Le sport et le spectre de l’apolitisme

En 1980, lorsqu’on demande au tennisman Björn Borg s’il compte boycotter les Jeux Olympiques de Moscou, il répond que le sport et la politique sont deux choses distinctes qui ne doivent pas être mélangées. En 2017, Gérard Piqué se déclare en faveur d’un référendum catalan ; il est vite rappelé à l’ordre par son capitaine Sergio Ramos, qui affirme que mélanger politique et sport est toujours une erreur qui met en danger le bien commun sportif. Lors de la Coupe du monde 2018 en Russie, le sélectionneur de la Suisse déclare : «Nous devons nous éloigner de la politique dans le football et nous concentrer sur ce beau sport qui regroupe les gens.» Mais pourquoi tant d’apolitisme ? 

Pas politique, le sport ?

Alors que le mouvement Black Lives Matter et la grève historique en NBA sont venu rappeler une évidence trop souvent niée, celle que le sport est politique, les quelques exemples -évidemment non exhaustifs- cités plus haut montrent que certains sportifs, politiciens, ou passionnés de tous temps dressent le constat que le sport ne saurait se mêler de politique, quelle qu’en soit la forme. Pourtant, de sa création jusqu’à nos compétitions contemporaines, le sport a toujours été émaillé, sinon engendré par des réalités politiques diverses. Malgré cela, une «politique de l’apolitisme», pour reprendre l’expression de Jacques Defrance, est historiquement entretenue par la culture sportive, qui en fait la condition sine qua non à son bon développement. Ainsi, l’idée qu’il ne faille pas mélanger politique et sport semble s’être imposée comme un discours dominant.

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Réfuter l’irréfutable ?

S’opposer directement à toutes formes de réflexion socio-politique, ou du moins à leurs manifestations dans le monde du sport, revient ainsi à préjuger d’un jeu sans enjeux. Devons-nous encore montrer ô combien le sport est politique ? Il serait caduque de revenir, par exemple, sur la naissance du football au sein des publics schools élitistes anglaises, ou d’énumérer tous les enjeux politiques et diplomatiques qui l’accompagnent dans l’ombre (on conseillera cependant un regard attentif aux sites FC geopolitics ou Footpol). Rappelons qu’aujourd’hui, la FIFA regroupe plus de pays membres que l’ONU, et que le football est devenu le symbole de l’exercice de l’économie capitaliste mondialisée.

L’enjeu n’est donc pas de répondre au faux débat : «le sport est-il politique ?» Il l’est, il l’a été, et il le sera. Amenons plutôt une nouvelle délibération : le sport doit-il être politique ? Cette question en amène immédiatement une autre : pourquoi l’idée de répondre «oui» semble-t-elle effrayer la plupart des admirateurs du spectacle sportif ?

Le CIO comme berceau de l’apolitisme ?

Comment comprendre la persistance d’un esprit anti-politique si répandu en France chez les amateurs de sport ? Pour tenter de reconstituer la généalogie de ce spectre apolitique qui hante le sport depuis maintenant plus d’un siècle, il nous faut plonger dans les origines du mouvement olympique moderne, qui coïncide avec les débuts du sport en France.

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Le sport s’éveille en France de manière laborieuse. À la fin du XIXe siècle, le monde sportif s’organise de manière associative, indépendamment des gouvernements. Paradoxalement, les clubs sont donc forcément politisés, car pour pratiquer son activité sportive, il convient d’adhérer à une structure particulière : une association catholique, un syndicat ouvrier, un club socialiste, etc. Ces différentes pratiques corporelles s’accompagnent d’autant de conceptions différentes du sport et de sa finalité : le monde sportif est ainsi divisé selon Defrance, «à la fois sur des enjeux spécifiques comme la méthode d’exercice physique préférable […] et sur des enjeux politiques généraux, ceux du tournant du siècle, comme la laïcité ou la question sociale». En conséquence, le développement du sport, encore timide, est fatalement freiné.

La naissance d’une pratique «universelle»

Ainsi s’esquisse une nouvelle pédagogie sportive pour laquelle le sport, loin de s’appuyer sur le partage de normes ou d’idéologies particulières, s’organise selon des valeurs purement sportives, en prônant l’universalité du sport, sa gratuité, et sa distanciation par rapport aux enjeux extra-sportifs. Se met ainsi en place, une forme de politisation : celle de la refuser. Remarque d’importance : l’apolitisme sportif, ce n’est pas l’absence de politisation, mais la neutralisation de politisations susceptibles d’entrer en conflit. Pierre de Coubertin par exemple, qui promeut un sport pour tous, proclame rapidement l’indépendance de son jeune Comité International Olympique (CIO). Par cette ambition universaliste, il entend assurer au sport une plus large diffusion. Mais pour ça, rien ne doit diviser le monde du sport, et surtout pas les différents politiques.

L’internationalisme sportif, le rêve diplomatique

Coubertin ambitionne de résoudre les divisions de classes à travers le sport, une «réconciliation» sur le terrain, qui devient alors l’exception sportive. Le sport devient ainsi une bulle supposément hors du temps et des réalités sociales et politiques qui l’accompagnent. Coubertin peut ainsi déclarer : «Que la jeunesse bourgeoise et la jeunesse prolétarienne s’abreuvent à la même source de joie musculaire, voilà l’essentiel.» C’est pendant ces années, entre 1900 et 1930, que naît réellement cet ensemble de discours neutralistes, qui veut que la politique et le sport ne se mélangent pas au nom de l’universalisme du sport. Ainsi, l’apolitisme sportif devient un réel mythe fondateur. Exemple : le conseil du CIO est, lors de la Première Guerre mondiale, transféré à Lausanne, en Suisse : en zone neutre. L’hypocrisie de l’«apolitisme» n’en est pas moins manifeste : les membres du CIO sont tous membres des différents régimes politiques en place.

Point d’orgue de cette morale apolitique, l’attribution des Jeux Olympiques de 1936 à la République de Weimar, qui deviendra le régime nazi. Difficile d’invoquer ici une cérémonie apolitique ; d’autant plus quand les appels au boycott d’une partie de la gauche européenne vont se multiplier. Mais l’étendard de la neutralité est bien brandi. Les Jeux ont lieu (en résistance, d’autres s’organisent en parallèle, à Barcelone), et jamais épreuves olympiques n’auront réuni autant de personnes : l’apolitisme du CIO offre à l’Allemagne nazie un reflet international inouï et un succès exaltant pour le régime.

Être anti-politique : une «précaution» piégeuse

Si plus personne ne semble croire aujourd’hui à l’innocence politique du sport, et particulièrement de ses principaux représentants, le fantôme de l’apolitisme continue pourtant d’être invoqué, ânonné comme le lieu commun qu’il est. Beaucoup s’arment de la rhétorique de l’apolitisme sportif, qu’ils dégainent non pas comme un fait, mais comme un idéal à atteindre, sur le modèle des premiers Jeux athéniens et de la trêve sacrée. Pour ceux-là, le sport ne doit pas être politique ; s’il l’est, il devient alors forcément manipulation, instrumentalisation de nos émotions sportives pour arriver à un but extra-sportif, et donc, politique (une manipulation émotionnelle dont nous avions déjà parlé dans le lien ci-dessous).

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L’apolitisme est peut-être, pour certains amoureux du sport -qui continuent de revendiquer haut et fort que sport et politique ne doivent jamais s’entrelacer- perçu comme un pare-feu, un bouclier de vertu, le seul moyen de croire à l’universalité du sport et à la pureté de ce dernier, à cette bulle sanctuarisée que crée l’exception sportive censée transcender les divisions sociales, politiques, morales, et culturelles. Ainsi l’apolitisme, garant du «bon esprit sportif» et gage de respect, permet l’avènement d’un langage universel transcendant les différences dans une stricte égalité instituée par le terrain. C’est en parti ici que s’explique l’apolitisme volontaire : la politique divise, menace les «terrains d’ententes» de nos terrains de sport.

L’inaction, l’acceptation ?

Ce mythe de la neutralité politique est également censé rappeler le sport à la pureté de ses origines, valant à la fois comme jurisprudence et comme prévention face aux dérives bien connues propres aux institutions sportives : corruption, ingérence, instrumentalisations géo-politiques ou diplomatiques, et bien sûr spéculations financières.

Mais implorer l’apolitisme de venir purifier notre sport et ses institutions, n’est-ce pas, justement, faire le jeu de l’inaction, et donc, fatalement, du conservatisme et de l’acceptation ? En d’autres termes, si l’apolitisme passe forcément par l’absence de lutte, comment espérer un «assainissement» du monde du sport ?

Le sport, nous l’avons dit, est politisé. Militer pour un sport politique, c’est prendre acte d’une politisation pré-existante et décevante, s’y opposer, et en imaginer une nouvelle. Le sport, le foot, ne sont pas des phénomènes hors des réalités sociales, il sont au contraire l’un des principaux rouages de nos sociétés modernes. Si comme l’affirmait Elias, la connaissance du sport est la clef de la connaissance de la société, quoi d’étonnant alors, de voir surgir la politique sur nos terrains, entre nos maillots, entre nos ballons ? Qu’il s’agisse de transformer le sport lui-même, ou de lutter pour des questions sociales extra-sportives, il n’y aucun raison d’exclure, le temps d’un match, les différentes dynamiques politiques.

Crédit photo : PA Images / Icon Sport

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