Je voulais rêver

Bien triste quotidien que celui d’une année venue rappeler à l’homme qu’il ne sera jamais à l’abri de la vie. Il nous donne l’occasion de nous remémorer l’histoire de celui qui, hier encore, rêvait d’être joueur professionnel.

Je me présente, je m’appelle Walid.

J’ai toujours aimé lire, écrire, vivre. Enfant, j’étais, comme beaucoup, hyper actif. Je voulais tout voir, tout entendre, tout toucher, tout sentir. Tout ce que la vie avait à m’offrir m’intéressait mais, par-dessus tout, ce que j’aimais, c’était rêver. Je rêvais d’être aimé.

Hier, encore

Mes premières bribes de souvenir remontent au siècle dernier. J’ai encore en mémoire ce crâne rasé, revêtu d’un maillot jaune. Il allait si vite ! Moi qui croyais être le plus rapide du monde, j’avais là trouvé un concurrent à ma mesure.

Un jour, j’ai appris qu’il habitait à Madrid et que tous, là-bas, se regroupaient dans un stade pour lui dire qu’ils l’aimaient. J’ai voulu moi aussi être aimé et j’ai finalement suivi son chemin. J’ai ainsi rejoint les enfants de mon quartier et j’ai revêtu un maillot. Il était jaune, lui aussi, et j’allais si vite, moi aussi.

Mes pieds, en revanche, n’étaient pas semblables aux siens. Mon droit, particulièrement récalcitrant, ne voulait bien m’aider que sur sa pointe et en ligne droite qui plus est ! Mon gauche, lui, n’appréciait répondre à son maître que s’il y était disposé. J’y ai pourtant cru.

Retrouvant mon ami au crâne rasé, j’avais appris à découvrir ceux qui vivaient aussi à Madrid. Il y avait d’abord ce petit garçon, aux cheveux inexistants lui aussi. On m’avait raconté, un jour, qu’il avait les jambes si musclées qu’il ne pouvait les croiser.

À ses côtés se trouvait souvent un homme, cette fois un peu plus grand. Je n’ai jamais compris avec quelle facilité il arrivait à changer d’aspect. Ses cheveux étaient rasés, puis longs, puis courts, puis très longs.

Il était ami avec un autre monsieur que tous autour de moi aimaient si profondément. Il avait bien des cheveux, lui, mais avec un trou au milieu. Étrange. Je le regardais s’élancer, immense et lent, sans que pourtant jamais personne ne puisse le rattraper. Je voyais bien, dans le regard de ceux qui avaient à l’observer, une lueur, comme d’un feu qui brillait et me fascinait tant. J’aurais voulu en sentir la chaleur, en vivre la teneur.

Enfin, un dernier homme était parmi ceux dont tout le stade connaissait le nom. Il paraît même qu’on lui avait envoyé une tête de cochon un jour parce qu’il aimait un peu trop vivre à Madrid. J’aurais bien aimé recevoir la même chose si ça voulait dire que , moi aussi, ’on m’aimait !

J’avais grandi.

J’évoluais. Mon pied droit, lui, n’a pas voulu en faire de même, foutue tête de mule ! Si mon gauche acceptait enfin d’en prendre le chemin, ce n’était pourtant pas suffisant.

Les autres commençaient à rêver d’autres choses. Ils parlaient de filles, de sorties, de tout ce que ma mère m’avait déconseillé de faire, de toucher ou de voir. Je ne pouvais pas me départir de ce qu’elle m’avait fait jurer, quand bien même j’étais enfant. Qu’une promesse ait été faite à 6 ou à 20 ans, elle n’en demeure pas moins une promesse et je l’aimais tant, ma maman.

Moi, je me refusais à changer. Je ne vivais jamais que pour rêver, et les maigres poils qui noircissaient le mat de ma peau ne manquaient jamais de se dresser pour me le rappeler.

Alors je tentais, chaque jour un peu plus. Je jouais à chaque instant de liberté que l’école m’offrait. Je jouais contre un mur, je jouais avec un sachet de lait, je jouais avec un ami, je jouais seul. Ce qui m’importait, ce que j’aimais à mon tour, c’était de jouer.

Mes amis n’arrivaient toujours pas à courir aussi vite que moi. Lorsque je partais, je sentais le vent s’écraser dans mes cheveux. Un jour, j’étais allé vite, si vite, que 5 parmi les autres n’avaient suffi à m’arrêter. Arrivé face à celui qui portait des gants, je n’ai pourtant su quoi faire. J’ai fermé les yeux et j’ai espéré. J’ai échoué.

Ce n’était pourtant pas ce qui m’importait. L’espace d’un instant, l’espace d’un exploit, j’avais cru être mon ami au crâne rasé. J’aimais ça, parce que je l’aimais lui.

Il était encore là, lui aussi. Ce n’était pourtant plus le même. Il ne vivait plus à Madrid, ne volait plus si vite. Ses amis non plus n’étaient plus là. Pourtant, à chaque fois que la vie m’offrait un instant sa rencontre, mon visage continuait à s’illuminer d’un sourire si sincère que je ne pouvais désespérément le contrôler.

Je le voyais encore faire ce que je n’arrivais toujours pas à faire. Je n’arrivais pas à tourner le ballon de la manière dont il le faisait. Je n’arrivais pas à commander à mon pied droit d’imiter le sien.

Pourtant, j’essayais. Chaque jour, un peu plus. Chaque jour, j’essayais, jusqu’au sang, jusqu’à ne plus pouvoir respirer.
Je voulais aller plus vite, je voulais aller plus loin que les autres. Je voulais être ceux qui m’avaient appris à aimer. Je voulais être aimé.

Les années passèrent.

J’avais été malade. J’avais perdu ce qui me rendait si unique. Je n’étais plus celui qui volait sur le pré. Mon pied, devenu patte gauche, répondait pourtant plus que jamais. Même le droit, d’ordinaire indifférent à mon malheur, avait commencé à montrer des signes de compassion.

Un jour, j’ai entendu que celui qui m’avait appris à rêver était parti. Il n’avait plus le crâne rasé depuis si longtemps, ne courait plus, non plus, depuis si longtemps. La simple évocation de son nom réveillait pourtant toujours en moi ce rêve qui m’avait tant aidé à avancer. Je ne comprenais pas.

Un autre jour, encore. J’avais compris que je ne serai jamais ce qu’il avait été. Que toute ma hargne, ma colère, ma si chère volonté de le rejoindre était perdues. Que je n’avais plus droit au rêve, plus droit au frisson.

Chaque instant, hier passé, était perdu, cette fois à jamais. Chaque moment de rêve m’avait trompé. Ce sont les autres qui avaient raison! Eux qui étaient aimés et moi non, eux qui vivaient pour eux, et pour eux seuls, sans plus jamais se soucier de ceux qui les avaient aidés à se créer.

Le destin me rappelait avec la sévérité qui lui est chère qu’en dépit de tout,  j’avais finalement échoué, mon rêve condamné à errer au panthéon des espoirs brisés.

J’ai versé de si chaudes larmes. Moi qui avais tant espéré, tant prié, tant rêvé. Je croyais tant que ce qu’il y avait de plus cher en ce monde, c’était d’être aimé.

Mais j’avais eu tort.

J’avais eu tort.

J’avais eu tort de croire que c’était de vouloir être ce qu’il était qui me faisait avancer.

J’avais eu tort de croire que c’était vivre pour soi qui conduisait au bonheur retrouvé.

J’avais eu tort de croire que mon rêve à moi, finalement, c’était d’être aimé.

Car par delà le temps qui défile, inlassablement, et entraîne avec lui les espoirs et les espérances d’hier, un sentiment, un seul, terrasse la mort, terrasse le chagrin et raffermit l’âme de celui qui, si profondément enfoui en lui, y croit encore et y croira jusqu’à ce qu’il n’en ait plus le temps.

Pour ce cher homme au crâne rasé et pour tous ceux qui m’avaient, hier encore, aidé à rêver, je veux conclure par ces mots:

Aimer est plus fort que d’être aimé.

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Pour l'amour et la soif de revanche de l'Algérie.