Football, la grande bascule : première partie

On entend souvent dire que «c’était mieux avant», dans la vie et dans le football. Oui, le football a changé. Et nous allons tenter d’en expliquer certains tenants et aboutissants, en s’intéressant au foot comme un sport devenu culture de masse.

 Pense à quoi le football ressemblera quand il sera vraiment un sport mondial. Pense à la taille de l’Amérique. Pense à chaque garçon en Afrique portant un maillot et ayant une balle à ses pieds. Pense à la Chine et au Japon, au reste de l’Extrême-Orient. Il y a des milliards de gens là-bas, George. Le sport continue de grandir. Ils te regarderont bientôt à la télévision à Pékin et Calcutta.

Ces mots, ils sont signés Ken Stanley. Il était l’agent du mythique joueur de Manchester United George Best, véritable star du football des années 1960. À l’époque, ces lignes sonnaient sans doute comme une lointaine espérance, une prédiction. Aujourd’hui ils semblent cependant décrire avec une certaine acuité la réalité d’un football mondialisé, voire globalisé. Le sociologue québécois Guy Rocher définit la mondialisation comme «l’extension à l’échelle mondiale d’enjeux qui étaient auparavant limités à des régions ou à des nations». En quelques décennies, le confinement national des enjeux liés au football s’est brisé et ces derniers se sont répandus tout autour du globe. Les joueurs transitent d’un continent à l’autre, les supporters se mondialisent et les joueurs passent d’un pays au suivant. Le football est devenu un «système-monde» qui, au-delà des échanges économiques mondialisés, est devenu un fait social en soi. Guy Rocher parle alors de globalisation.

L’affranchissement des «barrières territoriales» n’est pas une spécificité propre au ballon rond. Celle-ci s’inscrit notamment dans un néolibéralisme triomphant à l’échelle de la planète. Les frontières étatiques sont de moins en moins pertinentes afin de délimiter les territoires souverains. Elles sont remises en question par un ensemble de processus politiques, économiques, et même socioculturels avec l’idée d’une culture mondialisée véhiculée par le développement des transports et des moyens de communication. De la même manière, la recherche interdisciplinaire tend à appliquer ce schéma au sport afin d’y décrire l’émergence d’une «arène sportive globale» [Bale et Maguire, 1994] et ce, depuis plusieurs décennies. Le football est passé en quelques années d’un modèle basé sur le paternalisme local à une entrée fracassante dans le mondialisme de tous les horizons.

Un réel dénoncé par certains qui ne retrouvent pas le «football d’avant». Oui, le football a changé. Et à travers un mini-dossier de deux articles, nous allons tenter d’en expliquer certains tenants et aboutissants. Dans cette première partie, nous aborderons le football comme un sport devenu culture de masse, tandis que dans la seconde, nous survolerons la mutation des stratégies des clubs et la standardisation du joueur professionnel.

L’émergence d’une culture de masse

La littérature académique appose un point de rupture très clair quant au réel basculement du football dans la mondialisation économique. La condition première de l’augmentation de la manne financière dans le football se situe dans la démocratisation des nouveaux moyens de communication, la télévision particulièrement. Au milieu des années 1970, les revenus totaux de l’ensemble des professionnels œuvrant dans le football européen n’excédaient pas les 200 millions de dollars. À titre de comparaison, c’est légèrement supérieur à la National Football League (NFL) ainsi qu’à la Major League de Baseball (MLB) qui cumulaient respectivement 172 et 153 millions de dollars de revenus. Une somme modeste en comparaison à des industries plus importantes comme le cinéma qui, à la même période, générait 1,9 milliard de dollars. Une période où la démocratisation du téléviseur s’accélère puisque dans cette seule décennie, à l’échelle européenne, la proportion de foyers possédant des téléviseurs augmente de 11 points, selon Eurostat. 1974 marque d’ailleurs la première édition d’une Coupe du Monde où des firmes transnationales commencent à payer la FIFA pour obtenir le droit de diffuser des spots publicitaires. C’est un mouvement impulsé par le président de l’époque, Joao Havelange qui déclara être là pour «vendre un produit nommé football».

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Ce mouvement venu des plus hautes instances du football mondial va ensuite pénétrer selon un modèle «top-down» les différentes fédérations nationales. Les règles de la FIFA interdisent d’ailleurs de créer plus d’une fédération par pays. Cette même fédération a le monopole sur le football national et sa ligue professionnelle. Les ligues nationales emboîtent ensuite le pas à la FIFA puisque c’est en 1983 que les droits de diffusion en direct de la Football League sont cédés à la télévision pour un montant, assez faible certes, de 2,5 millions de livres par an. La démocratisation de la diffusion télévisuelle va accroître le phénomène. On pense par exemple à la fin du monopole public de l’État français sur la télévision et à l’émergence de l’ère du multi chaînes, qui débute en 1975 dans l’Hexagone.

De nouveaux canaux de diffusions émergent, de nouvelles chaînes télévisées et les mastodontes du secteur audiovisuel s’engouffrent dans la brèche. Ces derniers se servent de la libéralisation de la diffusion audiovisuelle afin d’intégrer le football au milieu des programmes culturels. En France, c’est l’une des lignes éditoriales du groupe Canal + qui, cinq jours son lancement, diffuse son premier match : Nantes-Monaco. Sur le plan international, Rupert Murdoch et Silvio Berlusconi intègrent également du football dans la grille de diffusion de leurs nombreuses chaînes. Ils investissent massivement dans les droits télévisés des retransmissions sportives. Le succès est éclatant. Le football s’impose face à la concurrence des séries et téléfilms les plus populaires des décennies 80 et 90. Il devient un véritable capteur d’audience et propose surtout l’avantage de pouvoir diversifier facilement la grille des programmes.

La numérisation et la démocratisation d’internet va évidemment finir le travail. Le football se consomme très facilement depuis n’importe quel appareil qui possède une connexion internet. Le football s’insère donc dans le vaste étalage des produits de consommation de masse.

Modelé pour la télévision

La prise en main du football par le monde de la communication va profondément bouleverser le jeu. Se représentant chaque semaine devant des centaines de milliers, voire des millions de spectateurs, le football se doit de montrer son meilleur visage. Un mouvement massif de rénovation et de développement des infrastructures sportives coïncide avec les premières cessions marchandes des droits télévisuels de diffusion des compétitions footballistiques. Old Trafford (Manchester United), Highbury (Arsenal) ou encore Anfield (Liverpool) subissent des liftings dans la deuxième moitié des années 1980. Entre 1987 et 1990, les stades de San Paolo à Naples, de San Siro de Milan, le Renato Dall’Ara à Bologne et le Luigi Ferraris à Gênes sont entièrement rénovés. Les pouvoirs publics poussent et installent des places numérotées et assises dans les lieux traditionnellement occupés par les supporters les plus véhéments.

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Plus qu’une mesure de sécurité, les rénovations interviennent afin de diminuer le phénomène du hooliganisme. Il est pourtant décrit comme un problème social depuis des décennies. Ce n’est qu’à partir de ce moment que l’on observe une généralisation du contrôle des stades, une densification des effectifs et dispositifs policiers à l’intérieur et à l’extérieur des stades, l’apparition de la police montée, des brigades cynophiles, mais aussi de la vidéo surveillance. Les grillages fleurissent dans les zones des enceintes traditionnellement occupées par les décrits «perturbateurs» afin de compartimenter les tribunes.

En Angleterre, sur le plan administratif, un ensemble de dispositions est voté à partir de 1982 afin de faciliter la répression du hooliganisme : une peine pour mineur voit le jour, le youth custody, on élargit les prérogatives des forces de l’ordre en termes de fouilles et d’arrestations préventives. Le Public Order Act de 1986 inclut de nouveaux délits comme les actes racistes, l’incitation à la haine raciale ou la provocation à la violence. Il permet également une application plus aisée de dispositions antérieures. L’Italie est aussi un exemple parlant puisqu’elle accueille la Coupe du Monde 1990 et à son approche, va promulguer l’une des premières mesures d’exclusions de stade. En décembre 1989 le Divieto di accedere alle manifestazioni sportive est promulgué. Tout supporter reconnu coupable de faits de violence au sein d’une enceinte sportive encourt une interdiction d’accès au stade pouvant aller jusqu’à 3 ans.

Une certaine conception du spectacle

Les apparences sont soignées hors des terrains, mais également sur le rectangle vert. Jusqu’à la fin des années 1980, début des années 1990, les actions violentes étaient nombreuses. Comment ne pas penser à la faute non sifflée de Schumacher sur Battiston à Séville ? Ainsi, un bon nombre de joueurs considérés comme «créatifs» furent largement malmenés par les défenses adverses. La légende Just Fontaine a été contrainte d’arrêter sa carrière à la suite d’une double fracture de la jambe le 20 mars 1960 contre Sochaux. Marco Van Basten, l’un des meilleurs joueurs bataves de l’histoire, a dit stop à 29 ans suite à des blessures récurrentes à la cheville. Diego Maradona a dû faire une croix sur son aventure au FC Barcelone du «boucher de Bilbao», Andoni Goikoetxea.

Une violence visuelle qu’il n’était pas bon de promouvoir à des heures de grandes audiences. C’est donc au moment de la massification de la diffusion des compétitions footballistiques que des mesures durcissant les sanctions à l’égard des chocs trop violents. Parmi elles, on note la mise en place des protège-tibias dans le code vestimentaire du footballeur à partir de la Coupe du monde 1990. Juste avant la Coupe du monde 98, les tacles par-derrière sont désormais sanctionnés d’un carton rouge. Une sévérité administrative qui a contraint les défenses à adopter des manières moins dangereuses, afin de stopper les attaquants adverses. Ce fut également une manière de promouvoir les joueurs spectaculaires, ceux pour qui l’on suppose que le spectateur regarde le match et ainsi améliorer le spectacle télévisuel proposé. Le jeu a changé… et ses acteurs aussi. Mais ça, on le verra demain, dans la seconde et dernière partie de ce mini-dossier.

Crédit photo : IconSport

 

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