[Edito] C’était le VAR de trop

Depuis son intronisation, le recours à l’assistance vidéo à l’arbitrage (ou le VAR pour l’acronyme anglophone, utilisé le plus fréquemment) a donné lieu à des situations qui questionnent cet outil, tant dans sa pertinence que dans l’impact qu’il peut avoir sur l’essence même du football. Le problème que pose ce dispositif peut être abordé selon différents angles, et son utilisation a créé la polémique dans des situations nombreuses et variées. Aussi, cette contestation vient tant des acteurs du football professionnel que de ses suiveurs, voyant tous leur expérience du jeu de football transformée par l’arrivée de la vidéo.

Cet article, à défaut d’être exhaustif sur un problème qui nécessiterait une réflexion longue, collective et factuelle, s’est construit en réaction aux nombreuses situations ubuesques vécues lors de matches, et ce dans la totalité des championnats européens utilisant cet outil. Étaient brandies les promesses de la fin des penalties non sifflés, d’un football plus juste, d’une rapidité dans la prise de décision pour préserver un jeu fluide et continu. Confrontons ces promesses aux faits, confrontons ces faits à ce qu’est réellement le football et ce que cela change dans son essence même. Aussi, et avant d’entrer dans le fond du sujet, l’auteur de ces lignes est conscient qu’il existe des phases de jeu et des matches durant lesquels le VAR a été un recours efficace et rapide. Il laisse malgré tout en suspens la question du nombre de décisions positives respectant l’intégrité du jeu suffisantes pour considérer l’outil utile, malgré toutes les autres situations problématiques existant en parallèle et qui seront discutées ici.

Un outil à géométrie invariable

Un des premiers faits polémiques de la saison a été le hors-jeu donné à Cristiano Ronaldo, lors du match d’ouverture de la Serie A le 24 août dernier. Le joueur portugais réceptionne un ballon à la limite avant d’aller finir l’action. Une fois le but accordé, l’intervention du VAR stoppe le match durant de longues minutes pour finalement juger que le but est invalide pour un hors-jeu qu’il est même difficile de juger à l’œil nu. La technologie prend ici uniquement en compte le fait qu’une partie du corps du joueur attaquant, même si elle est infime, dépasse par rapport au corps du dernier défenseur, mais met de côté toute autre considération que l’œil et le jugement humain peuvent avoir.

Ainsi ici, il n’est absolument pas tenu en compte que, en plus d’avoir objectivement le corps sur la même ligne que son défenseur, Cristiano Ronaldo crée le but seul et malgré le retour du défenseur, par une feinte de frappe, un crochet, un passement de jambe, un autre crochet, puis une frappe imparable autant pour le défenseur que le gardien. Il est de bon ton de penser que si Cristiano Ronaldo avait été reculé de dix centimètres lors de son appel, l’issue aurait été sensiblement la même. Alors se pose la question de la pertinence de cet outil dans de telles situations. L’arbitre devrait-il avoir le pouvoir d’outrepasser le VAR pour accorder un but et donner la priorité à l’offensive et au jeu ? L’outil doit-il être celui qui a le dernier mot ? Car en obligeant les arbitres à donner hors-jeu sur une action telle que celle-ci, c’est bel et bien la précision et la justice poussée à l’extrême qui l’emportent sur le jeu.

Car, rappelons-nous, avant l’arrivée de la vidéo, les arbitres avaient pour consigne tacite de donner la priorité à l’offensive (et donc au but) lorsqu’ils avaient un doute sur un hors-jeu, une main ou tout autre action ambigüe. Cette consigne correspondait à l’idée d’un football envisagé comme un jeu dans la continuité, avec le moins d’arrêts possible, et dont l’objectif était d’offrir un spectacle, quitte à être sujet à débats et polémiques par la suite.

Depuis ce Parme-Juventus, nombre de matchs ont créé débats et polémiques par l’utilisation jugée abusive de la vidéo. On pense notamment au récent Saint-Étienne-Toulouse, qui a vu trois buts refusés par le VAR, transformant Geoffroy-Guichard en salle d’attente géante durant une bonne partie de la seconde période. Cela a également donné lieu à des ajouts de temps additionnel invraisemblables : quatorze minutes au total entre Parme et Cagliari, treize minutes entre la SPAL et la Lazio. Le spectacle promis et voulu devient un objet difficile à définir, un quiproquo haché de quelques de tentatives de football.

Il faut considérer dans ces cas l’agacement à la fois d’un public frustré par ces arrêts intempestifs et parfois à rallonge, des joueurs qui doivent composer avec des soubresauts d’émotions et de dynamiques dans les matches, et enfin des arbitres qui sont sujets à une pression d’autant plus accrue car n’ayant plus le droit à l’erreur. Il existe nombre d’autres exemples, rien que depuis le mois d’août, et ce dans chaque championnat européen utilisant le VAR, de la France à la Belgique, en passant par l’Italie ou l’Espagne.

Donner un pouvoir accru et si décisif à la technologie change l’approche même de ce sport. Ce qui compte désormais est l’exactitude de chaque décision par rapport à la dramaturgie, à la continuité, à la spontanéité ou à l’émotion. Posé comme cela, l’utilisation du VAR légitime l’idée sous-jacente que le rapport de forces entre jeu/spectacle et justice s’est inversé. Désormais, il est préférable de stopper le jeu, longtemps s’il le faut, pour rendre le jeu exact. Les joueurs, les entraineurs et les arbitres ont pour objectif d’offrir un affrontement dans les conditions les plus justes possible, et lorsque l’humain faillit à sa mission, la technologie stoppe le jeu pour corriger notre défaillance. En cela, il corrige notre défaillance à tous, tant les acteurs que les spectateurs qui avaient, par exemple et comme cela a été vu, jugé devant leur télévision que malgré le « hors-jeu » du bras, le corps de l’athlète était orienté dans le sens inverse du jeu et n’avait donc, in fine, pas d’avantage réel sur son défenseur. Peu importe, on tire des traits, on mesure, le bras dépasse, le joueur a failli. Et nous aussi.

Installer la technologie entre les acteurs humains du jeu, c’est déplacer le principe du jeu vers l’exactitude du jugement et la justice dans le déroulement, qui dépasseraient de fait l’idée originelle de jeu et de confrontation d’idées. Le match, événement continu, fluide et incertain devient un objet physiquement, temporellement cadré et modelé par la machine. Il permet l’action nouvelle de revenir en arrière dans le temps pour corriger l’erreur humaine et devenir ainsi exact, rendant obsolète tout ce qui s’est passé depuis cette erreur. Peu importe si cela affecte la continuité nécessaire à ce sport.

Pourquoi aime-t-on ce sport ?

Les polémiques créées par le VAR ont remis au centre de l’attention une idée qui était plus marginalement discutée avant cette nouvelle ère : le football vit par le jeu et est consubstantiel de notre humanisme. Cette idée de fond était moins soumise au débat auparavant car moins poussée dans ses retranchements par les transformations du jeu. Les menaces étant désormais effectives, la dichotomie football sans vidéo/football avec vidéo phagocyte les débats télévisuels et donne une vie nouvelle à ce questionnement.

Pourquoi a-t-on commencé à aimer le football ? Parce qu’il donnait une vision juste à l’extrême de la confrontation de deux équipes ? La justice du football réside dans le fait qu’un match commence sur un pied d’égalité, avec onze joueurs de chaque côté dont l’objectif est de marquer un but de plus que l’adversaire. Le coup d’envoi laisse la place au débat d’idées, à la proposition de jeu de chaque camp afin d’atteindre l’objectif. Le principe même est humain, et promet donc autant d’issues incertaines qui acceptent l’idée de victoire, d’échec mais aussi d’erreur.

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L’arbitre est un acteur du match. Il « joue » au sens où il accepte cette confrontation et a le rôle d’organiser et contrôler l’opposition afin qu’elle reste dans les limites acceptables du jeu. Mais, en étant partie intégrante du jeu, il est sujet à l’erreur comme à la réussite, donc à la dramaturgie du débat. Le football n’est pas conçu pour être indéfectiblement juste. Il est fait de telle manière que la « meilleure » équipe sur le terrain puisse perdre, ou qu’un geste illicite oublié transforme définitivement ce qui aurait pu ou dû être. Et, une fois terminé, le match devient l’objet d’une attention et d’une dialectique propres, que l’on décortique et repasse parfois sans fin pour comprendre ce qui est arrivé, ou ce qui aurait pu arriver. Le football est un jeu avec le passé, avec l’idée à la fois vertigineuse et galvanisante que ces quatre-vingt-dix minutes ne sont pas négociables, et qu’un match nous laisse avec ses faits implacables et nos émotions pour les appréhender.

Certains des moments les plus mythiques de l’histoire du jeu sont les fruits de notre faillibilité. La « main de Dieu » de Maradona, erreur d’arbitrage historique et considérée aujourd’hui comme un des événements les plus iconiques du jeu, doit-elle être aujourd’hui reconsidérée à la lumière des tendances froides et calibrées du football actuel ? Car, avec l’installation du VAR sous cette forme et dans un temps long, on court le risque de transformer les conceptions et attentes dans notre sport, vers un spectacle plus mesuré et modifiable sur commande, ou quand la production est en-deçà des attentes de la machine.

Crédit photo : Actionplus / Icon Sport

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