Dichotomie aussi peu représentative qu’efficace, le distinguo opéré entre libéralisme et conservatisme permet de distinguer deux visions du monde. L’une prétendu gage de modernité et de progrès, l’autre prétendant détenir l’apanage des valeurs et des traditions. Le football, laboratoire politique, n’échappe pas à cette opposition.
Décidément riches en enseignements, les rares mais savoureuses prises de paroles de Jacques-Henri Eyraud ont le mérite de ne laisser personne indifférent. Pour autant, et parce que le président de l’Olympique de Marseille n’est pas un ahuri, elles trahissent un combat idéologique réel.
Fustigeant le “si conservateur” football, Eyraud a remis sur le devant de la scène un affrontement doctrinal de longue date, celui du progressisme face au conservatisme. Pour autant, et si cette classification n’est pas représentative de l’ensemble des différentes sensibilités existantes (illibéraux progressistes, libéraux-conservateurs), elle permet de dégager de grandes lignes de pensées en opposition frontale. Ces oppositions, qui ne paraissent être que politiques, s’étendent jusqu’au ballon rond.
Ainsi, et à titre de réflexion, l’apport respectif de ces deux tendances à la construction et à la progression du football méritent de faire l’objet d’une attention particulière.
Une opposition sur le plan du terrain
L’angle du spectacle est probablement celui qui cristallise le plus de tensions. À travers lui découlent d’autres aspects du football et, en premier lieu, celui du jeu.
À ce titre, il faut relever les différentes claques au conservatisme qu’a connu le football. Les révolutionnaires Sacchi, Guardiola ou Bielsa, tous ont infligé leurs propres coups de pied à la fourmilière et bouleversé les habitudes du « football à papa« , extrêmement physique et où les valeurs de courage et de solidarité étaient les premiers gages de réussite, avant même les qualités tactiques ou techniques. Bon point pour le progressisme du football.
En revanche, on peut légitimement se demander s’il faut attribuer au progressisme la progression constatée quant à la qualité des pelouses, tant celle-ci semble être liée à un inévitable progrès technique dans la façon d’entretenir une pelouse. On peut, en tout cas, relever que la démocratisation du football a rimé avec l’apparition des terrains synthétiques dont les économies d’entretien n’ont d’égales que les blessures et douleurs articulaires qu’elles suscitent.
En revanche, c’est assurément du libéralisme que naît un paradoxe du football moderne : jamais les stades n’ont été aussi beaux, impressionnants et résonnants et, pour beaucoup, jamais les ambiances n’ont été aussi ternes. Effectivement, là où le conservatisme aurait une vision plus machiste du football, perçu comme un sport d’hommes et où des ambiances autoproclamées comme viriles doivent régner, le libéralisme a pour objectif de toucher un public toujours plus large, incluant donc femmes et enfants.
Sur l’autel de la sécurité et de l’ambiance familiale, ce sont donc les fumigènes et les tribunes debout (encore que celles-ci font l’objet de tests en Ligue 1) qui sont sacrifiés. À terme, et les propos de la ministre de la jeunesse et des sports Roxana Maracineanu n’auront pas manqué de faire réagir, ce seront les chants hostiles qui seront incriminés. Là où paraît un bien naît donc un mal.
Enfin, du libéralisme sont morts un nombre considérable de championnats européens (Pays-Bas, Croatie, Serbie, Roumanie…). La mort du football national, au nom du progrès sportif et d’autres argumentaires juridiques – comme l’arrêt Bosman – a entraîné une fuite des talents assimilable à la fuite des cerveaux constatée dans le monde économique actuel. Pour autant, il a permis à grand nombre de joueurs issus du monde entier de se côtoyer dans de grands championnats, contribuant ainsi à l’énorme élévation du niveau de ceux-ci – tous n’ont donc pas perdu au change – tout en permettant l’essor et le développement des championnats d’origine de ces joueurs. Toujours pas de manichéisme, donc.
Une opposition sur les plans philosophiques et financiers
La mondialisation du football, enfant du libéralisme, ne s’est pas faite sans heurts. Elle a, d’un côté, permis un essor considérable des revenus. Retransmission jusqu’en Chine, transferts claquants et toujours plus élevés, l’argent qui circule dans le football a inévitablement contribué à sa progression. Les centres de formation sont de plus en plus beaux, les moyens de récupération des joueurs toujours plus à la pointe de la technologie. Cela s’est aussi accompagné de nombreux nouveaux emplois générés par le ballon rond, que ce soit dans le marketing, le journalisme ou autres.
Pour autant, elle a créé une bulle financière indéniable. Multiplication des intermédiaires et des agents, sur-paiement de nombreux joueurs, détachement inévitable et compréhensible des joueurs pour le maillot au profit des revenus : nombreuses sont les tares.
Le football traditionnel, parce qu’il voyait moins d’argent circuler, était moins sujet à ces dérives. Il était pourtant, de par l’absence d’instances de régulation financière et d’un manque de professionnalisme dans la gestion financière, beaucoup plus perméable aux activités de mafia et de triche en tous genres.
Autre point : celui de la concurrence, corollaire inévitable du libéralisme. Ainsi, et si elle entraîne un rehaussement du niveau (des joueurs et des clubs) nécessaire pour rester compétitif, elle peut aussi tuer tout l’intérêt d’un championnat lorsqu’elle est jugée malsaine ou déloyale. Si le Paris Saint-Germain a permis une forte progression des droits télévisés de la Ligue 1, il a aussi mis fin à tout intérêt dans la course au titre, tant celle-ci semble jouée par avance.
Autre axe d’opposition, celui de la distinction entre football amateur et professionnel. L’essor du football professionnel a entraîné une progression du nombre de licenciés. Il a aussi permis aux clubs amateurs de bénéficier d’une certaine rente en retour. Pour autant, il a creusé l’écart entre ces deux univers, que ce soit par l’extrême difficulté financière pour les plus petits clubs à accéder au monde professionnel (Luzenac en étant un exemple frappant) ou par l’image du footballeur moderne, qualifié de millionnaire mercenaire par les détracteurs du libéralisme. Les matches de Coupe de France riment ainsi systématiquement en une simple opposition David – Goliath là où, par le passé, elles rimaient surtout avec implication de chaque région de France.
Le bilan n’est donc pas manichéen. La nostalgie d’une époque passée ne doit pas systématiser la critique du football moderne. Le progressisme et le modernisme, quant à eux, ne doivent ni justifier, ni vanter les dérives du football et de son monde. À tout un chacun, enfin, de décider qui de la tradition ou du progrès doit l’emporter.
Crédit photo : FABRICE COFFRINI / AFP