Pragmatiques ou dogmatiques. Le monde des entraîneurs serait séparé en deux castes viscéralement opposées, n’ayant en commun qu’un ballon et un terrain. Pourtant, loin de cette catégorisation simpliste, la réalité est plus complexe. Lorsqu’on s’intéresse aux faits et qu’on accepte de dépasser les postures, c’est un tableau bien plus nuancé qui s’offre à nous.
Une dichotomie conflictuelle
Avant toute remise en cause, il est nécessaire de bien comprendre et définir ce que l’on va s’attacher à interroger. Commençons donc par les adjectifs au centre de la problématique, les frères (ennemis) «Tique», en examinant leur définition générale, hors contexte footballistique.
Pragmatique :
Qui est plus soucieux de l’action, de la réussite de l’action que de considérations théoriques ou idéologiques. (CNRTL)
Qui est susceptible d’application pratique, qui a une valeur pratique, qui est orienté vers l’action pratique. (Larousse)
Dogmatique :
Qui affirme avec autorité, à la manière d’un ecclésiastique. (CNRTL)
Qui a des opinions bien arrêtées, qui les considère comme des vérités absolues, et les exprime d’une manière péremptoire, autoritaire, catégorique. (Larousse)
Là où «pragmatique» revêt une dimension évolutive, adaptative, «dogmatique» est ancré dans un marbre idéologique. Cet antagonisme est le terreau de la catégorisation bipolarisée des entraîneurs aujourd’hui en vogue.
Mourinho, Deschamps, Simeone…
Dans le contexte footballistique, on dit pragmatique un tacticien qui fait fi de la manière pour concentrer toute son attention sur la finalité. En d’autres termes, un entraîneur pour qui seule importe la victoire et qui est prêt à mettre en place n’importe quelle méthode pour atteindre cet objectif.
Dans les faits, les techniciens qualifiés de pragmatiques sont, dans l’immense majorité des cas, ceux dont les équipes produisent un jeu peu expansif, où l’idée d’encaisser un but de moins que l’adversaire prédomine. Le procédé étant de prendre le moins de risques possible.
Parmi les entraîneurs de premier plan ayant été ou étant considérés comme tels, on retrouve José Mourinho, Didier Deschamps, Helenio Herrera, Diego Simeone, Carlos Bilardo, André Villas-Boas ou encore Massimiliano Allegri.
Bielsa, Guardiola, De Zerbi…
De dogmatiques sont qualifiés ceux qui privilégieraient la manière à la finalité. Ceux qui préféreraient voir leur équipe produire un certain football (le fameux «beau jeu») et perdre, plutôt que la voir trahir leurs principes et s’imposer. Concrètement, la recherche d’un football tourné vers l’offensive ou, tout simplement, la volonté de posséder le ballon, peuvent amener à ce qu’un coach soit catégorisé comme dogmatique.
Les têtes d’affiches identifiées de cette catégorie sont les Pep Guardiola, Johan Cruyff, Marcelo Bielsa, César Luis Menotti, Roberto De Zerbi et autres Quique Setien.
L’héritage de Johan Cruyff au FC Barcelone
Voilà pour le paradigme dans lequel s’inscrit la grande majorité des débats et analyses footballistiques, tant dans les médias que sur les réseaux sociaux. Nous serions face à deux visions du football, à une opposition philosophique entre deux courants irréconciliables et incompatibles. Les duels Guardiola-Mourinho et, plus loin de nous, les joutes entre Bilardo et Menotti, ont constitué deux points d’orgue des tensions entre les deux camps. Amenant souvent le débat d’idées à un niveau de réflexion et d’objectivité proche du néant, voyant les chantres des deux camps s’enfermer dans des postures davantage basées sur des fantasmes que des faits.
Une dualité simpliste et erronée
Pourtant, s’échiner à faire entrer les entraîneurs dans une de ces deux cases est en inadéquation avec la réalité du football. Le technicien qui se détache complètement du contenu pour ne se concentrer que sur les résultats reste au stade de la figure théorique. De même pour son collègue ne s’intéressant qu’à la production de ses ouailles.
Tout entraîneur, de tous niveaux et de toutes sensibilités, attend ou espère de son équipe qu’elle produise un type de jeu. De même qu’il souhaite remporter le gain du match. Celui qui décide d’aligner un 5-4-1 bloc bas le fait pour adopter une stratégie de jeu, un style précis. Il pense que c’est cette approche qui le conduira au résultat escompté. C’est le même raisonnement qui anime celui qui adopte une stratégie opposée, incitant son équipe à se ruer à l’assaut du but adverse. L’un comme l’autre souhaitent à la fois un résultat favorable et un type de production précis sur le terrain.
Si l’on ne cherche pas à ce que son équipe joue comme on le souhaite, alors on renonce à essayer d’influer sur l’issue de la partie et, par là-même, à son rôle de coach. Et si l’on se moque de perdre, alors on ne pratique pas le sport en compétition.
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Chaque entraîneur a en lui une part de dogmatisme et une de pragmatisme. Le fait de se limiter à une catégorisation aussi sommaire et tranchée est un non-sens au regard de l’une des caractéristiques majeures de ce sport, sa complexité. Comme toute pratique humaine, le foot reflète la nature de l’Homme, faite notamment de compromis, de mélange, de diversité et de paradoxe.
Chercher absolument à catégoriser une chose comme noire ou blanche alors que tout est gris relève de la paresse intellectuelle.
Pep, André et les apparences trompeuses des entraîneurs
Premier exemple de cela dans le monde du ballon rond : Pep Guardiola. Le Catalan a été érigé ces dernières années en figure majeure du «dogmatisme» dans le football. Tancé ou vanté pour sa fidélité à ses idéaux de jeu, qu’il appliquerait coûte que coûte quel que soit le contexte. Quitte à mettre en péril les chances de réussite concrète (comprendre obtenir des résultats) de son équipe. Les choses présentées ainsi semblent claires et simples, l’analyse est facile à saisir et à produire. Hélas (ou heureusement, c’est selon), elles sont factuellement fausses.
Guardiola est un innovateur compulsif. Grand spécialiste de la micro-tactique, il a tout au long de sa carrière multiplié les ajustements dans son approche et son animation. Dernier fait marquant en date, son changement d’animation pour relancer Manchester City. Optimisation de la largeur en ayant recours à des ailiers sur leurs bons pieds, utilisation de João Cancelo dans un rôle hybride de latéral-milieu pour gagner en créativité sans perdre en équilibre et avec un Gündogan plus haut et libre, pour lui permettre de débouler lancé dans les 30 derniers mètres. Exit les ailiers faux pieds et le double pivot des derniers mois. Ce qui, déjà, constituait un ajustement de son historique milieu à trois avec une pointe basse.
On retrouve ses fluctuations quand, après avoir misé sur des ailiers percutants à la tête du Barca B, il s’adapte à la présence de Léo Messi une fois en charge de la A. Placé dans un rôle axial, l’Argentin bénéficie de la fixation au large d’Henry, Eto’o puis Pedro et Villa pour gagner en liberté et en influence. Dans le même temps, l’effet aimant du prodige ouvre des espaces dans la profondeur, que les quatre joueurs sus-cités ont parfaitement su exploiter par des courses diagonales.
Au Bayern, devant le talent de la «Robbery», Pep s’adapte de nouveau et élabore une animation destinée à mettre le Français et le Néerlandais dans les meilleures conditions possibles pour disputer des un contre un.
L’adaptation, que ce soit en Catalogne, en Bavière ou dans le Lancashire, Guardiola y a toujours eu recours. S’ajuster en restant fidèle à ses principes (recherche de la possession, de la domination territoriale, jeu de position et optimisation de l’espace), voilà la méthode Guardiola. Et si l’ancien milieu de terrain épouse de tels principes de jeu, ce n’est pas par romantisme, comme on peut parfois le lire ou l’entendre. C’est parce qu’il est persuadé qu’il s’agit là du moyen le plus sûr d’accéder la victoire.
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Dans les faits, on est loin de l’entraîneur dogmatique si souvent décrit. On se surprendrait même à parler à son propos de pragmatisme. La réalité est, ici aussi, à mi-chemin entre les deux.
Nouvel exemple avec André Villas-Boas. Considéré comme un parangon de pragmatisme depuis qu’il a abandonné le ballon à Angers un soir de décembre, l’ancien entraîneur marseillais présente pourtant tous les traits censés être ceux d’un dogmatique.
Adapter son animation, son jeu aux caractéristiques de ses joueurs ? Très peu pour lui. Pour le Portugais, lors de son passage sur la Canebière, le bloc bas semble incontournable. Et peu importe si son effectif ne comptait qu’un seul joueur capable d’exploiter la profondeur en transition (Radonjic). Un pressing haut ? De l’histoire ancienne. Et tant pis si ses milieux de terrains étaient plus à l’aise dans le harcèlement que dans la remontée de balle ou si ses individualités sont en difficulté lorsqu’elles jouent hors du dernier tiers adverse.
Pourtant, Villas-Boas a débuté son mandat olympien avec des idées de jeu bien différentes, faites notamment de pression haute. Mais depuis une gifle au Parc des Princes (4-0) et une série de résultats en trompe-l’œil (car obtenus grâce à une réussite remarquable et un Payet en feu) au cœur d’une saison tronquée, l’ancien du FC Porto s’était radicalisé. Obsédé par un style de jeu, il a tourné le dos à toute rationalité pour l’appliquer. Là encore, l’analyse simpliste et pauvre faisant de Villas-Boas un pragmatique contraint par le contexte ne résiste pas aux faits.
Les exemples de réalités bien éloignés du storytelling répandu par beaucoup sont légion.
Citons José Mourinho, préférant se recroqueviller en défense, préférant miser sur la réussite insolente de son duo Kane-Son plutôt que de chercher à produire un volume plus important d’occasions. Pragmatique alors que les seuls éléments de classe européenne de son effectif sont orientés vers l’offensive (Kane, Son et Ndombélé) et que son secteur défensif ne compte aujourd’hui que des joueurs moyens et peu fiables (à l’exception peut-être de Reguilon et Lloris) ? Pas sûr.
Comment expliquer l’obsession de Marcelo Bielsa pour l’analyse de ses adversaires si son seul objectif est d’appliquer son football «romantique» ? Serait-il en réalité constamment dans l’adaptation au contexte ? Surprenant pour celui qui est souvent cité lorsqu’il s’agit de donner un exemple de coach dogmatique.
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Est-ce du pragmatisme quand Massimiliano Allegri titularise Mattia De Sciglio plutôt que João Cancelo lors d’un match décisif de Ligue des champions face à l’Ajax, alors même que le Portugais s’était montré décisif au match aller (en plus d’être un bien meilleur joueur que l’Italien) ? Ou n’est-ce pas davantage par fidélité idéologique que l’ancien coach du Milan a fait ce choix (destiné à renforcer sa défense) finalement perdant ?
Ces exemples sont volontairement provocateurs et n’ont pas vocation à décrire Bielsa comme un pragmatique ou Mourinho comme un dogmatique. Tout simplement car cette bipolarisation est factuellement inexacte. Chaque entraîneur veut gagner et souhaite en même temps que son équipe joue d’une certaine façon. Le jeu est complexe, ceux qui le façonnent aussi. Alors arrêtons de vouloir ranger les techniciens dans des cases, concentrons-nous sur les faits et oublions les a priori véhiculés par les paresseux de l’analyse footballistique.
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