[Interview] Martyrs J-4, Sébastien Louis : «Les ultras du Caire ont été les bras de la Révolution»

Jusqu’à vendredi, jour de sortie du webdocumentaire Martyrs, le destin des ultras du Caire, retrouvez sur Ultimo Diez et Caviar Magazine les interviews exclusives de certains participants du long-format.

Lundi : introduction à la philosophie ultra avec Sébastien Louis, historien et auteur de l’ouvrage Ultras, les autres protagonistes du football.  

Ultimo Diez – Dans un premier temps, comment définiriez-vous un supporter ultra ? 

Sébastien Louis – Être un supporter ultra, c’est être passionné de son club et le soutenir de façon très active au sein de son groupe. La culture ultra se distingue des autres cultures de supportérisme radical par des éléments très simples.

Le premier : on a à faire à un groupe qui est visible. Les hooligans et les casual, par exemple, ne le sont pas. Dans le stade, les ultras ont une banderole. On les reconnait, ils sont identifiables derrière cette banderole. 

La deuxième chose : il s’agit d’un collectif. On n’est pas un ultra tout seul. On doit faire partie d’un collectif, d’un groupe, que l’on met en avant par rapport à l’identité de l’individu. Si vous allez voir des ultras, la plupart d’entre eux refuseront d’être pris en photo. S’ils refusent cela, c’est pour ne pas être mis en avant, car ce qui compte, c’est le collectif. 

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Enfin, la troisième chose est le soutien, par tous les moyens possibles, de son club. Ce soutien est fait d’un folklore très important : les drapeaux, les fumigènes, les couleurs, les tifos, les papelitos, la scénographie en tribune etc… Le but est de se faire remarquer, de se distinguer dans le stade. Pourquoi ? Car les ultras jouent un match dans le match. Ils doivent chanter plus fort que les autres, produire le plus beau spectacle, être les plus nombreux aux déplacements.

Il existe également tout un univers symbolique et plusieurs valeurs communes partagées par les différents groupes : l’indépendance, l’opposition au football business, aux différentes interdictions etc… C’est cela qu’on peut nommer la «mentalité ultra»? 

Oui, les ultras se retrouvent derrière certaines valeurs communes. Ils sont les défenseurs d’un club et non de joueurs. Les joueurs s’en vont, les supporters restent. Ils défendent un blason, un club, un maillot. Ils sont les syndicalistes d’un football populaire.

Depuis une vingtaine d’années, les ultras ont des revendications très marquées par rapport à la transformation du football, à sa commercialisation. Ils défendent l’idée d’un certain football. Un football qui n’est pas totalement industrialisé comme celui d’aujourd’hui, avec des équipes aux effectifs pléthoriques, des joueurs qui changent de clubs tous les trois mois. 

Par exemple, au printemps dernier, des groupes ultras du monde entier se sont opposés à la reprise des championnats, par rapport à la situation liée au Covid. Ils s’y sont opposés afin de privilégier la santé publique. Ils ont mis en avant l’intérêt du collectif, de la société, avant ceux de l’industrie du football.

Pourtant, paradoxalement une grande majorité des groupes ultras insistent à se définir comme apolitiques. N’y-a-t-il pas confusion entre apolitisme et politisation ? 

Effectivement, une grande partie des groupes ultras se définissent comme apolitiques. Mais tout ce qu’ils font est politique ! Il y a deux façons de voir la politique. Eux en parlent en tant que politique de partis. Ils s’éloignent de tous les partis politiques qui voudraient les récupérer. Même les groupes ultras entre guillemets politisés, qui affichent des symboles ou drapeaux d’extrême gauche ou d’extrême droite, sont très loin de ces partis.

Quoi qu’il en soit, les ultras sont extrêmement politisés. Politique dans le sens de la cité, de la polis. Ils sont ancrés dans la cité et toutes leurs actions sont politiques. Un collectif de jeunes gens qui soutiennent une équipe, s’opposent aux dérives du football 2.0 et de son industrie : c’est politique. Privilégier le groupe à une société extrêmement individualiste : c’est politique. 

«Nous, on ne veut pas finir comme les ultras du Caire»

Font-ils donc du stade un lieu politique ?

Le stade est un miroir de nos sociétés. Souvent, les comportements que l’on voit au stade précèdent ceux qui vont arriver par la suite dans nos sociétés. Je me souviens d’un chant très célèbre des ultras du Raja Casablanca, au Maroc, qui a ensuite été repris dans tous le pays. La population marocaine a vénéré ce chant. Des parents d’amis marocains qui ne connaissaient rien au football entonnaient ce chant extrêmement politisé à l’encontre du pouvoir. 

Mais il arrive parfois que l’on exagère ce côté-là. Je pense à l’Algérie, où l’on a défini les ultras comme les fers de lance du hirak. Ils ont fait partie du hirak, oui, mais jamais il n’y a eu cette union fantasmée des groupes ultras rivaux algériens pour le hirak. Au contraire de l’Egypte, où il y a eu une union de certains ultras, au Caire, pour aller manifester place Tahrir en 2011. 

Cet exemple cairote est d’ailleurs intéressant. Bons nombres d’ultras du monde arabe ont par la suite rejeté ce qu’on fait les ultras du Caire : les Ultras Ahlawy et les Ultras White Knights, car ils ont vu que cet engagement a causé la fin du mouvement ultra égyptien. Plusieurs fois au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, j’ai entendu cela : «nous, on ne veut pas finir comme les ultras du Caire»

Justement, cette répression des ultras égyptiens, quelle est-elle ?

Au printemps 2015, une décision judiciaire a interdit les ultras. Ils étaient dans l’œil du cyclone par rapport à leur rôle Place Tahrir lors de la Révolution de 2011. L’idée de cette décision est tout simplement d’éliminer tous les groupes dissidents. Les ultras en font partie. Un tribunal les a qualifiés comme organisations terroristes. Bon nombre d’ultras du monde arabe ont aujourd’hui peur de connaître le même sort, et ne voient ainsi pas les ultras égyptiens comme des héros, mais comme des Martyrs.

«Les ultras du Caire ont été les bras de la Révolution»

Qu’ont-ils payé ?

Leur intervention dans la Révolution de 2011. Les ultras du Caire sont descendus en masse place Tahrir. J’ai souvent tendance à dire qu’ils ont été les bras de la Révolution. Pas uniquement eux, il faut aussi relativiser leur rôle, mais ils ont eu un rôle d’importance, et ils ont permis en partie de chasser Moubarak.

Par la suite, le Conseil Supérieur des Forces Armées, sensé assurer la transition démocratique, a tardé à passer le témoin. Lors de cette période de latence, lorsque Moubarak a été écarté et que l’armée avait le pouvoir, les ultras ont continué à mettre la pression, notamment en tribune, avec des scénographies impressionnantes. La plus mythique est celle représentant sous la forme de chiens les généraux du Conseil, notamment le plus haut dirigeant, le général Tantawi.

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Les ultras dénonçaient ce qu’il se passait, la mainmise des militaires sur la tentative de transition démocratique. On l’a vu, lorsque le général Al Sissi a récupéré le pouvoir en 2013, ça a été la fin de la récréation, si je peux me permettre cette expression. Une répression extrêmement brutale s’est imposée contre les Frères Musulmans, les opposants, tous ceux qui n’étaient pas dans la nouvelle norme égyptienne et évidemment, donc, les ultras. 

Le régime égyptien a-t-il craint et réprimé ce mouvement car, au-delà de cet aspect contestataire, cela pouvait inspirer d’autres sphères de la société égyptienne ? Je pense aux syndicats qui auraient pu reprendre l’idée du cortège, de l’organisation, des chants…

Oui et non. Je crois d’abord qu’il existe une tradition autoritaire dans la manière de gérer n’importe quelle contestation, en Egypte. Il y a énormément d’exemples qui le montrent. On pourrait prendre l’exemple du chercheur italien Giulio Regeni, qui a été assassiné par des personnes proches du pouvoir égyptien alors qu’il enquêtait et travaillait sur certains syndicats indépendants.

S’agissant de la récupération de codes ultras, oui, cela a pu exister. On l’a vu lors du hirak en Algérie, avec des drapeaux géants qui ressemblaient beaucoup à des drapeaux ultras, certains chants qui furent repris. Mais ces formes-là sont aussi récupérées en Europe. En France, cela s’est vu dans certaines manifestations : on a de plus en plus de codes ultras qui sont repris.

C’est d’ailleurs intéressant puisque les ultras à leur naissance en Italie se sont énormément inspirés de la politique. Aujourd’hui, cela marche dans l’autre sens : les militants politiques s’inspirent des codes ultras, de leur manière de s’organiser, de leurs chants, de leurs slogans, de leurs techniques, de leur solidarité. Beaucoup de choses dans l’univers ultra sont inspirants.

Pour revenir à l’Égypte, je ne pense pas que le régime avait une connaissance aussi fine des ultras et du mouvement. D’ailleurs, la répression extrêmement violente dont ont été victimes les ultras du Caire lors de la catastrophe orchestrée de Port Saïd et celle contre les supporters du Zamalek en 2015 le démontrent bien. On a une volonté de réprimer sans merci et de faire payer…

Rendez-vous vendredi pour la suite de cet entretien et la publication du webdocumentaire Martyrs, le destin des ultras du Caire.

Merci à Sébastien Louis pour sa participation et le temps accordé.

Crédit photo : Giovanni Ambrosio.

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