Le football ne retient que les vainqueurs, et c’est une erreur

Les poncifs sont bien connus. «On ne se souvient pas du deuxième», «L’important c’est les 3 points». En football, comme dans beaucoup de sports, on ne retient souvent que les vainqueurs. On se soumet à la dictature du résultat. Cette équipe a gagné, elle est donc la plus forte… ou la plus glorieuse, au moins. Une vision minimaliste qui embue les richesses et la beauté du ballon rond.

C’est ce qu’ils retiennent ? Alors nous aussi. Le 10 juillet 2018, la France élimine la Belgique en demi-finale de Coupe du monde (1-0). Elle a cinq jours pour penser à sa finale contre la Croatie. Elle en passera une bonne partie à se moquer des Belges, mauvais perdants face à des Bleus qui ont abandonné le ballon et, selon eux, le beau jeu. «Quand on gagne, on ne se souvient pas du 3e, ni du 2e, mais on ne va parler que du premier», lâche le bourreau des Diables Rouges, Samuel Umtiti. Vérité difficile à avaler ? Ou phrase bateau pour justifier sa propre réussite ? Peut-être un peu des deux. Mais en appréhendant cette dualité, on constate vite la dimension morale qui s’y raccroche. Car bien souvent, on choisit ce dont on se souvient.

Le football, c’est beaucoup de choses. Des émotions, notamment. Demandez aux supporters de l’Olympique de Marseille. Ne leur parlez pas des incidents à la Commanderie ou de Jacques-Henri Eyraud. Parlez-leur de Marcelo Bielsa. Et écoutez le premier mot qui leur vient à l’évocation de l’entraîneur argentin. «La fierté», répond Mourad Aerts, journaliste pour le site FC Marseille et admirateur d’«El Loco». Pour Mourad, et comme pour beaucoup d’autres amoureux de l’OM, Bielsa et son football offensif et débridé ont été comme «une révélation».

«On m’a souvent ditla saison avec Bielsa, c’est ma plus belle saison au stade.”», relate l’auteur de “Bielsa à l’OM, enquête sur une relation passionnelle”. Le souvenir est encore vif là où les bourrasques du Mistral sévissent. C’était lors de la saison 2014-15. Et pourtant, Bielsa n’a… rien gagné. Pas le moindre trophée. Pas même une qualification en Ligue des champions ou une victoire dans le Classique face au PSG. Deux faits d’armes dont peut se targuer André Villas-Boas, dont le départ n’a pas été franchement regretté par les supporters. Si on poussait le cynisme à son paroxysme, on oserait dire que Bielsa n’a rien fait à l’OM en comparaison avec un Didier Deschamps.

«Dire “le supporter il veut gagner”, c’est comme dire “l’être humain il veut respirer”»

«Le truc, c’est qu’avec Didier Deschamps, tu t’es ennuyé toute l’année, pointe Mourad Aerts. Il y avait pas mal de matches très ennuyeux, personne de très euphorique pendant la saison. Mais à la fin, tu as eu un énorme boost d’euphorie quand tu as gagné des titres, parce que tu ne les avais pas gagnés depuis 17 ans. Donc il y a un peu ce côté fin de la frustration. Deschamps nous a offert ça, et ça, c’était inoubliable. Ç’a été une émotion très forte, très puissante.»

Après trois saisons, Deschamps est remercié par l’OM. Il reste ces joueurs au cœur bleu et blanc, tels que Lucho Gonzalez, Souleymane Diawara ou Mamadou Niang. Et cette joie éphémère de re-soulever un trophée. Et… c’est tout ? «Deschamps, s’il parvient à ses fins -et il y parvient souvent le bougre-, tu vas avoir un énorme bonheur à la fin de la saison, commente Mourad. Mais s’il n’y parvient pas, il ne te reste rien.» La victoire n’est donc pas importante : c’est la seule chose qui compte. «Pour moi, dire « le supporter il veut gagner », c’est comme dire « l’être humain il veut respirer ». Bah ouais… Et après ? Tu peux pas te contenter de dire je veux gagner», s’étonne Mourad.

La victoire, et rien d’autre. C’est ainsi que José Mourinho, de retour sur le banc de Chelsea en 2014, simplifiait les choses après qu’Arsène Wenger l’ait soupçonné d’avoir «peur de l’échec». Réponse cinglante du Portugais : «C’est un spécialiste de l’échec. 8 ans sans un titre, c’est très long. Si cela m’arrive à Chelsea, je partirai et je ne reviendrai jamais.» Des propos que Mourinho a oubliés en 2019, qualifiant l’ancien coach d’Arsenal comme «l’un des plus grands managers de l’histoire du football».

Parce que les années de doute chez les Gunners n’ont pas effacé la trace de Wenger. «Arsenal, ça n’a jamais été l’équipe qui raflait tous les trophées, souligne Samuel Zagury, présentateur de l’émission Le Club des 5 et grand supporter du club londonien. Pourtant, beaucoup de gens dans le monde sont amoureux de ce club. Pourquoi ? Parce qu’Arsène Wenger. Mais pourquoi Arsène Wenger ? Parce qu’il a amené cette touche qu’il manquait en Angleterre, ce jeu de possession, ce jeu basé sur la passe, sur la tactique, un petit peu à l’opposé de ce qui se faisait en Angleterre pour caricaturer, avec le kick and rush.»

La compétitivité inhérente au sport de haut niveau

L’héritage de Wenger à Arsenal, c’est notamment les fameux Invincibles. Mais ce sont plus que des chiffres. Ce sont des sentiments. Avec lui, «ça faisait plaisir de regarder du football à la télévision», sourit Samuel Zagury. Plus que les résultats, les supporters semblent tenir à «cette identité». Un avis sans doute pas partagé par Phil Neville. «C’est le sport, personne ne se souvient des perdants, seulement des vainqueurs», lâchait, amer, le sélectionneur de l’équipe d’Angleterre féminine après une 3e place à la Coupe du monde 2019. Ignorer cette façon de penser, c’est fermer les yeux sur le ressenti des hommes et femmes qui font le football de très haut niveau. Des gens animés par une compétitivité qui flirte avec la folie, galvanisés par la popularité et l’argent qui découlent de leur réussite. Il faut gagner. Encore gagner. Toujours gagner. «Pour beaucoup d’entre nous, le football, c’est plus qu’un sport, c’est une manière de vivre, c’est une boussole, décrit Mourad Aerts. Réduire le sport à simplement avoir gagné ou perdu, je trouve cela tellement insultant.»

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Insultant parce que la beauté du sport va au-delà du résultat, nous l’avons compris. Mais aussi parce que le résultat est le fruit d’un empilement de détails et de paramètres aléatoires, ce qui rend de facto son existence frustrante. Une glissade de Steven Gerrard, une main baladeuse de Presnel Kimpembe, les gants savonneux d’Arconada. Surtout, la récompense du vainqueur semble démesurée par rapport au faible écart entre lui et le perdant. Prenez le basket-ball en exemple. Lors des Finales NBA jouées au meilleur des 7 matches en 2013, le Miami Heat a battu les San Antonio Spurs 4-3. Au total, Miami a marqué 679 points et San Antonio en a marqué… 684. Rageant, car le niveau d’excellence de Tony Parker tombe dans l’oubli, au contraire du mastodonte LeBron James.

Gagner, c’est se battre soi-même ?

La planète football s’est extasiée sur l’Ajax Amsterdam en 2018-19. De son élimination au bout du temps additionnel d’une demi-finale retour en Ligue des champions, il ne reste rien. Cette planète foot retient le retour sur le trône de Liverpool, au terme d’une finale (contre Tottenham, 2-0) où l’enjeu a pris le pas sur le jeu. Un fatalisme qui ne touche pas forcément les plus fervents supporters. «Aujourd’hui, Arsenal n’est pas du tout dans le top au classement, mais ça faisait des années que je n’avais pas pris de plaisir, que je n’avais pas eu cet engouement avant chaque match d’Arsenal, confie Samuel Zagury. Parce qu’il y a un projet, il y a quelque chose qui se passe. Il y a l’avènement de jeunes, comme Bukayo Saka et Emile Smith-Rowe. Tu as recruté un mec comme Thomas Partey.» Ce fan des Gunners juge son regain d’affection «paradoxale», parce que les résultats sont en berne. Une réflexion somme toute logique, mais qui en dit long.

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«Après c’est aussi un peu de notre faute, les médias, de ne pas avoir un discours différent, pondère Mourad Aerts. Je pense que le supporter doit être plus vocal sur ce qu’il attend quand il va au stade. Comme Bielsa l’a dit, le supporter doit faire savoir quel style de jeu il préfère, qu’est-ce qui est important pour lui.» Un souhait cher au coach argentin qui «met le supporter au centre de son projet» et pour qui «on peut éduquer beaucoup de supporters à la beauté à travers le football». Des propos qui font écho à ceux de Julio Velasco, légendaire entraîneur argentin de volley-ball et parfois assimilé à Bielsa. «Il suffit de regarder tout un tas de sports olympiques comme la natation ou l’athlétisme. Il y a un tas d’athlètes qui savent qu’ils ne vont pas gagner. Ils le savent ! Et peu importe, ils se préparent comme s’ils allaient gagner. Pourquoi ? Parce qu’ils combattent contre eux-mêmes. Et ça, ça fait aussi partie de ce qu’on appelle “gagner”.»

Gagner, c’est un peu comme une tache d’encre. Chacun en fait son interprétation. Tout le monde n’adhère pas à l’obligation de résultats. Avant sa victoire avec Liverpool en Ligue des champions 2019, Jürgen Klopp avait une étiquette de loser collée à la peau. Quelques jours avant la finale, Christopher Galtier, en poste à Lille, le désignait déjà manager N°1 au monde «sans aucune hésitation», sur les ondes de RMC. Ses raisons : «La manière dont il a fait évoluer l’équipe avec moins de moyens que d’autres, et pour ce qu’il renvoie en terme de management.» Jouer, c’est être. Soulever un trophée, c’est paraître. «Une fois que tout le monde se sera bien mis en tête que gagner c’est important, on va peut-être pouvoir donner au football la place qu’il devrait avoir dans les débats lorsqu’on parle à des passionnés, conclut Mourad Aerts. Comment on gagne, pourquoi on gagne, comment gagner en rendant fiers les supporters ? Parce que sans eux, il n’y a pas d’industrie du football.»

Crédit photo : Pa Images / Icon Sport

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