[Analyse] Le footix : un frère ennemi ?

Le footix, figure terrorisante, monstrueuse et repoussante, est devenu un symbole largement ancré dans la paysage du ballon rond. L’expression, née malgré elle de la malheureuse mascotte de la coupe du monde 1998, est désormais la pire insulte que l’on puisse dire à un fan de ballon rond. Taxer quelqu’un de footix, c’est l’attaquer dans son intégrité, c’est remettre en cause à la fois sa passion, ses connaissances, et son authenticité. C’est affirmer que son amour pour notre sport n’est que superficiel et illégitime. 

Le footix peut prendre bien des visages, la notion a connu beaucoup d’évolutions depuis son apparition en 1998. A cause du nombre de significations qui existe derrière ce mot, et puisqu’on est désormais tous le footix de quelqu’un, imposons un cadre : il ne s’agira pas ici de parler par exemple de votre mère qui, de manière presque touchante, ose demander pourquoi Neymar ne joue pas en équipe de France alors qu’il est joueur du PSG. Non, on évoquera ici ceux qui consomment du football, d’une manière ou d’une autre, et se revendiquent un intérêt pour notre sport. Le footix comme allégorie du « mauvais fan de foot », l’antithèse de celui qui pense, connaît, et aime vraiment le football, est une figure incontournable du lexique footballistique. Mais qu’a t’on à apprendre de lui ? Que nous révèle t-il sur le rapport que nous entretenons avec le football, et notre manière de l’appréhender?

Francis Lalannix

S’il s’agira d’essayer ici d’identifier les divers rouages qui font qu’un footix en est un, et d’interroger, à travers cette figure effrayante, nos propres représentations du ballon rond, cet article n’est PAS un plaidoyer en faveur du footix. Nous ne minimisons pas ici la menace, les dégâts que provoque l’ombre footix qui plane sur d’innocentes discussions footballistiques, tel Francis Lalanne qui miaulait en 1998 «Je suis footix !». Il est d’ailleurs à noter que c’est ce bon Francis qui est à l’origine du sens que nous mettons désormais derrière cette insulte: c’est lui qui, en soutenant la mascotte désavouée de la Coupe du monde, est devenu le symbole de ces fans de football arrivistes, attirés par le parcours des hommes de Jacquet et très éloignés de la culture foot (on pourrait aussi citer la fameuse vidéo de J. Chirac). Rappelons que Francis Lalanne continue d’ailleurs de sévir en tout impunité, puisque après avoir prêter allégeance à l’OM ou au TFC, on l’a récemment vu devenir la mascotte du FC Chambly Oise. Sacré Francis.

Trouble d’identité

Et c’est ici que le footix accuse l’une de ses critiques principales. On reproche à ce dernier d’aimer un club en fonction des résultats, d’offrir son cœur à plusieurs, et ainsi, en enjambant la plupart des mécanismes qui font que nous aimons un club, d’être un faux passionné, opportuniste. Si se dire amoureux d’un club en fonction de ses victoires est indéfendable, ce type de footix permet de nous interroger sur nos propres manière d’aimer notre équipe. On pourrait d’abord se pencher sur cette éthique sacrée qu’est l’idée monogamique de ne jurer fidélité qu’à un seul club (les Cahiers du foot s’en sont chargés), ce qui vient ensuite poser l’inévitable question : pourquoi nous identifions-nous à un club en particulier ? Le football s’offre comme un terrain où les supporters affirment avec force, à travers l’affrontement et la compétition, leur identité nationale ou locale. On le sait, le ballon rond cristallise les identités, il est même «l’expression idéale du sentiment nationale» selon Wahl.

Nous et eux

Le ballon réveille dans la compétition de vieilles traditions, d’anciens ancrages symboliques auxquels on s’accroche comme à des supports identitaires affirmés. L’ASSE par exemple, revendique fièrement son identité ouvrière et minière lors des derbys face au rival lyonnais, considéré comme bourgeois. Marseille aussi aime se voir comme une cité frondeuse, en opposition avec la capitale. Se créent ainsi, dans l’opposition, ce que l’historien E. Hobsbawm définit comme des traditions inventées, rappelant le rôle de l’imaginaire dans le lien social, et donc dans le football. Le « nous » se crée ainsi dans l’opposition au « eux »  (comme le fan de football et le footix). Dans des clubs empreints de traditions ou de forte identité sociale, le stade devient alors «un terrain d’identité et d’altérité» (Andy Smith), un foyer d’identification collective. Supporter dépasse donc largement l’engagement sportif. Et c’est cet « hors sportif », historique et symbolique, que le footix ignore, voire insulte, en vagabondant dans son « amour » pour les clubs.

Support your local team

Aimer un club fait donc appel à un ensemble d’affects : géographiques, sociaux, symboliques … Bromberger nous disait en 1998 qu’en règle générale, «on s’identifie au club de sa ville de naissance ou de résidence, de son entreprise, de sa région». En d’autres termes, l’identification classique et authentique à un club ne fait finalement appel à aucun mécanisme purement footballistique. Si on se met à suivre un club pour son jeu, sa philosophie sportive, ou une identité particulièrement définie dans l’histoire du sport, devient-on irrémédiablement un footix ? Peut-on s’identifier cet imaginaire dont nous parlions, que peut véhiculer un club ? Par exemple, s’amalgamer à l’aspect rebelle et populaire de l’OM, sans avoir aucun lien avec Massilia? Peut-on aimer un club sans avoir de « filiation » direct avec le territoire de ce dernier ?

Barcelonix

Posons-nous ainsi la question : peut-on reprocher à un fan à distance de s’être affranchi des mécanismes habituels qui font l’amour d’un club (et particulièrement les attaches locales) pour s’être arrêté sur des critères qui seraient purement sportifs ?

Répétons-le, il n’est pas question ici de s’intéresser à celui qui aime subitement un club pour ses résultats ou son aura médiatique, mais quid de celui qui, passionné et assidu, se reconnaît dans les préceptes de Cruyff et Guardiola, ressent beaucoup plus d’émotions dans leur éthique de jeu, et finit par développer une réelle fusion affective avec le club? Certes, il aura fait le choix discutable de ne pas s’identifier à une région qui n’est pas relié à son passé, et il est pensable pour certains qu’un fan de football du nord de la France puisse s’identifier de manière profonde et durable au FC Barcelone, sans attache ancestrale avec la Catalogne. Mais le débat est ouvert : peut-on reprocher à quelqu’un de s’identifier à son ressenti? À sa passion et à son support émotionnel ? Est-ce nécessairement un choix de facilité ?

Supporter est-il un choix?

C’est ici que l’idée de « l’authentique » supporter du football a ses limites. Affirmer qu’un bon supporter est celui qui défend le club de sa ville envers et contre tous, c’est d’abord faire preuve d’une méconnaissance de la sociologie des supporters (Cf le travail de Ludovic Lestrelin sur les supporters à distance) mais aussi réduire le supporterisme à une dimension presque instinctive, et exclure tout choix de supporter qui serait ou un choix raisonné (par exemple supporter un club pour ce qu’il représente, sa symbolique, son histoire, sa philosophie) ou passionné (se reconnaître dans le spectacle proposé, dans le jeu prôné), être supporter, est-ce donc subir un choix qui n’en est pas un, un choix par défaut ? Celui de sa ville natale, ou de celle de ses parents ? Une histoire avec un club est-elle forcément une histoire avec une terre ?

Des identifications émotionnelles 

L’incroyable mondialisation qu’a connu le football a permis le développement de mécanismes d’identification beaucoup plus complexes et variés qu’un simple attachement local. Ludovic Lestrelin, étudiant le phénomène des identifications sportives extraterritoriales, souligne que «l’affranchissement des  » barrières territoriales  » constitue, en effet, une donnée importante de la réalité contemporaine du monde des supporters, en France comme dans de nombreux autres pays.»*

Quant au footix originel, l’inoffensif arriviste de 98, à quoi s’est-il réellement identifié ? Aux résultats de la bande à Deschamps ? Il semble plus probable que ce soit l’extraordinaire effervescence collective qui l’a séduit, l’ébullition des sentiments autour d’une passion commune, fut-elle temporaire. Le footix est d’ailleurs souvent associé au supporter de l’équipe nationale, dont la « passion » pour le ballon ne se réveille que lors des trêves internationales. Le supporter « authentique » lui, semble plus tenir du lien créé dans l’antagonisme local, que dans la réunion nationale.

Le footix à la recherche de ses émotions

Difficile donc de se lancer dans une analyse du footix sans évoquer l’épaisse littérature sociologique des supporters. Pourtant, la notion de footix ne s’arrête pas à ces questions identitaires, elle désigne aussi aujourd’hui quelqu’un qui n’aurait pas suffisamment de culture foot, qui n’en consommerait donc pas assez. Encore une fois, cela interroge directement notre rapport au sport. En regardant plusieurs matchs par semaine, en parlant de ballon dès que c’est possible, nous sommes certains de notre passion, certains de nos connaissances suffisantes, mais est-ce réellement la meilleure chose ? Thibault Leplat déclarait récemment chez RMC : «plus tu vois de football, moins tu en retiens. Plus tu consommes du football, moi tu t’en souviens.» Les discussions passionnées de tactiques font partie de nos quotidiens. Pour autant, parler de cette manière du football, tenter d’en saisir ses moindres ressorts, de comprendre au-delà de la simple passion qui nous habite, constitue une aventure risquée. Prendre du recul sur ses propres émotions, s’essayer à penser et mettre à plat un phénomène ludique et magique comme le football, expose à le démystifier : le risque n’est-il pas d’en tuer la spontanéité ? N’est-ce pas, d’une certaine manière, le désacraliser ? Le « footix », en tempérant son attrait pour le ballon, en n’en regardant pas assez, ne sauvegarde-t-il pas la magie qu’il provoque ? Le footix cherche aussi, à travers le foot, des émotions.

Avatar du football moderne ?

On critique souvent ces fans de la première heure pour la relative fraîcheur de leur attrait pour le football, d’une passion trop jeune pour être sérieuse. Ils sont alors associés au football moderne et sa logique libérale. De fait, ils sont devenus, pour une partie de la culture du football populaire (surtout depuis Leproux), des anti-héros, symboles du spectateur passif, heureux soumis aux dynamiques du football business, acteurs consentants de la Disneylandisation du monde du ballon. Ces néo-fans n’auraient donc supposément pas connu la culture du stade, la ferveur d’une tribune, la chaleur d’un virage, les émotions du « vrai » foot, festif, joyeux, libre et populaire.

On en voudrait presque au footix de ne pas avoir connu ce football des années passées, de découvrir si tardivement des sensations qui nous habitent depuis tant d’années, de ne pas partager avec nous la douce mélancolie du football de notre enfance, qui ensorcelle tous ceux qui ont eu la chance de grandir avec le ballon.

Ennemi légitime ou bouc-émissaire ?

L’anathème « footix » est tellement galvaudé qu’il permet désormais de désigner toute altérité footballistique. Véritable argument d’autorité, il met fin à toute forme de débat et devient l’insulte la plus dramatique pour l’amateur de ballon. Pourtant, la notion, dont nous n’avons pu qu’effleurer tous les aspects, permet de repenser notre propre rapport à notre sport favori, mais également notre rapport à l’autre. Oui, le footix peut être, d’une manière ou d’une autre, un agent de la dénaturation du football, à qui il convient d’opposer la richesse de la culture foot. Quand au footix originels, un « passionné » temporaire de football, plutôt inculte, inoffensif, qui apprécie regarder un match de temps en temps, au mieux, tendons leur la main ; au pire, footons leur la paix.

* LESTRELIN Ludovic, BASSON Jean-Charles, « Les territoires du football : l’espace des « supporters à distance » », in : L’Espace géographique, vol. 38, no. 4,p. 345-358, 2009.

Crédit photo : Onze / Icon Sport

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