Ah, le football corse. De sa création au récent dépôt de bilan du Sporting Club de Bastia, de ses plus belles épopées à ses plus grandes désillusions, de sa magie à ses dérives, retour sur l’histoire d’un sport si unique sur une île si unique.
Episode 1 : Naissance, alliances et premières jouissances.
1905. Cent-trente-sept années plus tôt, la République Génoise cédait ce petit bout de terre méditerranéen, appelée Corse, au Royaume de France. Cette année-là, l’île de beauté voit naître le doyen de son football : le Sporting Club de Bastia.
Le SCB pointe le bout de son nez grâce à un Suisse, professeur assistant d’Allemand au lycée de Bastia : Hans Ruesch. Didier Rey, docteur en histoire, maître de conférences à l’Université de Corse et spécialiste du football corse et de son histoire nous éclaire sur cette genèse du foot insulaire :
« Par la suite (1906-1910), une demi-douzaine de clubs se créent à Ajaccio, à Corte, et même à Bastia. A l’origine, bien que pratiqué par des fils de la bonne bourgeoisie, le football est assez mal vu car, faute de terrain, les rencontres se déroulent sur les places publiques des villes, ce qui perturbe la mise en scène de la vie quotidienne des notables ; en 1911, la ville de Bastia interdit la pratique du football en ville. Mais rien n’y fait le succès est rapide. En 1914, l’île compte environ une quarantaine de clubs répartis à peu près dans toute la Corse. »
Comme l’affirme Didier Rey, d’autres clubs ont vu le jour sur l’île de beauté avant le début de la Grande Guerre. Notamment la Jeunesse sportive Ajacienne, qui deviendra le FC Ajaccio en 1933, ou l’Athlétic Club d’Ajaccio, l’ACA, fondé en 1910. Le tout premier derby de Corse voit le jour cette même année. Le Sporting défie l’ACA dans le cadre du challenge Piccioni (que l’on peut considérer comme étant l’ancêtre de la coupe de Corse). Ces premiers derbys se déroulent dans une ambiance joyeuse, la fête et l’union régionale prenant le dessus sur le match lui-même :
« C’était la fête ! […] Tout le monde venait en costume, bien habillé pour nous voir jouer ! Certains venaient en cabriolet et ils regardaient le match assis comme ça. […] Il y avait du monde, les hommes, les femmes, les enfants, c’était beau. » [1]
Malheureusement, la première Guerre Mondiale va mettre un sacré bâton, voir un tronc d’arbre, dans les roues du football corse. La Grande Guerre met un terme aux rencontres sportives, de l’automne 1914 à novembre 1918. Mais le football insulaire retombe parfaitement sur ses pattes, et il ne faut que deux petites années pour que ce dernier aille de nouveau de l’avant. Quinze ans après l’apparition du plus merveilleux des sports sur l’île de beauté, le football corse va prendre une autre dimension, un peu plus officielle. En effet, la Ligue corse de football voit le jour, tout comme sa première compétition, la division d’honneur de Corse.
« Le football est rapidement devenu le premier sport de l’île pour les mêmes raisons que l’on rencontre ailleurs en Méditerranée et en Europe. De plus, le football attire rapidement la bourgeoisie qui s’est laissé convaincre et, par conséquent, les moyens financiers ne manquent pas, les premiers stades sont construits dès 1920. Enfin, le football est façonné, tant par sa pratique que dans les tribunes, par la culture corse (refus de neutralité, volonté de rester maître chez soi, admiration pour les joueurs techniques, mais aussi pour les joueurs virils…) », nous explique l’historien.
C’est d’ailleurs cette fameuse virilité qui va bercer ce sport en Corse dans les années subséquentes. Elément historique et fondateur de l’AC Ajaccio, c’est d’ailleurs cette virilité qui engendrera le désormais mythique surnom du premier champion de Corse. Tout simplement, grâce à un homme, un joueur ajaccien : Martin Baretti. Lors d’une rencontre amicale contre la marine anglaise organisée en 1919, l’ACA se retrouve débordé, c’est une véritable taule. Jusqu’au moment où Baretti fait le kick and rush le plus mémorable du football corse. L’ajaccien traverse tout le terrain, en détruisant tout sur son passage, et marque l’unique but corse de la rencontre. L’ACA vient d’inscrire un but à un club anglais, véritable icône de ce sport à cette époque. Pour les supporters corses, ce but est une victoire. Ces derniers, amassés autour de la place du Diamant, scandent le nom du joueur, du nouveau héros, avant de crier « Allez l’Ours », en référence à son gabarit de déménageur. Ainsi, l’ours devenait l’emblème d’une génération, d’une ville, et de l’ACA.
Premières rivalités
Malheureusement, cette virilité adulée par les insulaires à l’époque a également un impact un peu moins positif que la précédente anecdote sur le football corse. On est désormais au milieu des années trente. Cela fait dix ans que les deux clubs de Bastia, le Sporting et le Cercle Athlétique, fondé en 1920, et les deux clubs d’Ajaccio, l’ACA et le FCA, se disputent la suprématie régionale. Les acéistes glanent le titre de champion de Corse amateur lors des deux premières années, avant de céder leurs butins à leur rival historique, le Sporting. Il faut attendre 12 ans, en 1934, pour revoir la cité impériale célébrer un titre de champion de Corse, grâce, encore une fois, à l’ACA. Entre temps, le précieux sésame reste à Bastia. Et c’est lors de cette saison 1934 que les derbys corses vont tomber dans une surdose de virilité, de violence.
Alors que la saison de l’ACA se concrétise par un trophée, elle n’est pour le moins pas pour autant positive. En effet, une grosse partie des rencontres disputées par les rouge et blanc sont entachées de graves incidents. Bagarres, envahissements de terrain, pressions… Les matchs de l’ACA entrent dans une tout autre dimension, nouvelle, et dépassant le cadre du football. Et la plupart de ces incidents ont lieu lors des différents derbys. Le derby ajaccien de 1933-1934 est un modèle du genre. A chaque action litigieuse, les insultes et menaces envers l’arbitre fleurissent. Lequel, dans un dernier instinct de survie, décide tout simplement de quitter le terrain avant la fin de la rencontre, laissant les vingt-deux acteurs seuls, sur le rectangle vert. Quelques journées plus tard, voilà l’ACA à Furiani, la mythique antre bastiaise. Les Ajacciens jouent tout simplement le titre en terre bastiaise. Et en l’espace d’un contact, d’une action, la rivalité entre Bastiais et Ajacciens entre dans une nouvelle ère. L’attaquant acéiste percute de plein fouet le gardien bastiais, qui est directement conduit vers l’hôpital. Bagarres générales, envahissements de terrain et interruption du match s’en suivent. Ces matchs s’avèrent être des piliers de la rivalité entre les deux clubs. [2]
Cependant, Ajacciens et Bastiais ne s’opposent pas que par le football, qui alimente cette rivalité. Les prémices de leur inimitié commencent bien avant cela, comme nous le confie Didier Rey :
« Après la conquête française, Bastia demeure la capitale puis le chef-lieu du département avant que Napoléon choisisse Ajaccio en 1811. Au XIX et XXème siècle, Ajaccio va se développer comme centre administratif et touristique, culturellement tourné vers la France alors que Bastia est une ville dédiée au commerce et à l’industrie longtemps restée en lien étroit avec l’Italie. Dès lors, Ajaccio aura la réputation d’être une ville bourgeoise, superficielle et francisée à l’extrême (voyez l’insulte faite souvent aux supporters de l’ACA : « ACA Gaulois ») et Bastia celle d’une cité laborieuse, cultivée et demeurée corse. »
Années 50. Le traumatisme de la Seconde Guerre Mondiale s’efface peu à peu, le football reprend ses droits, et la Corse voit émerger un nouveau porte-drapeau de son football : le FC Ajaccio. L’ancêtre du Gazélec Football Club Ajaccio et son rival urbain historique, l’ACA, se tirent la bourre au milieu des années 50. Mais le FCA s’affirme comme le club insulaire du moment et remporte les titres de champion de Corse de 1955, 1956 et 1957. Trois titres gagnés en trois ans. Trois titres gagnés avant sa fusion, avant sa renaissance. On est en 1956, lorsqu’un syndicaliste CGT chez EDF, aux idéaux communistes, décide de mettre sur pied un club de football. Son idée est simple : contrer l’ACA, sa bourgeoisie, qui « demeure longtemps le club des Bonapartistes » nous confie le footballogue. Ce personnage se nomme Ange Casanova. Il monte donc en 1956 un petit club composé d’agents EDF et GDF. Quatre années plus tard, au fond d’un bar ajaccien, le GFCA voit le jour après sa fusion avec le FC Ajaccio. L’objectif est de rivaliser avec le club le plus populaire et le plus titré d’Ajaccio et dépasse la dimension sportive : il est idéologique. Représenter la cause des quartiers populaires contre l’ogre bourgeois.
Alors qu’à la fin des années 1950 la scission dans le football corse semble sacrément engagée, un événement va néanmoins réunir, officiellement, le football insulaire. Ces réunificateurs ne sont autre que les instances nationales de football. Petit récapitulatif. En 1959, les différents champions des ligues régionales accèdent au championnat de football amateur national (comme actuellement, lorsque les champions de DH accèdent en National 3.). Là apparaît le problème. En 1959, seules les équipes métropolitaines et algériennes peuvent évoluer à ce niveau. Nunda In Corsica. Il faudra attendre quelques mois, et de nombreuses pressions corses pour que cette injustice soit réparée, à moitié. Didier Rey en explique les raisons et les conséquences :
« Vers 1950, le football est arrivé dans une impasse, seule l’intégration aux compétitions nationales semble devoir le sauver. Malgré une volonté très forte des insulaires d’intégrer les championnats nationaux amateurs, cela n’intéresse absolument pas les instances nationales qui considèrent les clubs corses comme sportivement insignifiants. Or, en intégrant les clubs de l’Algérie française en CFA en 1959, la FFF ne peut pas ne pas accepter la participation des Corses, pour des raisons politiques évidentes ; elle le fait donc contrainte et forcée, mais instaure immédiatement un quota de participation pour la Ligue Corse, la seule frappée par cette mesure discriminante. […]. A cette époque, c’est alors une île qui se vit, se veut et se sent parfaitement française. C’est pour cela que les attitudes des instances nationales sont un choc incompréhensible ; pour la première fois depuis le XIXè siècle, les insulaires ressentent confusément qu’il pourrait y avoir une impossibilité et une contradiction entre le fait d’être Corse et Français, et cela, ils ne le veulent pas. »
A l’assaut de l’hexagone
Le premier club insulaire à découvrir le foot amateur national est le Sporting. Mais les bleu et blanc le quittent deux ans après, lors de la saison 1960-1961. C’est finalement cette année-là, en 1961, que la FFF décide d’introduire une seconde équipe corse en CFA. Le champion de Corse et son vice-champion ont alors l’occasion de se frotter aux équipes de la métropole. Cette petite révolution va permettre au Gaz de découvrir l’échelon national, et de s’y imposer de suite. En effet, c’est lors de cette accession que Ange Casanova décide de nommer Pierre Cahuzac, grand père de Yannick, entraîneur des rouge et bleu. Le résultat est époustouflant et précoce. Le GFCA est créé depuis 3 ans et remporte déjà un premier titre de champion de France amateur. De ce fait, le nouveau-né du football corse devient le premier club insulaire à remporter une compétition nationale, en 1963. Le club remportera son groupe de CFA durant quatre années de suite. les titres de 1965, 1966 1967 et 1968. Historique.
Si vous suivez parfaitement cette rétrospection du football corse et que vous connaissez un minimum le football français, vous avez dû remarquer une anomalie. En effet, logiquement le GFCA ne peut pas être à la fois champion de CFA 1965 et champion de 1966, puisque le premier de ces titres lui ouvre la porte à la deuxième division. L’explication se trouve dans la fierté, ou la folie, d’Ange Casanova. En effet, ce dernier refuse d’intégrer le monde professionnel. Attaché à l’amateurisme qui a vu naître son bébé, il boude le professionnalisme qui renvoie à l’argent.
« L’argent n’était pas le remède. Il a peu à peu tout pourri […] Nous avons été champions de France sans donner un seul centime de prime aux joueurs. » [3]
L’ex syndicaliste refusera alors durant ces quatre années d’intégrer le monde professionnel et de ce fait la D2, avant de céder, en 1968, lorsque l’accès à cette dernière fut ouvert aux clubs amateurs. Une décision, un engagement, qui bénéficie en premier lieu au SCB en 1965. En effet, cette saison-là, Bastia finit second du groupe Sud-Est de CFA, derrière le GFCA. Le refus de ce dernier d’accéder à la D2 va donc permettre au doyen des clubs corses de mener une requête afin d’évoluer en D2 et d’acquérir le statut de club professionnel. En avril 1965, Lorenzi, le président bastiais de l’époque, s’entretient avec le président de la FFF. Ce dernier accepte la requête corse. Le Sporting passe professionnel, il est alors le premier club insulaire à passer pro et s’apprête à faire passer le football corse dans une autre dimension.
C’est exactement au même moment que les meilleurs ennemis acéistes, via une équipe dirigeante ambitieuse, accédent à la seconde division. Ces derniers décident alors de solliciter Ange Casanova, dans le but de fusionner les deux clubs. Le mythique président du Gaz refuse catégoriquement. Quelques semaines après ce refus d’unir les deux clubs de la cité impériale, les dirigeants rouge et blanc voient leur requête acceptée par la FFF. Rivalité oblige, les ajacciens vous diront que ce fut l’ACA qui a déposa en premier une demande pour intégrer le monde professionnel, alors copié par son voisin du Nord. Et inversement. La seule certitude est que ces deux clubs se croiseront lors de la saison 1965-1966 pour la première fois en professionnel. Cette première saison pro voit le Sporting finir à la quatrième place, avant, un an plus tard, de voir le rival historique triompher.
La saison 1966-1967 s’avère être une année historique pour le football insulaire. Lors du derby, le record d’affluence pour un match de football est battu sur l’île de beauté. 5276 spectateurs viennent prendre place au stade Jean Lluis. Pour pimenter le tout, les deux clubs sont au coude à coude en tête du classement et se disputent la montée. 1000 bastiais gravissent les nombreux cols corses pour descendre jusqu’à la cité impériale, et pour voir leurs 11 héros triompher. Le Sporting s’impose 0-2 et semble stopper tout espoir de montée acéiste. C’était sans compter sur la force de caractère des joueurs de l’Ours. Ces derniers enchaînent les victoires. Le graal arrive le 28 mai 1967, face à Limoges. La fête est totale à Ajaccio, l’ACA s’impose 4-0, accède à la première division, remporte le titre de champion de D2 et, pour clôturer le tout, voit une vieille connaissance terminer à la troisième plaçe, le SCB, à une marche de la montée…
L’ACA est alors le premier club corse à remporter une compétition nationale en professionnel, le premier club à accéder à la première division, pendant que le SCB se résigne à passer une saison de plus en deuxième division, et que l’autre rival ajaccien végète en amateur. C’est seulement un an plus tard, en 1968, que le Sporting rejoint à son tour la première division. Après des années d’amateurisme, de galère et d’interdictions, le football corse se retrouve au sommet du football français, grâce aux deux meilleurs ennemis de l’île.
Malheureusement, le rêve acéiste s’évanouit en 1972. L’ACA connaît de graves difficultés financières et est dans l’obligation de trouver du liquide. La vente de Marius Trésor à l’OM fera partie de cette opération de sauvetage. Malheureusement pour les rouge et blanc, cette transaction ne suffit pas à remplir les caisses ajacciennes. L’ACA se voit donc dans l’obligation, dans un instinct de survie, de tenter une improbable fusion avec le Gazélec du vaillant Ange Casanova, qui vient de terminer de son groupe de deuxième division. Surprise, les premiers pourparlers entre les deux délégations se déroulent parfaitement. La délégation du Gaz semble être prête à accepter cette fusion. Mais à une seule condition, celle dictée par Ange Casanova. L’insoumis ajaccien exige que cette fusion permette de créer un grand club ajaccien amateur, ce dernier étant toujours farouchement opposé au milieu professionnel. Le board acéiste refuse catégoriquement cette hypothèse. Un an plus tard, l’AC Ajaccio descend logiquement en deuxième division avant de faire faillite en 1975 et de redécouvrir la DH. Les trop grandes divergences sociales entre les deux directions et les deux clubs et leurs impossibilités à trouver leurs accords propulse le football ajaccien au second plan, laissant le champ libre au Sporting. Ce dernier va d’ailleurs parfaitement saisir cette occasion.
Bastia devient ainsi le seul club professionnel insulaire, et s’apprête à endosser un rôle bien plus que simplement sportif à l’aube d’une nouvelle ère pour la Corse…
A suivre…
House of Corse, la passionnante histoire du foot insulaire : épisode 2
[1] Entretien de François Ortoli, gardien de l’ACA en 1920, par Didier Rey. Rey Didier, 2003, La Corse et son football, Albiana, p.57.
[2] Anecdote tirée de l’ouvrage de Frédéric Bertocchini, 2010, Un Seculu in Rossu è Biancu, Albiana.
[3] Propos recueillis par Corse-Matin.
Merci à Didier Rey, Docteur en histoire et maître de conférences à l’Université de Corse. Il est également l’auteur de plusieurs autres ouvrages: « Football en Méditerranée Occidentale de 1900 à 1975 » ( éditions Alain Piazzola), « Sports et Société en Corse des années 1860 à 1945 et des années 1945 à nos jours » (éditions Albiana).
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