Atlético Madrid, la crise de croissance

Avec quatre points d’avance en Liga mais piteusement éliminé en Ligue des champions, l’Atlético Madrid est en plein brouillard. Alors que l’équipe avait (enfin) entamé sa mue, les vieux démons ont resurgi et planent tels des vautours au-dessus des hommes de Simeone, alors que débute pour eux un sprint final capital ce soir, au Sánchez Pizjuán de Séville.

La progression d’abord…

Depuis 2014, son titre en Liga et son parcours jusqu’en finale de Ligue des champions, l’Atlético Madrid s’est imposé comme un club qui compte lorsque arrivent les soirées de printemps de la plus prestigieuse des compétitions européennes. À l’origine de ce retour au premier plan, un style de jeu, une approche claire : le Cholismo. En place depuis 2011, Diego Simeone a complètement imprégné son équipe de sa philosophie et de son état d’esprit. Au programme : combativité, solidarité, abnégation, agressivité et rigueur. Tactiquement, organisés dans un quasi immuable 4-4-2 à plat, alternant entre brèves mais étouffantes phase de pressing et bloc bas presque impénétrable, les Colchoneros s’imposent comme l’équipe de premier plan la plus pénible à jouer (et à regarder diront certains). Jusqu’en 2018, amené par ses cadres historiques (Gabi, Juanfran, Godín, Filipe Luís, Diego Costa) et des joueurs en pleine force de l’âge (Griezmann, Oblak, Giménez, Partey, Koke ou encore Niguez et Carrasco), l’Atleti s’installe durablement dans le top 8 européen. Une Ligue Europa et une Supercoupe de l’UEFA viennent remplir l’armoire à trophées et consacrer cette génération dorée.

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La saison suivante, 2018-2019, sonne le glas de cette glorieuse période. Dauphin du FC Barcelone mais complètement décroché (16 points de retard) en Liga et éliminé en Ligue des champions dès les huitièmes de finale par la Juventus (alors qu’atteindre la finale au Wanda Metropolitano était un objectif majeur), le club marque le pas. Pire, le Cholismo semble atteindre ses limites. Contre les Turinois, les Matelassiers n’ont pas su conserver leur avantage de deux buts acquis à l’aller, encaissant un triplé de leur ancien tortionnaire merengue, Cristiano Ronaldo. Pour une équipe réputée pour sa propension à conserver les avantages même les plus maigres, le camouflet fût rude.

… le renouvellement ensuite

L’été suivant cette saison décevante, le club présidé par Enrique Cerezo prend le taureau par les cornes et entame ce qu’on peut qualifier de nouveau cycle. À la liste des cadres partants, ouverte par Gabi, Carrasco et Fernando Torres, partis dès 2018, viennent s’ajouter Griezmann, Juanfran, Godín, Filipe Luís et Lucas Hernandez. C’est ainsi quatre titulaires de la finale d’Europa League remportée face à l’OM un an plus tôt (3-0) et six de la finale de Ligue des champions 2016 qui quittent le club, en l’espace de deux ans. La fin d’une ère.

Les ventes records des deux champions du monde français (80 millions pour Hernandez, 120 pour Griezmann) offrent la possibilité au club d’investir massivement pour remodeler son effectif. Un an après Thomas Lemar, acheté pour environ 70 millions d’euros, Lodi, Trippier, Marcos Llorente, Hermoso et Felipe débarquent. Surtout, le club acquiert le grand espoir portugais João Félix pour un montant record de 126 millions d’euros. Au total, c’est plus de 240 millions qui sont investis par les Colchoneros sur le marché estival 2019. De quoi faire pencher la balance du côté des dépenses et surtout envoyer un message clair : l’Atlético Madrid est désormais une équipe qui compte et a bien l’intention de le rester.

2019-2020, une saison charnière pour pas grand chose

Se pose alors la question du visage que va présenter l’équipe. À des guerriers pleins d’abnégations succèdent des joueurs plus aptes à tenir le ballon. Le changement de profil au niveau des latéraux est en ce sens parlant : là où Filipe Luís et Juanfran étaient respectés pour leur engagement et leur rigueur, Trippier l’est pour sa qualité de pied et Lodi est précédé d’une réputation de joueur porté sur l’offensive. Simeone dispose dès lors du matériel nécessaire pour faire évoluer son jeu et permettre à son équipe de prendre un nouveau cap, celui d’un jeu plus expansif. L’opus 2019-2020 doit marquer le début de la mue. Mais tout ne va pas se passer comme prévu.

Après une excellente présaison marquée par une victoire 7-3 face au Real Madrid, le jeu reste poussif. Le 4-4-2 reste le système de référence et Simeone peine à faire évoluer son animation. Comme Lemar avant lui, Félix connaît des difficultés à s’imposer alors qu’il était attendu comme le remplaçant de Griezmann dans le rôle de celui qui huile les rouages. Replacé à gauche, le jeune Portugais peine à être influent et souffre physiquement face aux dures exigences du Cholisme. Bilan début 2020 : la machine est grippée.

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En Liga, l’Atleti est en difficulté, bloqué à la cinquième place hors de la zone Ligue des champions et la qualification héroïque à Anfield en huitième de finale ressemble à un trompe l’œil. Mais après la coupure pour cause épidémique, les Colchoneros reviennent régénérés. Dans le sillage d’un Marcos Llorente métamorphosé, ils terminent la saison par une série d’invincibilité de 10 matches en Liga et accrochent la troisième place. Quand arrivent juillet et le Final 8, les espoirs sont nombreux et légitimes. D’autant que les Madrilènes sont dans la partie de tableau la plus dégagée, avec Leipzig, Paris et l’Atalanta.

Mais ses espoirs resteront vains, la confrontation face aux Saxons se révélant fatale. Face à l’une des équipes incarnant le mieux le football moderne, ses exigences et ses fondamentaux, l’Atlético apparaît obsolète.
Au sortir d’une saison si moyenne, la nécessité d’évoluer ne fait désormais plus de doute.

Une équipe à deux visages

Après un début d’exercice 2020-2021 raté avec en point d’orgue une humiliation 0-4 à Munich le 21 octobre, Simeone se résout enfin à changer de manière durable son animation. Le 4-4-2 laisse progressivement sa place à un 3-5-2 (ou 3-4-3 selon les profils alignés), bien plus fonctionnel et adapté aux qualités de l’effectif. Lemar, utilisé dans un rôle de relayeur ou d’ailier intérieur gauche, revit et apporte beaucoup de liant. Les qualités de Trippier sont parfaitement exploitées dans son rôle de piston droit. Mario Hermoso brille dans un rôle hybride sur la gauche de la défense à trois. Félix, placé dans l’axe, est bien plus à l’aise. Llorente poursuit sur sa lancée alors que Koke renaît. Carrasco peut tirer profit de ses capacités de percutions sur l’aile gauche. Suárez, arrivé fin septembre, se révèle très précieux au moment de finir les actions, en dépit de son manque de mobilité.

Bien plus expansive, l’équipe passe presque deux mois sans connaître la défaite et s’installe sur le toit de la Liga. La bonne recette semble avoir été trouvée et la possibilité de voir le titre échapper aux pensionnaires du Wanda Metropolitano semble farfelue. Mais l’hiver arrive et, avec lui, son lot d’événements contraires. Battu par le Real 2-0 le 12 décembre, pas épargné par les blessures, le club est en plus frappé de plein fouet par l’épidémie de Covid, fin janvier, et voit son latéral droit anglais suspendu jusqu’à fin février (pour non-respect des règles en matière de paris sportifs). Des points précieux sont abandonnés en Liga, alors que le Real se rapproche et que le Barca revient lancé comme une fusée.

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C’est donc un Atlético Madrid sur une mauvaise dynamique qui aborde sa double confrontation avec Chelsea, dans une spirale diamétralement opposée. C’est dans ce contexte que vont resurgir les vieux démons. Face aux hommes de Tuchel, ceux de Simeone abandonnent complètement l’idée d’être proactifs. N’essayant même pas de contester le ballon, passifs et recroquevillés devant leur but, ils renouent avec leurs vieilles habitudes. Parier sur sa capacité à contrôler sa surface et une éventuelle transition offensive bien négociée maintient toujours sous la menace d’un contre défavorable ou d’un exploit adverse. Olivier Giroud, d’un superbe retourné, va le rappeler à ceux qui l’auraient oublié du côté de Madrid. 0-1, la première manche est perdue sans avoir réellement combattu. Le retour du côté de Stamford Bridge va laisser un goût encore plus aigre dans les bouches. Complètement impuissants face à la maitrise tactique des Londoniens, les Colchoneros sortent de la compétition par la toute petite porte.

Plus que le résultat, c’est la forme qui dérange. Mis à part le système, on n’a presque rien retrouvé de l’Atleti dominant du début de saison en Liga. Quand la pression se fait ressentir, les mauvaises habitudes reviennent en force et l’équipe proactive du début de saison a laissé place à la spécialiste de l’abnégation.

Diego Simeone, entre limites et garanties

Mais ce qui était compréhensible il y a deux ans l’est beaucoup moins aujourd’hui. L’Atlético n’est plus ce trouble-fête que l’on n’attend qu’à moitié, cette équipe en déficit de talents et de moyens qui arrive à gêner plus gros qu’elle à force de courage. L’été 2019 a fait changer les Rojiblancos de dimension, même si ce changement de statut semble difficile à intégrer.
Simeone a mis plus d’un an à tenter réellement de faire évoluer son projet de jeu. Et quand les choses se sont compliquées, il est immédiatement revenu à la bonne vieille formule. Sans succès. Incontestablement, il peine à passer un cap dans son coaching et, par là-même occasion, à son équipe.

Alors quid de l’avenir de l’Argentin ? De plus en plus régulièrement contesté, tancé par beaucoup d’observateurs pour son jeu jugé minimaliste, la tentation de remettre sa légitimité et sa place en cause est forte. Mais, en même temps, difficile d’imaginer l’Atlético sans lui. Malgré un nouveau stade, malgré les millions investis, malgré des stars de l’envergure de Suárez ou Félix, Simeone reste l’incarnation du club. C’est lui qui l’a ramené si proche des sommets. Avec lui, c’est aussi une certaine garantie de résultats, la Ligue des champions étant presque assurée chaque saison. Tourner la page pour passer un cap c’est prendre le risque d’un fiasco et d’un déclassement. Pour un club qui a massivement investi ces dernières années, ce serait une grande prise de risque.

Un ADN incompatible avec la domination ?

Et il y a aussi l’identité du club qui rentre en ligne de compte. Club traditionnellement lié aux classes populaires de Madrid, l’Atlético s’est construit en opposition. En opposition aux puissants, en opposition au Real et donc, quelque part, en opposition au succès. Être de l’Atleti, c’est souffrir, c’est être résilient. Alors, est-ce que par une sorte d’inertie, le club tout entier ne serait-il pas irrémédiablement attiré vers le statut d’outsider, d’empêcheur de tourner en rond ? Ne serait-il pas mal à l’aise avec la position de dominant ? La manière dont l’équipe aborde ses matches décisifs de Ligue des champions va en ce sens. Son écroulement en Liga (même si les circonstances extérieures n’ont pas aidé) aussi. Une chose est sûre, aller à rebours de ce sur quoi on s’est construit pendant plus d’un siècle est un chemin long et difficile. C’est sur cette piste que les Colchoneros se sont engagés, il y a presque deux ans. Il y a fort à parier que de l’issue de la saison en Liga dépendra fortement le succès de ce voyage. Ne pas être sacré champion cette saison, après de tels débuts, avec un Real très poussif et un Barca qui revient de l’enfer serait vraiment un très gros échec. À l’inverse, un titre pourrait décomplexer tout un club et lui permettre d’enfin se sentir légitime.

Les 10 prochains matches de championnat ressemblent à autant de tournants pour les Colchoneros. Tant au niveau de l’approche tactique, que de l’attitude et des résultats. Le club est à la croisée des chemins, et ça commence ce soir à Séville.

Crédit photo : Icon Sport

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