, analyse Fabrice Lamirault, spécialiste en communication digitale et grand amateur de sport. Un like, une mention génèrent quelque chose au niveau de l’égo. Si un joueur voit qu’il y a des centaines de personnes sur son live, il va devenir accro. Ce n’est pas une mauvaise dépendance, elle est fun. Mais il ne faut pas tomber dans des travers qu’on peut redouter. » Un emballement que confirme Teddy Pessot, agent d’image : « Je travaille beaucoup avec Romain Philippoteaux. Il devait juste faire quelques lives, au départ, et il en a finalement fait tous les jours. »

Assurément plus spontané, donc moins contrôlé, ce mode de communication s’est multiplié ces dernières semaines. « C’est ultra risqué, reprend Fabrice Lamirault. Quand tu es à la maison, tu es tranquillement sur ton canapé, avec ton chat sur les genoux. Tu as l’impression que tu es en mode intime. Sauf que sur les réseaux sociaux, tous ces lives sont publics. C’est comme si tu étais au journal de 20h de TF1 ou sur le plateau de Téléfoot. »

« Avec son expérience, Adil Rami fait attention à ce qu’il dit »

Agent d’image auprès de joueurs professionnels depuis plusieurs années, Teddy Pessot explique n’avoir « aucune animosité vis-à-vis des lives Instagram ». Avant de préciser : « C’est le réseau social à la mode. Cela leur permet de garder un lien avec des coéquipiers et des supporters. C’est également un moyen de se mettre sur le devant de la scène. » Le patron de TP Consulting, qui s’occupe aussi de l’image de Thomas Meunier et Morgan Sanson, est encore plus au téléphone qu’avant. Il explique avoir sensibilisé certains de ses joueurs sur cette problématique : « Je leur ai dit de faire attention aux sujets qu’ils évoquent et à ce qu’ils disent. ». Parmi eux, Adil Rami, confiné en Russie après avoir rejoint le FK Sotchi.

« Adil est super friand des lives Instagram et en ce moment, il n’arrête pas, confie Teddy Pessot. Il est très spontané et peut avoir tendance à en dire plus que ce qu’il ne faudrait. Mais avec son expérience, il arrive à faire attention à ce qu’il dit. Il est conscient que, parfois, il faut qu’il réfléchisse avant de parler. » L’ancien défenseur de l’OM s’est récemment invité sur le live de Florian Thauvin, lui expliquant en riant qu’il « ne comprenait rien au russe ». Rami n’a pas non plus hésité à charrier Benjamin Pavard, son coéquipier en sélection, au sujet de sa relation avec son ex-femme. Le tout dans la joie et la bonne humeur. « À part faire des blagues, des tours de magie, il ne fait pas beaucoup référence au football, admet Teddy Pessot. Il ne va pas sur des terrains glissants. »

« En tant que directeur de la communication d’un club de football, je peux évidemment craindre ce genre de contenu »

D’autres joueurs ne sont pas si habiles et enflamment rapidement la toile. Yann M’Vila, sous contrat avec Saint-Étienne, a créé la polémique au sujet de son entraîneur, Claude Puel. « Puel n’a peut-être pas les bonnes manières, s’est-il interrogé en plein live avec Chris Mavinga. Il veut que tout le monde aille dans son sens. Il n’est pas proche des joueurs comme on l’a connu. Et c’est ça qu’on aime. Tu peux marcher à côté de lui sans qu’il te parle. Rien… » Peu de temps après, l’ancien international français avait expliqué « regretter l’interprétation faite par certains médias », expliquant en substance qu’il avait aussi dit du bien de son coach.

Face à ce nouveau mode de communication moins encadré, certains clubs professionnels ne cachent pas leurs inquiétudes. « Je trouve cela assez dangereux, avance Fabien Simon, directeur de la communication du Racing Club de Lens, fraîchement promu en Ligue 1. C’est quelque chose qui est fait en direct, qui n’est pas maîtrisé du tout. Je pense que des personnes non aguerries aux joutes de la communication, ou d’autres sans grand recul, peuvent se faire piéger sur certaines questions. »

À Dijon, le ton est sensiblement le même, comme l’explique Aurélien Gaudriot, responsable de la cellule communication du DFCO : « À partir du moment où vous êtes en direct, il n’y a pas de filet. En tant que responsable de la communication d’un club de football, je peux évidemment craindre ce genre de contenu. Il peut y avoir des dérapages. »

Les lives Instagram, des opportunités pour Lens et Dijon

Pour éviter ces potentielles maladresses, Fabien Simon mène tout un travail en amont : « Tout au long de l’année, on essaie de les mettre en garde. On les prévient que tout peut être conservé et interprété. On leur donne des billes, on met un cadre. » Une position que partage Aurélien Gaudriot : « Nous leur avons déjà dit en début de saison qu’il fallait maîtriser leurs propos, leurs contenus sur les réseaux sociaux, que c’était très important. On ne veut pas les brider, mais on sait très bien que n’importe quelle déclaration peut prendre une ampleur conséquente. Ce sont des personnages publics, ils sont obligés de faire attention. »

Les deux dirigeants n’ont cependant jamais connu de polémiques associées à l’image de leurs joueurs, et donc de leur club. Au contraire, ils souhaitent tirer du positif de ces lives. « On a envie de faire confiance à nos joueurs », poursuit Aurélien Gaudriot, qui a trouvé « très sympa » le live lancé par Nayef Aguerd et Fouad Chafik, deux coéquipiers dijonnais.

À Lens, le service communication a eu l’idée de surfer sur la vague afin de combler une certaine demande chez les supporters. Le club Sang et Or a organisé des lives depuis son propre compte, animés par le speaker du stade. « Les joueurs viennent et participent à des petits quiz, sans trop parler de foot. Cela permet de découvrir encore un peu plus leur personnalité. C’est détendu, on se tutoie. Ce n’est pas une interview posée », complète Fabien Simon.

« Certains joueurs étaient eux-mêmes demandeurs »

Les journalistes sportifs aussi ont dû se réinventer, loin des reportages, des tribunes de presse et des plateaux de télévision. En poste à L’Équipe depuis six ans, Hugo Guillemet a saisi le créneau du live Instagram pour réaliser des entretiens avec des footballeurs, depuis le compte de son média. « Certains joueurs étaient demandeurs : ils n’ont plus de matches, plus d’actualité, et donc plus de contenu pour leurs réseaux sociaux », explique celui qui a notamment vu passer Andy Delort, Benjamin Lecomte ou encore Stéphane Bahoken à son micro… ou plutôt à son téléphone.

D’ailleurs, Hugo Guillemet privilégie le terme de « discussion » à celui « d’interview » : « C’est comme cela qu’il faut arriver à le mettre en place. J’insiste auprès des joueurs pour qu’ils soient détendus, dans leur canapé. De mon côté, je suis dans mon salon, en short et maillot de foot. »

Une vision partagée par Walid Acherchour, éditorialiste sur le plateau du Club des 5 : « Sur Instagram, j’essaie vraiment de détendre mon interlocuteur. On est comme à la maison. J’envoie des messages aux joueurs avant le live pour leur expliquer l’environnement et le ton des discussions, en leur expliquant que ce ne sera pas une interview classique. L’idée est vraiment d’échanger avec le joueur. Et le format Instagram s’y prête. » Avec Haris Belkebla, Samir Nasri, ou encore Bingourou Kamara, « j’essaie de concentrer l’échange un maximum sur le jeu, insiste Walid Acherchour. L’idée, c’est de ne pas piéger l’interlocuteur. Ne pas chercher le buzz. Si le buzz arrive, c’est parce que le live est de qualité. J’ai eu des anecdotes extra-sportives incroyables sur Florent Sinama-Pongolle, par exemple. Mais ce n’est pas ce que je cherche en premier lieu. Cela vient naturellement dans la discussion. »

Face à ces interviews/discussions qui se généralisent sur Instagram, Teddy Pessot semble partagé : « Avoir une discussion de potes entre un joueur et un journaliste, je trouve ça pas mal. C’est le format qui se modernise. Pourquoi pas. Peut-être que le joueur se sent plus à l’aise. Mais il faut tout de même faire attention à ce que l’on dit. Un journaliste n’est pas là non plus pour lui faire des cadeaux. Si un joueur me demande cela, je vais être très vigilant. »

Saint-Étienne a menacé Bouanga de « lourde amende »

La proximité a cependant des limites. Hugo Guillemet, qui privilégie les joueurs avec qui il a déjà une certaine affinité, n’a pas pu discuter avec Denis Bouanga, attaquant de Saint-Étienne. La raison ? Une intervention du service communication de l’ASSE. « J’avais tout calé avec le joueur directement, regrette le journaliste de L’Équipe. On avait communiqué 24 heures avant, le joueur avait relayé, donc le club était au courant. Mais cela les embêtait. Ils voulaient que personne ne parle. 10 minutes avant l’interview, Denis m’écrit un message. Il avait reçu un texto du directeur de la communication, qui le menaçait de lui infliger une lourde amende s’il faisait le live. » Contacté à ce sujet, le club du Forez n’a pas répondu à nos sollicitations.

Alors que le déconfinement va s’opérer peu à peu dans les prochaines semaines, ce modèle de communication, à travers les lives Instagram, va t-il persister dans l’écosystème du football (et du sport) ? Pas sûr, si l’on en croit Fabrice Lamirault. « Le sportif va retrouver de la dopamine avec la reprise des compétitions, explique le spécialiste en communication digitale. Il ne ressentira peut-être plus le besoin de cette adrénaline en live. »

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À l’inverse, Teddy Pessot pressent que cette « addiction » se poursuivra, et concède que ce sera une « donnée supplémentaire » à prendre en compte dans son travail. Même position du côté des journalistes rencontrés. Avec l’approbation de sa hiérarchie, Hugo Guillemet compte d’ores et déjà poursuivre ces discussions sur Instagram. Walid Acherchour, lui, estime que l’idéal serait de prolonger ces échanges en face à face, par l’intermédiaire de son média, le Club des 5.

Du côté des clubs, les responsables de communication semblent plus dubitatifs. Pas opposés frontalement aux lives… mais très frileux. « On ne pourra pas interdire à un joueur de faire un live, concède Fabien Simon (Lens). Mais peut-être qu’on lui dira d’être encore plus vigilant. Car s’il a prévu de faire un live et que, le week-end d’avant, il a été nul sur le terrain, il sera peut-être mis à mal par des questions. » Le DFCO mise aussi sur le contrôle. Le club réfléchit à exploiter le concept de la diffusion en live pour organiser des rencontres entre footballeurs et supporters. Entre joueurs qui semblent avoir pris goût aux lives et clubs qui cherchent toujours à maîtriser la parole, l’équilibre sera sans doute difficile à trouver.

Par Marius Cassoly (@MariusCassoly)

Crédit photo : IconSport

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