[Reportage] Naples, des hommes et un dieu : Maradona

Certains clubs ont des légendes, des rois ou des empereurs. Naples a son dieu. Diego Armando Maradona fête aujourd’hui ses 60 ans. Voyage en terres napolitaines où la déraison, l’exagération et le fanatisme sont des concepts étrangers.

 «Joyeux Noël, n’oublie pas. C’est ce qu’il faut se souhaiter vendredi. Tous les 30 octobre à Naples, on se souhaite « joyeux Noël » pour l’anniversaire de Diego, l’avènement du Messie. Tu peux l’ajouter dans ton papier». Après une demi-heure d’échanges téléphoniques passionnés sur le gaucher argentin, le détail semble suffisamment important pour mériter un message privé. Paolo Castaldi connaît Maradona sans vraiment le connaître. Il ne l’a jamais rencontré pourtant cet auteur de bandes-dessinées a passé des mois de sa vie à imaginer, écouter puis dessiner l’Argentin.

En 2016, il publie un roman graphique sur le fantasque numéro 10. Traduit en dix langues dont le français, il reprend des anecdotes de proches pour en dépeindre un tableau social et historique. S’il habite aujourd’hui à Milan, ce tifoso du Napoli connaît les recoins de la cité napolitaine. Les origines ont leur importance et notre itinéraire tout tracé. Embarquement pour 24h sur les traces d’un homme devenu dieu, demi-dieu ou saint patron, c’est à chacun son interprétation.

« Dieu voulut que Diego donne et Maradona »

«Il n’y pas de forêt sans loup, il n’y pas de temple sans Dieu», la banderole mise sous cadre a un peu jauni mais le message est intact. À quelques encablures de Napoli centrale, notre gare d’arrivée, le décor est planté dans un des cafés typiques de la ville. Grands miroirs, serveurs en tablier et café à un euro, jamais plus. On commande, on paye, on boit et on s’en va dans un ballet d’entrée-sortie qui fait tourner la tête.

La banderole ornée d’un portrait de Maradona trône fièrement comme s’il s’agissait d’un ancien habitué. Un écriteau indique qu’elle a été exhibée le 29 avril 1990, lors du match contre la Lazio (1-0). Les Partenopei l’emportaient alors par la plus petite des marges pour s’adjuger le deuxième Scudetto de leur histoire.

«Je n’aime pas trop les journalistes, mais cette journée-là je pourrais la raconter tous les jours de ma vie.» arrache-t-on à Pietro l’un des patrons. «Je me souviens que Diego n’avait pas fait un grand match. Il y avait sa mère en tribune, il me semble. J’ai à peine eu le temps de m’asseoir et il y a eu le but de Baroni. On était près de 60 000 debout dans le stade, je partageais mon siège avec mon frère. On est resté au stade jusqu’à se faire chasser» raconte-t-il entre deux macchiato servis au comptoir. On dit souvent qu’à Naples, tout le monde a une histoire avec Maradona. Il n’a pas fallu très longtemps pour le vérifier.

«Diego, c’est un pansement social»

Notre première étape se fait dans les quartiers espagnols. En plein centre, cernés par le bord de mer et les collines naissantes du Vomero, c’est le Maradona iconique et christique qui se laisse découvrir.

Dans cette zone à la fois touristique et populaire, “Napule” (NDLR : Naples en langue napolitaine) se donne en spectacle. Linge aux fenêtres, scooters débridés conduits sans casque, poissonneries et pizzeria constituent le décor visuel, sonore et olfactif.

C’est là que l’on trouve aussi les fameux santons napolitains, stars des guides touristiques. Ils n’ont plus grand-chose à voir avec un quelconque savoir-faire local certes, mais ils sont de formidables révélateurs des idoles populaires. Alors des Maradona, il y en a de toutes les tailles et sous toutes les coutures. De la figurine au buste, en costume ou en maillot azzurro, c’est maintenant évident le gaucher vainqueur des deux seuls scudetti du Napoli (1986-87 et 1989-90) possède une aura complètement singulière.

Dans l’agitation typique et assourdissante de ces ruelles, des vendeurs ambulants s’arrêtent pour proposer aux derniers touristes présents malgré le nouveau couvre-feu des chaussettes à l’effigie de l’Argentin. Une douce ironie ou un beau symbole quand l’on sait que Maradona fit ses premiers pas footballistiques avec un ballon confectionné de chaussettes sales et de papier dans son Buenos Aires natal.

Les clins d’œil entre les origines modestes du gamin en or et celles des bambins des quartiers espagnols, ils sont nombreux et ils ont façonné une légende.

«L’aura de Maradona à Naples s’est fondée sur un état de manque. À la fin des années 80, il y a une classe populaire napolitaine complètement isolée qui souffre à Naples, mais aussi dans le nord où il y a beaucoup de racisme territorial. Maradona, c’est un pansement social. Celui qui envoyait valdinguer le déterminisme le week-end» explique Paolo Castaldi. D’où l’idolâtrie et les excès.

L’ancien pauvre devenu millionnaire mais qui s’est toujours senti persécuté se reconnaît dans les humiliations des Italiens du Sud, fréquemment traités de « terrone » (NDLR : «culs-terreux»). Maradona a senti la détresse d’un peuple qu’il a assimilé au sien.

Et puis, il y a le ballon avant tout ça. À l’aube de l’ère Maradona, aucune équipe du sud n’avait gagné la Serie A. En 1986-97, Naples réalise le doublé. La saison suivante, les Azzurri finissent deuxième et Diego termine meilleur buteur du championnat. En 1988-89, il remporte la Coupe de l’UEFA face à Stuttgart. Pour une équipe trop longtemps assimilée aux bas-fonds du championnat, l’ascension est fulgurante.

Diegomania

Au petit bar Nilo, à quelques rues de là, on pousse le culte un peu plus loin encore avec un autel érigé à son effigie. Nommé modestement la « chapelle de la gloire », l’objet de contemplation ne semble aucunement sacrilège. Juste à côté, une mèche de cheveux de Diego accompagné de plusieurs texte rend la chose encore un peu plus liturgique. La Diegomania c’est aussi cela, le recours obsessionnel au sacré. Comme s’il fallait s’y plier pour éviter la damnation.

autel-maradona-naples

À Secondigliano, au nord de la ville, quartiers populaires théâtre de la série Gomorra, le souvenir de Maradona est cette fois plus authentique. Loin du cirque du centre-ville, c’est ici que le natif de Lanús a son musée. Enfin, c’est comme cela que les habitants du quartier l’appellent. Il n’a rien d’officiel, ne figure dans aucune carte et n’est pas reconnu par le club, pourtant à l’intérieur tout est authentifiable et authentifié.

«Il faut juste savoir où frapper» nous indique-t-on. Alors on a frappé à la porte. Là où certains parlent de musée clandestin, nous avons trouvé une collection hors du temps tenue par un homme, Massimo Vignati. Cet enfant du quartier, fils d’un des gardiens emblématiques du San Paolo et d’une des gouvernantes de Maradona, a grandi dans les jambes de ce dernier.

Grâce aux nombreux dons du champion du monde 86, il a réussi à ouvrir ce petit local grand comme un salon. Un vrai capharnaüm. La salle pleine à craquer est un formidable témoignage du temps : des maillots, des ballons, des fanions, des crampons, des photos par dizaines et même un bout de banc sur lequel l’Argentin n’aura pas passé beaucoup de temps.

Il y a aussi ce haut de survêtement mythique porté à l’échauffement un certain 19 avril 1989. Quelques minutes avant de disputer la demi-finale retour de la Coupe UEFA, Maradona l’arbore sur ses épaules. Avec sa facilité habituelle, il jongle, danse avec le ballon au rythme du hit de l’époque «Live is life». Une séquence désormais culte.

San Paolo et San Diego

Avant de quitter le doux climat napolitain, le San Paolo est un passage obligatoire. Non pas que ce stade soit particulièrement attrayant, mais plutôt parce que ses stigmates temporelles contraignent tout visiteur à remonter le temps malgré lui.

Derrière les grilles rouillées et la façade de béton accidentée, c’est là qu’un 5 juillet tout a commencé avec la présentation d’un Argentin en fuite de Barcelone. 70 000 âmes rassemblées pour l’occasion. C’est là encore qu’un soir de demi-finale de la Coupe du monde 1990, Maradona punit l’Italie, après avoir exhorté ses fidèles napolitains à le soutenir contre leur propre pays.

Quand on évoque les secrets d’un tel lieu, Decibel Bellini est toujours une bonne idée. Le speaker qui, un soir de Ligue des champions, hurla sans interruption neuf fois le nom de Gonzalo Higuain à en devenir aphone, est une star locale en plus d’être intarissable sur les petites histoires du club. «Maradona est grand. Je suis né en 1980, inutile de dire que Diego a complément façonné mon rapport au foot. J’avais un poster de lui à 5 ans au-dessus de ma table de nuit. C’est tout simplement un mythe.»

« Hurler le nom de Diego au San Paolo ça aurait été beau »

Les scudetti, ils ne les a malheureusement pas vécus dans son temple mais ils restent gravés dans ses souvenirs d’enfance. «J’étais gamin, on a fêté ça comme une fête nationale chez ma mère. L’enthousiasme et la joie de ces jours-là ont créé ce lien fou entre Naples et le foot en même temps que s’est tissé un fil d’amour entre les Napolitains et Maradona. Hurler le nom de Diego au San Paolo ça aurait été beau, mais c’était une autre époque, une autre façon de vivre le foot.»

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La nuit tombante dans la zone de Fuorigrotta où se trouve le San Paolo sonne tristement le glas de ces pérégrinations maradonesques. Comme attendu, personne n’aura prononcé le moindre mot de travers sur l’Argentin.

«Critiquer Maradona est impossible. Ce serait comme dire du mal de Dieu.», l’adage du documentaire d’Asif Kapadia n’a jamais semblé aussi juste.

Malgré ses absences, ses frasques avec la drogue, son fils caché, ses démêlés avec le fisc ou ses liens avec la Camorra, Naples a toujours pardonné. Le voilà le paradoxe de Diego : un étranger symbole de la ville aux yeux du monde, mais aussi le porte-étendard de l’ensemble de ses stéréotypes.

📍 À Naples, Colomban Jaosidy

Remerciements à Paolo Castaldi, Daniele Bellini & Marc-Henri Maisonhaute.

Retrouvez notre série spéciale Maradona :

  1. [INTERVIEW] – Didier Roustan : « Maradona, c’est un personnage de roman »
  2. Le jour où les frères Maradona jouèrent ensemble
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