[Retro] Arsenal 89 et l’exploit de l’impossible

Il y a des moments dans le football, où le temps semble se figer. Des instants, où les protagonistes de ce sport qu’on aime tant, participent, vivent une histoire qui semble dépasser l’entendement. Des scénarios dignes de films ou de pièces de théâtre. Des histoires qui changent à jamais une ville, un club, une équipe. Le 26 mai ne résonne pas seulement comme le plus grand exploit d’un club français, mais comme un jour spécial pour les amoureux du ballon rond. Une faille temporelle, même. Celle où Arsenal FC a réalisé un exploit qui ne sera peut-être plus réitéré. Une soirée d’ivresse, dans tous les sens du terme.

Des années 80 contrastées

Arsenal courrait derrière ses années triomphantes. Depuis 1971 et un titre de champion glané devant le Leeds United de Don Revie, les Gunners étaient sur une pente descendante. Une réelle incapacité à se muer en un prétendant sérieux au titre. Leur meilleur classement lors des années 80 fut une 3e place en 1981. Une période marquée par l’hégémonie sans précédent de Liverpool. 6 titres entre 1980 et 1988, et un sentiment de puissance intouchable au sein du Royaume.

Georges Graham, une arrivée qui change tout

En 1986, George Graham posa ses valises dans le Nord de Londres. Un technicien qui avait fait les beaux jours d’Arsenal lors de son passage en tant que joueur entre 1966 et 1972. Membre actif du doublé Coupe-Championnat en 1971, il vivait un rêve éveillé en devenant le manager d’Arsenal. Un titre de 1971 qui résonnait dans toutes les têtes. Les hommes de Bertie Mee avaient été sacrés champions au terme d’une victoire face à leur rival de toujours, Tottenham, lors de la dernière journée.

Une abstinence de plus de 15 ans qui commençait à faire long. Des changements étaient nécessaires pour recréer une dynamique, et lancer un cycle. Lorsque Graham débarqua, ce dernier ne fit pas l’unanimité, puisqu’il arrivait en provenance de Millwall, pensionnaire de seconde division. George Graham était très exigeant, souhaitant établir un groupe de jeunes joueurs prêts à faire passer l’équipe avant leur propre personne. Ce dernier transfigura le groupe. Symbole du renouveau orchestré sous sa direction, les Gunners raflèrent la Coupe de la Ligue en 1987 face à Liverpool. Après avoir été mené 0-1, les troupes de Graham surent inverser la tendance, et inscrivirent deux buts salvateurs. Avant-goût d’un exploit quelques années plus tard ?

Pour mettre ces idées à l’œuvre, plusieurs joueurs furent poussés vers la sortie. Parmi ceux-là, on retrouvait Charlies Nicholas, Tony Woodcock vainqueur de la Ligue des champions en 1979 (Nottingham Forest) avec Brian Clough, Graham Rix ou encore Kenny Sansom. Pas de passe-droit avec Graham, les joueurs devaient être totalement impliqués aux entraînements et aux matches.

George Graham et son staff.

George Graham et son staff.

Place aux jeunes

Pour les remplacer, le manager écossais opta pour des jeunes. Ce dernier voulait insuffler de l’énergie, de la passion, de l’envie avec ces jeunes pousses. Peu importe d’où ils venaient, leur devoir était de se fondre dans l’effectif, et œuvrer pour améliorer la cohésion du groupe. Ainsi, Perry Groves, Brian Marwood, Steve Bould, Alan Smith, Kevin Richardson et Lee Dixon rallièrent le Nord de Londres et Arsenal entre 1987 et 1988.

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Pour épauler ses recrues, Graham s’inscrivit dans une politique de continuité en intégrant des jeunes issus du centre de formation. Il nomma capitaine un certain Tony Adams enfant du club. Dans cette lignée, Michael Tomas et David Rocastle s’installèrent solidement au sein de l’entrejeu des Gunners. Paul Merson fut associé à Alan Smith sur le front de l’attaque.

Avec un effectif rajeuni, les Gunners ne semblaient nullement pouvoir faire le poids face à Liverpool. Une équipe au sommet de son art, composée de joueurs de classe mondiales, à l’instar de John Barnes, Kenny Dalglish ou Ian Rush, excusez du peu. Deux Ligues des champions, six championnats d’Angleterre, cinq Coupes d’Angleterre : Liverpool faisait office de mastodonte du football anglais et européen lors de cette décennie. Aucune équipe ne pouvait leur résister sur le long terme, et les dés semblaient d’ores et déjà jetés à l’aube de la saison 89-90.

Un début de saison canon

L’équipe façonnée par Georges Graham était relativement jeune. Mais la volonté de gagner était au centre de ses préoccupations. Peu importe que son équipe fût considérée comme un outsider, il voulait instaurer une mentalité de gagnant et de compétiteur à ses joueurs.

Une donnée visiblement enregistrée par les principaux intéressés, qui démarrèrent sur les chapeaux de roue avec, notamment, une victoire pleine de maîtrise à White Art Lane. Une rencontre où la rivalité et la haine de l’adversaire fut à son paroxysme conte Nixon, dans le reportage Arsenal 89 : «Ils m’ont collé et m’ont dit (les coéquipiers), “c’est un derby du Nord de Londres, tu ne comprends pas l’enjeu. On veut que tu saches que tu dois bien jouer aujourd’hui, sinon, tu auras des ennuis.”»

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Une régularité à toute épreuve qui permit aux protégés de Graham d’être en tête du championnat à mi-parcours, avec plus de 11 points d’avance sur les Reds de Liverpool. Seulement voilà, le groupe était inexpérimenté et fit face à une irrégularité inquiétante à partir de janvier. Liverpool était rodé, et savait maîtriser ses émotions au moment de jouer les parties importantes. Liverpool, ayant eu un retard à l’allumage, semblait pourtant distancé dans la course au titre. Mais c’était mal connaitre la force de caractère des coéquipiers et hommes de l’entraîneur-joueur, Kenny Dalglish. Liverpool effectua un retour sensationnel en revenant à seulement 2 points d’Arsenal, après avoir été à 19 points de leur concurrent direct. Les Reds tenaient à leur couronne et leur suprématie, et comptaient bien renvoyer Arsenal à leur place.

La tragédie d’Hillsborough

Ainsi se profilait un alléchant Liverpool-Arsenal, le 23 avril 1989. Malheureusement, cette rencontre, qui devait prendre la forme d’une fête sportive autour d’un affrontement acharné, fut reportée à la suite d’une tragédie qui marqua les esprits. Le 15 avril, près de 93 personnes perdirent la vie lors du drame d’Hillsborough. Une journée noire qui choqua le monde du football. De fait, le championnat fut stoppé pendant 15 jours, et le doute plana quant à la suite de la Ligue. Des joueurs furent particulièrement touchés par l’évènement, et n’eurent guère envie de poursuivre la saison.

Dans ces moments-là, le sport passait inéluctablement au second plan. Finalement le football reprit ses droits début mai. Arsenal ne fit qu’une bouchée de Norwich à Highbury, et assuma ses ambitions. Mais pour ne pas déroger à la bonne vieille réputation associée au club, Arsenal craqua dans le sprint final, et prit 1 point sur 6 face à Derby County et Wimbledon. 5 points perdus à la maison, qui placèrent Arsenal dans une position compliquée. Un grand homme de ce club aime dire que dans la vie, soit on chasse, soit on est chassé. Arsenal se mua ici en chasseur. Liverpool avait enchaîné 24 matches sans défaite, remporté une nouvelle Coupe d’Angleterre, et reprit sa 1re place dans les ultimes instants de la saison.

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Avant la dernière journée de championnat, Liverpool comptait 3 points d’avance sur Arsenal, et une meilleure différence de buts. En raison d’un calendrier bien chargé, la rencontre entre Liverpool et Arsenal fut décalée lors de la dernière journée de championnat. Un championnat qui se concluait par l’opposition entre le champion et son challenger. Pour renouer avec le succès, Arsenal devait remporter la rencontre par au moins deux buts d’écart. Pas une mince affaire, une opération qui relève de l’utopie, et qui ne laisse que peu de place au rêve. C’est ainsi que George Graham entra en action.

Liverpool-Arsenal, un match d’anthologie

Anfield est une terre sacrée. Partager les points ou en prendre trois représente un exploit pour quiconque venant se présenter dans l’antre des Reds. Mais Arsenal connaissait l’ampleur de la tâche. Celle de gagner sur un terrain qu’ils n’avaient plus dompté depuis près de 15 ans. Les observateurs ne cachaient pas leur pessimisme de voir les Gunners réussirent pareille prouesse. Moqués, critiqués, personne ne croyait en leurs chances avant la partie. Mais Graham joua sa partition à merveille pour sublimer ses joueurs. Quelques jours avant la rencontre tant attendue, il lâcha à ses joueurs : «Bien joué pour vendredi (nul contre Wimbledon). J’ai hâte pour Anfield. Ils vont penser que c’est une fête.»

Il procéda à des modifications tactiques. Fini le 4-4-2 classique opéré toute la saison. L’Ecossais revoyait ses plans et décidait de mettre en place un 5-4-1. Les joueurs, médusés, ne comprenaient pas ce choix et pensèrent que Graham ne supportait plus la pression. Mais l’ancien de Millwall avait un coup d’avance. Ce dispositif permettait à Dixon, latéral droit de formation, d’être en duel avec la clé de voute de Liverpool, John Barnes. Fin dribbleur, dévastateur dans ses courses, Barnes était le maître à jouer des Reds. Le but était simple : stopper tous les circuits de passes en direction notamment de Barnes, avec Dixon très proche de lui.

En ce qui concerna la préparation, les Gunners se rendirent le jour même à Liverpool pour éviter de potentielles déconvenues à l’hôtel durant la nuit. Une décision pleine de sagesse. Avant le match, Graham expliqua à ses joueurs d’être solides en 1re période. Ne pas encaisser de buts afin d’accroître ses chances de remporter la couronne en seconde mi-temps.
Les Gunners étaient concentrés et déterminés. Peu avant le coup d’envoi, ils décidèrent de donner des fleurs aux supporters de Liverpool, pour rendre hommage aux victimes du drame d’Hillsborough. Un geste salué par le public.

La 1re période ne laissa guère place au spectacle. L’enjeu prit le dessus sur le jeu. Quelques occasions de part et d’autre, mais le match ne semblait pas avoir réellement débuté. Le plan de Graham se déroula comme sur des roulettes. A la pause, ce dernier galvanisa ses troupes, et leur demanda de jouer plus haut. Il prévoyait un 3-0 pour son équipe.

Peu avant l’heure de jeu, l’arbitre désigna un coup franc indirect en faveur d’Arsenal. Winterburn, une des recrues de Graham, botta le coup franc en direction du meilleur buteur de la ligue cette saison, Alan Smith. L’artilleur toucha légèrement la balle, qui vint se loger au fond des filets. 1-0, l’euphorie fut de mise, l’exploit en marche. Oui mais voilà, les joueurs de Liverpool, encerclèrent l’arbitre de la rencontre. Hutchinson prit son temps, et demanda l’appui de son arbitre assistant. La panique s’installa peu à peu, la tension régna en maître. Ce but pouvait changer le cours d’un match, d’une saison, d’un club. En compagnie de l’arbitre assistant, Hutchinson passa tout au crible. Potentiel hors-jeu, faute, il n’en fut rien. Le but était bel et bien validé. Arsenal pouvait exalter. La moitié du job était faite. Vint surement la plus complexe.

Les Gunners furent libérés et se procurèrent une énorme occasion par l’intermédiaire de Thomas. Mais son pointu ne fut pas assez maîtrisé, et finit tranquillement dans les mains de Grobbelaar. Une occasion en or, qu’il ne fallait pas regretter. Les minutes défilèrent, le score resta intact, le sort du championnat n’étant toujours pas rendu. La tension ne cessa d’augmenter, les coups plurent, et les minutes prenaient la forme de secondes pour les joueurs d’Arsenal.

Vint le temps additionnel, il ne restait plus que quelques secondes à jouer. Liverpool était tout proche de soulever pour la 18e fois de son histoire le titre de champion d’Angleterre, et ainsi asseoir son avance sur ses poursuivants. Barnes fut en possession du ballon, le coup de sifflet final arrivait à grand pas. Comme un prélude à ce qu’allait reproduire David Ginola en 1993, Barnes refusa de tempérer et essaya d’aller au but. L’arrière-garde londonienne récupéra le ballon et amorça une dernière tentative.

Le ballon revint dans les pieds de Dixon, qui gagna des mètres balle au pied. Si Arsenal perdait la balle, le rêve s’envolait. La pression était à son comble. Dixon avança et transmit la balle à Alan Smith. Contrôle parfait par l’attaquant qui distilla une passe lobée de toute beauté en direction de Thomas. Au duel avec Steve Nichol, Thomas prit le dessus avec un peu de chance et se profila seul au but. Après son manqué précédent, Thomas ne devait pas céder à la panique. Il prit son temps, et attendit un geste de Grobbelaar. L’attente sembla interminable, le portier restait bien sur ses appuis. L’avance se réduisit, les défenseurs furent très proches de revenir, il était temps d’agir. Grobbelaar partit enfin sur la gauche, Thomas ne se fit pas prier et logea le ballon au fond des filets à droite des cages.

Le temps se figea. Les supporters d’Arsenal exultèrent. Ils l’avaient fait. S’en suivit quelques secondes à tenir, et Arsenal devenait les nouveaux rois d’Angleterre. Hutchinson siffla, c’est terminé. Arsenal était champion d’Angleterre. Les joueurs célébrèrent et profitèrent de ce moment à jamais dans l’histoire. George Graham fut étrangement beaucoup plus mesuré, et ne prenait pas pleinement conscience du moment. Encore décontenancé par le scénario du match, l’entraîneur d’Arsenal semblait ailleurs. Pourtant le trophée était bien ici, dans les mains de Tony Adams. Un trophée qui repartait dans le Nord de Londres après 18 ans d’absence.

Ce vendredi 26 mai 1989 fut sans doute le plus grand final du championnat anglais. Une nuit magique, irrationnelle, où une jeune équipe d’Arsenal triompha en terres ennemies, face à un empire. Une soirée qui symbolise parfaitement que dans le football, rien n’est impossible à partir du moment où tout est possible. Un rêve entretenu par George Graham qui a convaincu tout un club de le suivre dans cette conquête du Nord. Un souvenir impérissable, qui fait partie des grandes heures d’Arsenal. Une mémoire qui diverge avec les difficultés actuelles, mais qui maintient la véritable marque de fabrique de ce club. Une volonté d’écrire les plus belles pages de ce sport, en y laissant des exploits mémorables.

Aujourd’hui, l’heure est peut-être venue de revenir dans le passé, pour mieux appréhender le futur. Aujourd’hui, où un jeune entraîneur, ancien joueur d’Arsenal, qui rêvait de coacher ce club, est devenu le coach des Gunners. Aujourd’hui, où une équipe composée de nombreux jeunes en devenir, court désespérément après un titre depuis près de 16 ans. Aujourd’hui, où Mikel Arteta marchera peut-être sur les traces de George Graham plus de 30 ans après.

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Sinon, c'est si cool que ça d’être champions ?