Spécialiste reconnu de la géopolitique du sport, Jean-Baptiste Guégan répond aux questions que vous nous avez posées le mois dernier, sur Twitter. Au programme : l’arrêt Bosman et ses conséquences, le foot comme levier dans la diplomatie chinoise, les conséquences du Brexit et l’engagement du Qatar dans le foot après la Coupe du Monde 2022.
@TorzizQuilombo – Petit retour historique : on connaît tous ses conséquences sportives et économiques, mais l’arrêt Bosman a-t-il également inauguré une nouvelle donne géopolitique pour le football européen ?
Jean-Baptiste Guégan – L’arrêt Bosman a transformé le football et favorisé, pour le football de clubs, un football plus mondialisé. En termes de rayonnement, la Premier League est par exemple un des principaux produits d’exportation de la Grande-Bretagne. Cet arrêt a déstructuré le marché d’alors et a permis à l’Europe de rester le continent dominant pour le ballon rond. Il l’a aidé à passer un cap. D’autres évidemment pourront penser qu’il a contribué à tuer le football que nous aimions enfant, mais c’est un autre débat.
Au niveau géopolitique, il a permis à des championnats comme la Premier League et, dans une moindre mesure, la Serie A et la Liga, de devenir des championnats globaux en facilitant leur mondialisation via des transferts facilités et la concentration des talents. Par cette dérégulation, certains clubs dépassent aujourd’hui le milliard de dollars de chiffres d’affaires, même si la pandémie de Covid-19 a un impact majeur.
D’autres accords se sont appliqués par la suite dans la foulée de l’arrêt Bosman, comme les accords de Cotonou qui ont ouvert au marché européen des joueurs auparavant considérés comme étrangers, et qui n’auraient pas pu y jouer. Le joueur est devenu un actif «presque comme les autres» en termes de mobilités en dehors de ses contraintes contractuelles et des mutations.
«L’Europe de l’Ouest domine toujours le football mondial de sélections et de clubs, mais…»
L’Europe reste encore aujourd’hui incontournable dans une carrière, même si cela peut changer à moyen terme. Grâce à ce qu’elle offre et permet en termes de progression professionnelle et footballistique, elle accentue son statut de point d’étape obligatoire pour tout joueur voulant accéder à une carrière de très haut niveau. Cela se vérifie lorsqu’on constate la concentration des talents et des revenus dans les cinq grands championnats européens.
Cela s’accompagne d’une polarisation inédite des talents, des revenus et de l’intérêt, au point que même ailleurs en Europe, les autres compétitions deviennent des championnats satellites comme la Belgique, la Roumanie ou l’Ukraine.
Le réseau de clubs satellites monté par CFG permet à #ManchesterCity d'augmenter significativement ses revenus commerciaux. Mais ce n'est pas le seul enjeu de la stratégie développée par la maison mère des Citizen ➡️ https://t.co/DsCYZvGuXq pic.twitter.com/YSWDoLbsny
— Ecofoot.fr (@Ecofoot) July 15, 2019
L’illustration parfaite de cela reste la réforme de la Coupe d’Europe des Clubs Champions, qui s’est transformée en Ligue des champions. Les clubs roumains, russes ont progressivement disparu, comme ceux des pays de l’Est alors qu’ils étaient auparavant habitués de la C1. L’autre traduction de cette concentration est la relative paupérisation des championnats d’autres continents, comme ceux du Brésil, d’Argentine, d’Uruguay et d’une bonne partie des championnats africains. Ils luttent plus difficilement pour garder leurs pépites. Les talents les quittent et les revenus en temps de coronavirus ne suivent pas. Tout tend à se concentrer là où les puissances du football mondialisé dominent, c’est-à-dire en Europe. Même si le Golfe, l’Asie et la MLS ne sont pas à négliger.
Le corollaire de cet écrémage sportif est la concentration de la puissance financière dans quelques championnats, au détriment des autres. Les deux phénomènes se renforcent l’un l’autre d’ailleurs.
L’autre conséquence de cette mutation est le leadership qualitatif et économique pris par le football de clubs par rapport aux sélections. Aujourd’hui, le football de sélection est moins qualitatif que celui de clubs. Le niveau de jeu, de maîtrise tactique et d’ambition est sans commune mesure entre une phase finale de Coupe du monde et une phase finale de Ligue des champions. C’est une des conséquences de la dérégulation du marché des transferts. Avant, les talents se réunissaient uniquement en sélection.
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Aujourd’hui, l’Europe de l’Ouest domine toujours le football mondial de sélections et de clubs. Ceci étant, d’un point de vue géopolitique plus global, on assiste à l’émergence lente et à la confirmation de deux grands géants, la Chine et les États-Unis, qui participent à cette internationalisation du football.
La montée en puissance de la MLS et de la Chinese Super League, aux côtés d’autres acteurs du Golfe ou d’Amérique du Sud, illustrent cette tendance de fond. Même s’ils ne performent pas encore en Coupe du monde des clubs, la dynamique existe. Du fait de l’engouement populaire croissant, des marchés concernés, ces destinations qui étaient la panacée de joueurs en fin de carrière (Matuidi, Higuain…) évoluent. Ils nous envoient des talents comme Alphonso Davies ou Christian Pulisic.
On ne peut plus exclure ces deux challengers des acteurs du football mondial, même si la route est encore longue pour eux. Le football est donc un des rares domaines où la domination européenne va demeurer à moyen terme.
@FCGeopolitics – Avec les récents investissement chinois dans les infrastructures sportives biélorusses, doit-on s’attendre à un élargissement de la diplomatie chinoise des stades en Europe et dans le monde ?
La Chine utilise le sport depuis plusieurs années, et notamment la construction de stades et donc d’infrastructures, comme un levier d’influence. La puissance asiatique instrumentalise le foot dans les pays africains pour se rapprocher des dirigeants et s’offrir des opportunités notables.
En échange de stades et d’infrastructures, l’Empire du Milieu se garantit l’accès aux ressources, aux décideurs et aux opportunités. La Chine contrecarre par la même ses concurrents sur le continent africain, un continent qui reste celui des opportunités aujourd’hui. La diplomatie des stades fait les beaux jours de la Chinafrique et des investissements chinois le long du projet des Routes de la Soie.
La Coupe du monde 2032 en Chine ?
Le football, pour la Chine et ses dirigeants, sert à la fois de révélateur mais aussi de levier et de relais de puissance et d’influence. Cela vaut à l’extérieur mais aussi à l’intérieur des frontières.
Le développement de la CSL, le championnat national chinois, devient de plus en plus qualitatif. Malgré ses soucis financiers et de gouvernance, il commence à se faire une place aux côtés des autres pays d’Asie, même s’il ne domine pas de loin la confédération asiatique. Ce n’est pas anodin.
À terme, l’ambition pour le football de clubs, dans une ou deux décennies, est d’être le premier championnat asiatique. L’ambition d’être considéré comme une compétition de premier niveau mondial est à prendre au sérieux, même si cela n’arrive pas de suite.
Au niveau du football de sélections, la cible est d’être champion du monde d’ici à 2049, date du centenaire de la République Populaire de Chine, et d’accueillir une Coupe du monde avant cela. Ils devraient donc être candidat pour l’édition 2032 voire 2036.
Les autorités chinoises ont le temps, le réseau d’influence nécessaire, elles ont l’argent et la FIFA a tout intérêt à ce que le football continue de se développer sur les plus grands marchés mondiaux aujourd’hui. A fortiori en situation post-Covid, à l’heure où la FIFA estimait elle-même les pertes mondiales à 14 milliards de dollars mi-septembre.
@MatB_MatB – Brexit et joueurs en Europe continentale : effet à cour et long terme pour les opportunités sur le continent et/ou retour massif au Royaume-Uni ?
Le problème aujourd’hui avec le Brexit, c’est qu’il se conjugue avec une autre donne qui n’était pas du tout prévue : la Covid-19 ! La pandémie va brouiller considérablement les lignes, d’autant que la phase de négociations du Brexit n’est pas encore terminée.
À l’heure actuelle, on ne voit pas encore sur la Premier League et les marchés européens l’impact du Brexit. La Covid-19 brouille le regard et les analyses, même si le marché global des transferts fortement baissier est à considérer.
«Les conséquences du Brexit se mesureront à moyen terme»
Ce qu’on va voir plutôt, ce sont les conséquences de la rétractation et de la renégociation des médias chinois des contrats de retransmission de la Premier League. Londres s’est attiré les foudres de Pékin en prenant pleinement position en faveur de Hong-Kong, et a ouvert des facilités pour les Hong-Kongais. Ce virage géopolitique a créé une tension diplomatique qui s’est matérialisé par des mesures coercitives sur le marché des droits TV. La perte est estimée à plusieurs centaines de millions de livres. Ce n’est pas anodin.
Certes, le championnat anglais a les droits étrangers qui sont les plus valorisés, mais cette réduction n’est pas neutre. Elle aura un impact sur la capacité des clubs de Premier League ou de Championship à acheter à moyen terme. Néanmoins, s’ils pourront toujours s’appuyer sur la manne des droits domestiques, n’oublions pas que la sortie de l’UE pour les Britanniques représente déjà 234 milliards d’euros depuis 2016 si l’on en croit le groupe Bloomberg.
La destinée de la Premier League va être liée à la capacité de ses acteurs domestiques à faire face aux dépenses et à les assurer dans un contexte de revenus incertain. C’est encore plus vrai dans le contexte du coronavirus. Avec la crise économique qui arrive à moyen terme, on ne sait pas ce que cela peut donner. D’autant que le pay-per-view proposé pour voir les matchs de PL non-retransmis a de quoi faire frémir : 14,94£ (16,5€) par match.
La pandémie mondiale a considérablement bouleversé les choses car elle affecte à la fois les revenus des clubs, la tenue même du spectacle sportif et la capacité des clubs à aligner des équipes. Nous sommes davantage dans une situation de stand-by et d’incertitude, même si la PL reste et restera pour quelques temps encore, le championnat européen et mondial le plus puissant. Le prochain mercato hivernal confirmera ou pas les tendances du mercato estival 2020. Quant aux conséquences du Brexit, elles se mesureront à moyen terme, et notamment à la fin du prochain mercato estival.
@Jeff_bvlcqua : La plupart des contrats des joueurs du PSG se terminent en 2022. Est-ce une réelle volonté des Qataris en vue de leur Coupe du monde ? Y’a t-il un risque qu’ils désertent le club après l’évènement ?
Il y a des contrats de joueurs plus ou moins jeunes qui vont au-delà de 2022, ce n’était pas le cas il y a deux ans. On sait aujourd’hui que le club a sécurisé des contrats et veut prolonger certains joueurs, notamment Mbappé et Neymar. Ces prolongations vont être un des enjeux pour Leonardo.
La vraie question ne porte pas sur la durée de contrats de joueurs, mais de savoir si le Qatar, via QSI, va rester à la tête du PSG.
Plusieurs indices laissent à penser que nous n’aurons pas de retrait sec et brutal, sauf changement dynastique à la tête du Qatar ou profonde crise.
Nabil Ennasri (directeur de l’Observatoire du Qatar) : “Un désengagement avant 2022, est quasi impossible… même en cas de scénario encore plus noir sur le plan sportif !” https://t.co/Yvsw6nnLlp #PSG #TeamPSG #Qatar #Ligue1Conforama #LDC pic.twitter.com/n2IuVVUblL
— Canal Supporters (@CanalSupporters) May 2, 2019
Le premier élément est le centre d’entraînement à Poissy, qui va coûter plusieurs centaines de millions d’euros. Cette infrastructure va être livrée après la Coupe du monde et constituera un superbe outil pour le PSG. Il sera alors l’un des clubs les mieux dotés au monde en termes de conditions de travail, de performance et d’entraînement. Si les Qatariens avaient envie de se désengager, ils auraient mis en stand-by le projet. Avec la pandémie de Covid, c’était possible. Or, on ne voit pas de volonté d’arrêter le projet, que ce soit du côté du club ou de la mairie de Poissy. Bien au contraire.
«La Coupe du monde 2022 n’est pas un objectif final»
Le deuxième élément est le fait que le Qatar soit moins touché par les conséquences économiques de la pandémie mondiale que les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, qui les subissent de plein fouet.
Le troisième élément est à la fois lié à l’avenir et à la politique de l’émirat dans le temps long. La Coupe du monde n’est pas un objectif final. Les Qatariens, au même titre que les Saoudiens, se positionnent déjà sur les Jeux Asiatiques de 2030. Ils ambitionnent également de candidater pour les Jeux Olympiques d’été. Ils n’ont donc aucun intérêt à se désengager massivement du sport, bien au contraire. Surtout dans un domaine aussi exposé que le football, puisque c’est le premier sport mondial. Le signal serait négatif, d’autant qu’il ne faut pas négliger que les acteurs des attributions d’événements globaux fonctionnent en réseaux transnationaux, se côtoient et ont souvent des partenaires en commun.
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Ce qu’on peut imaginer par contre, c’est que QSI reste à la tête du PSG. Le club est en capacité de s’auto-financer aujourd’hui. Malgré les pertes, il est beaucoup moins dépendant de la manne financière de son actionnaire qu’il y a quelques années. Aujourd’hui, le club de la capitale est devenu une franchise du sport à part entière. Il est certes «créatif» pour ses renforts et pourrait s’améliorer du côté des ventes, mais c’est facile à dire et sous-estime ce qu’est devenu le PSG en 10 ans.
Du point de vue qatarien, la stratégie consiste toujours à utiliser le sport comme vecteur de rayonnement, d’attractivité et d’influence internationale et plus encore… Cette stratégie a porté ses fruits au vu des retombées et de la notoriété acquise. Le levier du sport et l’aura du PSG ont contribué à l’unité nationale. Ils ont aussi servi les intérêts de la dynastie Al Thani à la manière d’une police d’assurance. Dans les mois difficiles de la crise du Golfe qui a commencé en 2017, la visibilité par le sport a été des éléments mineurs mais notables de la stratégie de communication internationale de l’émirat.
Pour autant, un point d’étape post Coupe du monde est inéluctable. Pour le PSG et pour la diplomatie sportive déployée.
2022, c’est proche. C’est seulement dans 24 mois et en même temps, c’est loin. Nous ne voyons encore clairement le bout du tunnel par rapport au Covid. La tenue des Jeux de Tokyo en 2021, de plus en plus probable, sera un indicateur. Si la Coupe du monde 2022 n’avait pas lieu, cela remettrait beaucoup de choses en jeu. La tenue de cette compétition et sa bonne tenue sont une clé pour la suite.
«On ne sait pas ce qui se passera dans le Golfe à cet horizon»
Un dernier élément à considérer est la situation géopolitique dans la région d’ici deux ans. On ne sait pas ce qui se passera dans le Golfe à cet horizon. Quid des conséquences de l’élection américaine ? Des tensions avec la Chine ? Quelles seront les répercussions dans la région ? On ne sait pas s’il y aura une normalisation des relations entre le Qatar et ses voisins pour sortir de la crise du Golfe commencée en 2017, comme on a pu le voir pour d’autres raisons entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn.
À titre personnel, je peine à imaginer que les intérêts qatariens se dégagent du PSG en 2022. Une ouverture du capital à d’autres acteurs étrangers comme l’a fait le City Football Group avec des intérêts chinois pourrait être une option. Cela permettrait de faire croître le club et d’entreprendre une nouvelle phase d’internationalisation.
J’aurais un souhait, mais je ne sais pas si les Qatariens vont lire cette interview : c’est que le PSG devienne la tête de gondole d’un groupe globalisé autour du foot, à la manière d’un City Football Group. Cela pourrait se matérialiser par une présence en MLS via l’Inter Miami de Beckham, par un rapprochement net avec Eupen en Belgique et pourquoi pas une présence en Premier League. J’adorerais que Leeds, avec Marcelo Bielsa, passe sous pavillon qatarien par exemple, pour plein de raisons. J’espère que les Qatariens seront opportunistes et qu’ils auront, bien aidés par Leonardo et l’équipe du PSG, l’ambition de prendre ces risques et de faire passer un cap.
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À ce sujet, je trouve qu’on n’est pas assez enthousiaste sur ce qu’est devenu le PSG. Jean-Claude Blanc est un des artisans des bons résultats du PSG, tout comme l’autre recrue phare qu’est Marc Amstrong, l’ancien président de la NBA Europe. Et il y en a d’autres.
On l’a vu avec le case Study de la Harvard Business School. En dehors de certaines impasses sportives en Ligue des champions, le PSG, depuis l’arrivée de QSI, a réussi comme aucun autre club. Les investissements colossaux du Qatar y sont pour beaucoup avec plus d’un 1,8 milliard d’euros, mais l’argent ne suffit pas. Une bonne partie du succès du club est aussi due à l’engagement de tous ceux qui font le club au quotidien. L’étranger regarde le PSG comme une réussite. En France, on a toujours l’impression que c’est un nouveau riche parvenu. C’est dommage. Un jour, les gens vont se rendre compte de ce que le PSG apporte réellement à la Ligue 1. Au-delà des chiffres.
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Crédit photo : Icon Sport – Géopolitique