En France, le football, phénomène social et culturel d’une ampleur inouïe, est le sport roi. Si les sociologues, philosophes, anthropologues et autres chercheurs peuvent difficilement se passer de l’analyse d’un fait social aussi important (notamment depuis la victoire de 1998), les « intellectuels » ont longtemps méprisé l’étude de cette pratique physique et ludique, « trop banalement populaire » pour intéresser les universitaires selon l’historien Alfred Wahl.
Le football a longtemps été perçu par nos élites intellectuelles comme un phénomène futile, puéril, voire abrutissant (le fameux « opium du peuple »). Pierre Bourdieu lui-même considère les sociologues du sport comme « dominés » et « dédaignés par les sociologues », le sport étant considéré par beaucoup, dans le cadre universitaire, comme un objet illégitime, bas de gamme. Aujourd’hui encore, le ballon rond semble méprisé par une partie de l’intelligentsia moderne, moquant une pratique culturelle populaire qui serait pensée avec ses pieds. On ne compte plus les phrases insultantes, méprisantes, et arrogantes de la part de ceux qui se réclament d’une élite culturelle, à l’encontre des fans de football. Mais comment expliquer ce rejet ?
Une popularité inconvenante
Parmi les nombreux éléments de réponses, une piste évidente est celle qui mène à l’aspect populaire du football. Si, jusqu’au début du XXIe siècle, l’intelligentsia et les classes moyennes et bourgeoises continuaient de mépriser le football -et ceux qui le pratiquent ou l’apprécient-, c’est parce que le ballon rond était une préoccupation essentiellement populaire, aux deux sens que ce mot peut avoir : d’abord populaire en ce qu’il a trait au « bas-peuple », en opposition aux classes bourgeoises et aristocrates.
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Pour en arriver là, il a fallu que les classes populaires s’approprient le football (voir la série « The English Game » sur Netflix), initialement créé dans les très élitistes publics schools anglaises. À la fin du XIXe siècle, la Grande-Bretagne est marquée par la révolution industrielle et est représentée à près de 70% par la classe ouvrière. Les dirigeants d’usines, craignant que les ouvriers profitent du week-end pour s’alcooliser, promeuvent les bienfaits de l’activité physique et notamment du football. Ce dernier s’adapte, de par son accessibilité, aux moyens laborieux des classes ouvrières.
Peu à peu se forment les premiers clubs ouvriers : Arsenal, fondé par les travailleurs de la manufacture d’armes de Londres, ou Manchester, par les ouvriers des usines de textile de la ville. Le 31 mars 1883, le club de Blackburn Olympic s’imposait 2 buts à 1 en finale de la coupe d’Angleterre face au très élitiste et bourgeois Old Etonians. Pour la plupart des historiens, c’est ce match qui symbolise la (ré)appropriation du football par les classes populaires, au point de faire du ballon rond le people’s game : le jeu du peuple.
Culture de masse et intellectuels : de vieux ennemis
C’est à ce moment-là que les élites, dont font partie les universitaires, se détournent du football, en Angleterre comme ailleurs. Elles se tournent vers le tennis, le golf et l’équitation, sports « nobles ». Cet imaginaire de pratiques à caractère plus acceptable persiste encore, et au-delà du monde des intellectuels. Juste avant le lancement de la Coupe du monde 2018, la journaliste Anne-Sophie Lapix crut subtil de dire à ses téléspectateurs qu’ils allaient « regarder des milliardaires courir derrière un ballon ». Quelques jours avant, la présentatrice de France 2 était dans les gradins de Roland-Garros, regardant Rafael Nadal et Roger Federer, qui font partie des 10 sportifs les plus riches de la planète, se « renvoyer une balle ».
Mon respect éternel à Anne-Sophie Lapix qui a balancé cette petite merveille au sujet de la #CoupeDuMonde2018 en plein JT de France 2 hier soir ❤️ pic.twitter.com/ovPTt8BQxZ
— Thomas Méreur (@amaebi_) June 14, 2018
Le mépris de classe est évident, car les gradins de Roland-Garros sont le symbole même de la sélection sociale où peu de mixité est permise. Le football a mauvaise réputation dans la classe bourgeoise. Rappelons l’interview d’Isabelle S. Mendez, responsable chez Peugeot, qui déclarait au micro d’Europe 1 : « On ne reviendra pas à Sochaux. Le football véhicule des valeurs populaires. Or, nous, on veut monter en gamme. »
Bien sûr, il n’est pas question de dire qu’aujourd’hui, en 2020, les manifestations footballistiques concernent seulement les plus pauvres et sont épargnées par les richesses et la société marchande. Elles en sont au contraire le parfait étendard. Mais il est évident qu’une culture populaire préexistante continue de renforcer la marginalisation de ce sport par une certaine partie de la société, qui se revendique d’une intelligence dont les supporters de football seraient fatalement privés.
La peur des émotions ?
Le second sens de populaire est celui de phénomène de masse, qui plaît au plus grand nombre, et cette popularité est souvent mal vue. « Pour être populaire, soyez médiocres ! » disait Oscar Wilde. L’intellectuel aimerait se distinguer de cette masse qui ne pense pas, critiquer et mépriser ce nouvel opium du peuple. Jorge Luis Borges, poète argentin, déclarait que « le football est populaire parce que la stupidité est populaire ». Mais au-delà du mépris, on pourrait penser que la popularité du football effraie les intellectuels.
Cette popularité offre des moments uniques d’émotions partagées par le plus grand nombre. Ces émotions en ébullition semblent effaroucher les penseurs, qui taxent de débordement passionnel tout ce qui contrarie la raison, en brandissant la traditionnelle opposition entre raison et émotion. Les philosophes antiques avançaient déjà l’idée de cette dualité, et l’on retrouve chez nombre de penseurs plus contemporains l’idée que la civilisation ne se crée qu’à la condition que la raison éclipse progressivement les émotions. Ces dernières semblent ainsi relever de l’ordre de l’intériorité, de l’irrationnel, de l’irraisonné, mais aussi du fond « naturel » de l’homme et donc, de l’incontrôlable. Les émotions feraient-elles peur à l’intellectuel ? Au sage et à son indépassable raison ?
Le football, un piège émotionnel ?
Le football n’est pas étranger à ces questions, et beaucoup des jugements portés à son encontre par la sphère dite intellectuelle sont directement reliés à ces questions. Les émotions sont effrayantes, car elles sont indépendantes dans leur spontanéité. Il convient donc de les domestiquer. Or, le football, le sport, et les Jeux avant lui constituent, pour beaucoup d’observateurs, des catharsis, c’est-à-dire la purgation des passions et des affects. Une explosion d’émotions, c’est un danger. C’est la porte ouverte à tous les abus, surtout lorsqu’elle est portée par un ensemble de corps : la foule. Entité hurlante, obscure, passionnée, parfois barbare, elle est le symbole de ces corps qui ne pensent plus. Ce cliché existe depuis toujours : à Rome, ceux qui acclament les jeux du cirque au lieu de s’occuper des questions de la cité sont déconsidérés, et le spectacle sportif devient alors le symbole des émotions futiles qui viennent ternir la sagesse. C’est à cette époque que naît la fameuse formule « Du pain et des jeux ».
Football: “Created by the poor, stolen by the rich"
— B/R Football (@brfootball) January 5, 2017
Fans of Tunisia's Club Africain show off tifo before friendly against PSG pic.twitter.com/pUWH0FE1xm
Et c’est ici que le football, en tant que spectacle le plus populaire du monde, accuse la plupart de ses critiques. Le ballon rond procure un tel condensé d’émotions, qu’il est nécessaire de s’en méfier. D’abord pour les raisons que nous avons évoquées plus haut, mais aussi car ces affects représentent un potentiel d’instrumentalisation inouï. Potentiel qui a été, au cours de l’histoire, sans cesse exploité (par les États, les dictatures, le marché…).
Cette instrumentalisation par les émotions est ce qui a attiré l’attention de la plupart des courants majeurs de la sociologie sportive des années 70. Elle a largement diffusé l’idée, aujourd’hui très répandue, que le foot ne serait qu’un « opium du peuple », qui détourne les masses de la révolte et aliène leur quotidien, creusant un peu plus le fossé entre intellectuels et football.
On ne saurait contredire ces constats : il serait vain de recenser les centaines d’exemples qui montrent comment les « puissants » ont utilisé le football à leurs fins. Mais l’inverse est vrai aussi. Non, le football n’est pas (qu’)une diversion, un outil abrutissant qui détournerait le peuple de son destin lucide. Il existe aussi des centaines d’exemples, et ce depuis le XIXe siècle, qui montrent comment le football a pu servir la contestation sociale. Il ne s’agit pas ici de nier que le football puisse revêtir des aspects néfastes, cultiver une compétition délétère, servir d’exutoire aux nationalismes violents ou n’être qu’un support de manœuvres politiciennes malsaines et d’échanges monétaires faramineux. Mais bien d’affirmer, contre une certaine partie du courant intellectuel, que telle n’est pas son essence, mais qu’il s’agit bien d’une dérive.
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Les œuvres de Van Gogh font aujourd’hui l’objet de spéculations financières étourdissantes : était-ce là leur destination essentielle ? Le portrait du Dr Rey, peint par Van Gogh en 1989, a servi pendant plus de 10 ans à boucher un trou de poulailler : était-ce là son essence, ou un usage dévoyé ? L’essence du sport, l’essence du jeu, ce sont les émotions. Ces émotions sont appropriables par tous.
« Il faut être bête comme l’homme l’est si souvent pour dire des choses aussi bêtes, que bête comme ses pieds » – Jacques Prévert
Crédit photo : Fred Porcu / Icon Sport