Il était une fois Garrincha

Le 28 octobre 1933, il y a exactement 84 ans, le Brésil voyait naître un enfant infirme, au corps déformé et à l’intelligence limitée, un enfant que la vie n’a pas gâté mais qui n’a jamais cessé de croire en ses rêves, qui n’a jamais cessé de nourrir ceux des autres. Guidé par la générosité, il a fait de sa vie un spectacle permanent, au chemin mythique et à la destinée tragique… Chronique d’un oiseau aux ailes brûlées, Garrincha.

Nous sommes en 1962, Garrincha est au sommet de son art. Pelé s’étant blessé en début de compétition, Garrincha s’envole, porte le Brésil à lui tout seul et s’offre la Coupe du Monde, apogée de sa carrière de footballeur. Le Brésil exulte et célèbre celui qui donne tant de joie à son peuple. Il ne reste pourtant plus que quelques bons mois avant que Garrincha ne commence à sombrer, quelques bons mois dont on espère qu’ils vont durer une éternité car la suite sera douloureuse pour Garrincha comme pour le peuple brésilien qui va voir son héros s’enfoncer dans des dérives tragiques. Il faut dire que Garrincha n’était pas qu’un simple joueur de football. Il était celui qui procurait de la joie à son public, celui pour qui on venait au stade le week-end, qui nous faisait oublier les problèmes de la semaine le temps de 90 minutes pendant lesquelles on riait entre cariocas. Car quand on voit jouer Garrincha, on rit. On rit parce qu’il s’amuse, comme un enfant dans son jardin. Sauf que son jardin s’appelle Maracanã et que ses adversaires sont des professionnels qui chaque semaine repartent avec le tournis tant Garrincha leur en a fait voir de toutes les couleurs. Il n’avait qu’un dribble, toujours le même, toujours efficace. Un crochet à droite après avoir fixé le défenseur, une accélération et une frappe.

 

Parfois, dans un bon jour, Mané comme on l’appelle, n’hésite pas à se moquer de ses adversaires, à faire semblant d’accélérer, à laisser le ballon sur place et à regarder le défenseur tomber dans le piège à chaque fois. Une feinte dont l’écho résonne bien plus fort qu’on peut le penser. Car cet amusement que prend Garrincha sur le terrain dépasse largement le cadre du foot pour les spectateurs. Dans un Brésil des années 50 en proie à l’instabilité politique, le football procure l’essentiel du bonheur et Garrincha est une denrée rare, une source de bonheur inestimable, un artiste au talent généreux. Celui qu’on admire acquiert rapidement le surnom d’Alegria do Povo, la Joie du Peuple, un titre qui restera comme le parfait témoignage de ce qu’il a donné au monde. Pourtant, tout n’a pas été facile pour lui et avant de donner du rêve aux autres il a longtemps dû souffrir pour pourchasser les siens…

« Je ne vis pas la vie, c’est la vie qui me vit », Garrincha

Magé, au Nord de Rio. C’est là que naît Manoel Francisco Dos Santos. Son père est alcoolique, sa mère aussi. 9 mois de grossesse pendant lesquels l’alcool vient détruire Manoel avant sa naissance. Le détruire ou bien le faire entrer dans la légende, déjà. Car Manoel vient au monde avec la colonne vertébrale déformée, les jambes arquées et la jambe droite plus longue que la gauche. Tant de problèmes qui font de lui un enfant différent mais tant de problèmes qu’il décide de laisser de côté pour profiter de la vie. Il se met à courir, toujours plus vite, toujours plus loin. Il est insaisissable, comme ce petit oiseau que l’on trouve au Brésil et qui répond au nom de « Garrincha ». Le surnom est trouvé, il le représente mieux que tout.

Mais l’oiseau a du plomb dans les ailes, il n’est qu’un enfant difforme que tout le monde snobe, un enfant difforme dont les clubs de football ne veulent pas. Alors il se résigne, il devient ouvrier dans une usine de textile à Rio. A ce moment-là, l’histoire est mal embarquée mais elle ne fait en réalité qu’alimenter encore un plus la légende de l’enfant malheureux qui deviendra l’un des plus grands.

Et tout commence vraiment en 1953, quand au cours d’un match avec l’équipe de football de son usine, Garrincha est remarqué par un joueur de Botafogo qui l’invite à passer des tests dans son club. Mané accepte mais ne passe pas réellement un test, il s’amuse. Il s’amuse avec le ballon, il s’amuse avec ses adversaires et notamment avec Nilton Santos, défenseur gauche de Botafogo et de la Seleção, qui le temps d’un entraînement n’est devenu qu’un pion face au voltigeur qu’est Garrincha. Mané s’engage dans la foulée avec le club de Rio, comme fier d’avoir pris sa revanche sur la vie. Le Brésil ne le sait pas encore mais il va vite découvrir en Garrincha un ange capable d’éclabousser tout un pays de son talent, de sa spontanéité et de son naturel.

« Ses deux passions étaient les femmes et l’alcool. Pendant dix ans, il a réussi à les concilier avec le football. Puis la vie lui a présenté l’addition » Ruy Castro

 

1963 marque le début de la fin pour la Joie du Peuple. La fin d’un cadeau qu’on a fait à tous les Brésiliens et le début d’un calvaire mythique entre excès, bêtises et dépression. Revenu de la Coupe du Monde 1962 avec le titre de meilleur buteur de la compétition, Garrincha enchaîne et s’offre le Championnat Carioca avec Botafogo à la fin de cette même année. Tout va pour le mieux pour celui qui s’affiche désormais aux bras de la chanteuse Elza Soares, jeune fille noire qui a réussi à se sortir des bidonvilles grâce à sa voix et qui replonge dans un abyme sans nom, entraînée par Garrincha et ses déboires. Accusée d’avoir brisé le mariage de Garrincha, déjà père de huit filles, Elza Soares reçoit des menaces de mort, des menaces que celle qui s’est battu pour gérer l’addiction de Mané à l’alcool ne méritait pas de recevoir. Mais Mané continue, il boit, ses prestations sont de moins en moins bonnes. Son physique ne suit plus. Ses dirigeants non plus. Il est opéré du genou en 1964 dans un hôpital où personne ne vient lui rendre visite, sauf Elza.

Garrincha quitte Botafogo en 1965, douze ans après y être arrivé, douze ans après avoir quitté sa condition d’ouvrier. Porté par son histoire, il s’engage aux Corinthians mais rien n’y fait. Garrincha n’est plus. L’oiseau qu’il était ne vole plus. Sélectionné pour la Coupe du Monde 1966 pour des raisons politiques, « O Anjo de Pernas Tortas » (l’ange aux jambes tordues) déçoit, comme on pouvait s’y attendre.

La suite de sa carrière mêle tentative de retour en Amérique du Sud et espérance d’une signature en Europe, là où il vagabonde désormais, suivant les tournées d’Elza. On parle d’une signature au Red Star, mais en réalité plus personne ne veut de celui qu’on s’arrachait au début des années 60. Reste et restera une lueur, ce jubilé qu’on lui offre en 1973, ce jubilé où s’entassent 130 000 personnes dans le Maracanã, ce jubilé qui signe la fin de la carrière d’un joueur hors normes.

Le reste de sa vie oscille entre dépression, alcool et hôpital psychiatrique. Elza Soares le quitte en 1977, il ne lui reste alors plus qu’à végéter dans la petite maison que lui prête l’Etat pour terminer sa vie. Garrincha s’en ira un 20 janvier 1983. La légende n’est plus, mais les Brésiliens s’offrent encore quelques jours à ses côtés, comme un totem dont on ne veut pas se séparer. Alors, le corps de la Joie du Peuple est exposé au Maracanã. Les gens viennent le voir, le saluer, le regarder. Il y a quelque chose de mystique dans ce corps, quelque chose de protecteur pour tout un peuple. C’est sur un camion de pompier que Garrincha est amené à Pau Grande où il sera enterré. Les rues de Rio sont fermées pour laisser passer le cortège, les gens s’amassent sur les ponts, au bord des routes. C’est la dernière fois qu’on le voit, la dernière fois que l’ange gardien du peuple brésilien remplit son rôle. Garrincha passe. Le peuple reste. Et pleure. Des larmes que Carlos Drummond de Andrade pose sur un papier : « Ce n’est pas un dieu, mais bien un pauvre petit être, mortel et infirme, qui a aidé un pays tout entier à sublimer sa tristesse. La pire chose, c’est que cette tristesse est revenue, et il n’y avait plus de Garrincha disponible. Nous avons besoin d’un nouveau Garrincha pour nourrir nos rêves.« 

 

Photo credits : FILE/ESTADAO CONTEUDO.

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Quand les gens sont d'accords avec moi, j'ai toujours le sentiment que je dois me tromper.