Une chimère est un monstre caractérisé par le fait qu’il possède de nombreux visages, qui, selon l’angle sous lequel vous l’observez, peut donc faire miroiter autant de sentiments différents. Évoquer une beauté sauvage, la fascination, les désirs les plus fous, le mépris ou de la peur. Dans le monde fantastique du ballon rond, le football a engendré une de ces créatures, qui n’aspirait qu’à l’affection là où il passait.
Dans ce monde-là si particulier, Rodrigo naît en Argentine, au Boca Juniors. Bien qu’il soit véritablement originaire d’une ville du sud de l’Uruguay. Car ce sont bien les Xeneizes qui vont l’élever à partir de ses 12 ans, après l’avoir récupéré au Peñarol. Et au bout de 5 ans de formation, Bentancur devient membre du cercle très fermé des joueurs ayant foulé la pelouse de La Bombonera avec le maillot Boquense avant leurs 18 ans. À la Casa Amarilla, il est perçu comme un bon joueur de l’équipe première en devenir, avec tout ce que cela comporte. Une soixantaine d’apparitions entre 2015 et 2017, où les supporters, malgré un tempérament de feu, poussent avec bienveillance ce jeune nouveau.
Un milieu longiligne bien de chez eux à l’allure héritée de la tradition du football argentin que l’on confondrait aisément avec un certain Javier Pastore. Évidemment, tout n’est pas rose. Avec la découverte viennent les erreurs, partie intégrante de l’apprentissage. Exemple lors du match du titre en 2015, avec une passe décisive pour le buteur de San Lorenzo. Heureusement, Boca l’emportera finalement. Jeune Rodrigo apprend, et ne veut plus décevoir.
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Été 2017. Après deux titres glanés par le club de Buenos Aires ainsi que la récupération et la multiplication des espoirs placés en lui par les supporters, le monde d’El Fino va basculer. Le voilà envoyé par les siens aux dieux européens pour leur permettre de revoir leur fils prodigue Carlos Tévez. Rodrigo est prometteur, mais pas indispensable. Peut-être apprécié, mais au final utilisé comme simple monnaie d’échange contre quelques maigres années supplémentaires de la présence de l’être véritablement aimé.
Désormais se trouve devant lui une traversée périlleuse vers la Juventus, où l’attend d’emblée un prêt dans un club quelconque. Avec de bonnes chances que ce soit le premier d’une série qui mènera à une vente et une plus-value pour les Bianconeri comme cela arrive régulièrement. En passe d’être emporté par le courant de sa carrière, lui, si différent, est très vite repêché par Massimiliano Allegri. Hors de question de le laisser filer. Il comptera pour la Juventus, vous verrez.
Un visage pour l’Europe
La première saison de Bentancur sous le maillot de la Vieille Dame reste comme celle d’une acclimatation extrêmement difficile. De même que pour beaucoup de joueurs arrivés d’Amérique du Sud, il est ardu de s’adapter à l’intensité et aux exigences des championnats européens. Huit petites titularisations toutes compétitions confondues et une feuille de stats vierge aux cases buts et passes décisives.
Titulaire deux fois en Ligue des champions : à l’occasion des déroutes 3-0 face au Barça et au Real. Du point de vue des tifosi, grand espoir ou pas, à la Juventus il faut être à la hauteur. Quel est son rôle ? Pas vraiment adapté aux postes à pourvoir dans le système d’Allegri, il n’est ni un regista, ni le joueur qui se projette pour accompagner les attaquants, ni le récupérateur infatigable de l’équipe. Ses qualités sont évidentes mais la face affichée est en effet celle du jeune joueur. Qui cherche sa place, qui essaie de ne pas faire de bêtise, de ne pas gêner les géants qui composent cette équipe. Malgré son mètre 90, il paraît parfois si petit qu’on ne le voie pas. Et son manque de confiance déteint clairement sur la majorité de ses prestations qui, moins timides, pourraient lui offrir une place dans un milieu de terrain où Pjanic fait figure de seule pièce inamovible. Mais Max ne s’en fait pas. Il comptera pour la Juventus, vous verrez.
Un visage pour l’Uruguay
Dans le même temps, un autre homme a vu au travers des visages. Octobre 2017, Óscar Tabárez convoque le néo-juventino pour la première fois avec la Celeste. Un mystère pour l’Uruguay. L’homme à la parole incontestée tant elle a fait gagner rappelle pour sa nation un de ses fils qu’elle n’a pas vu grandir. Et que faire de lui, tellement argentin, tellement raffiné, qu’il en est presque ridicule de l’imaginer aligné aux côtés des Godín, Suárez, Gimenez, Cacéres… Mais quand la chimère lui a demandé quel visage il souhaitait voir, Oscar a répondu : «celui avec des crocs.» Tabárez ne veut pas d’un jeune joueur. Il veut celui qui assume pleinement d’être un joueur à part entière de la sélection uruguayenne. Pari réussi.
Bentancur ne sort plus jamais des listes suivantes. Il devient le garant du bon fonctionnement du jeu avec ballon de cette Celeste, qui traditionnellement sautait la case «milieu de terrain» des castagneurs qu’étaient les Arévalo Rios ou autre Walter Gargano pour s’appuyer directement sur ses stars offensives. Les mêmes qui sont aujourd’hui libérées d’un sacré poids (enfin pas pour Suárez au vu de sa condition physique actuelle).
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Résultat, une place de titulaire indiscutable pendant le Mondial 2018. Sa lecture du jeu lui permet d’orienter, éliminer, récupérer les ballons, jouer vers l’avant de façon létale. L’ex de Boca fait ses choix, parfois se trompe, refuse toujours de s’approcher des 30 derniers mètres adverses mais en tous les cas assume son statut et les responsabilités qui pèsent sur lui dans un milieu à seulement deux axiaux. Il laisse entrevoir tout ce que les tifosi de la Juventus ont encore trop peu goûté, et enchaîne les performances de la même lignée avec en point d’orgue la domination sur l’entrejeu des champions d’Europe portugais et une passe décisive pour Cavani. Peu importe l’élimination face aux futurs champions du monde en quarts. Rodrigo vient d’être définitivement adopté… par son pays natal.
Un visage pour tous
Après un été qui aura exacerbé la duplicité du joueur au plus haut niveau, la reprise à Turin réserve bien des surprises. Avec en tête de liste, l’arrivée d’un certain Cristiano Ronaldo. Si l’arrivée du Portugais n’a pas d’impact direct sur le rôle de Bentancur, elle change en revanche la mentalité de l’équipe. CR7 est un catalyseur qui pousse tous les joueurs et notamment les plus jeunes de l’effectif à se responsabiliser.
Ce fait couplé aux pépins physiques récurrents dans le milieu de terrain de la Juve au cours de la saison, et l’Uruguayen atteint la barre des 30 titularisations toutes compétitions confondues avec une impression de progrès assez nette. Pas encore le joueur capable de faire la différence dans les matchs chocs de Serie A ou de Ligue des champions, mais le temps de jeu accumulé lui permet de s’imprégner de ce football, et peu à peu de desserrer les liens de la peur qui l’entravent. L’illustration la plus criante étant celle de ses 2 réalisations personnelles de la saison.
Sur la pelouse de l’Udinese, où il crée le décalage avant d’aller dans la surface placer un coup de casque juste devant un Ronaldo qui aura mis quelques secondes à réaliser qui lui avait soufflé la réception d’un bon centre de cette façon ; et à l’Artemio Franchi de la Fiorentina où il s’appuie sur Dybala et profite des espaces ouverts par le quintuple Ballon d’or pour aller finir seul l’action. Les rares moments où les critiques s’éteignent aussi vite que les regards vers lui s’illuminent. « El Fino » alla fine, sera aimé. Et craint. Oui Rodrigo, tu seras aimé…
Ayant encore marqué de son empreinte le jeu et le parcours uruguayen à la Copa America, celui pour qui il n’y avait pas de place a décidé de la faire lui-même. Arrivera-t-il enfin à être la meilleure version de lui-même sous Sarri malgré la concurrence des Pjanic, Ramsey, Can, Rabiot, Matuidi voire Pogba ou Milinkovic-Savic ? Rodrigo Bentancur vient d’avoir 22 ans. La Juventus vient de lui offrir de rester avec elle encore 5 années de plus, en échange d’une promesse. Celle qu’il n’aura bientôt plus qu’un seul visage à montrer, un visage pour le monde entier. Il comptera pour la Juventus, vous verrez.
Crédit photo : Filippo MONTEFORTE / AFP