Le soutien du football européen au mouvement #BlackLivesMatter contre le racisme sonne comme une victoire, à une époque où les débordements sont encore omniprésents dans les stades. L’occasion de revenir sur les pionniers de la lutte antiraciste dans le monde du ballon rond. Focus sur Paul Canoville, le premier joueur noir à avoir évolué sous les couleurs de Chelsea.
Terre d’accueil ?
Retour à un temps que les moins de vingt ans ne connaissent pas. Un temps qui n’est malheureusement pas sans rappeler celui d’aujourd’hui, notamment dans les tribunes anglaises. La Grande-Bretagne est le plus grand melting-pot footballistique du globe (une centaine de nationalités représentées dans ses ligues professionnelles). Ce qui n’en fait pas pour autant une terre d’accueil pour les communautés non-blanches, à en croire les nombreux actes racistes de ces dernières années. Et s’il y a un club où le racisme a toujours été présent, c’est bien Chelsea.
Depuis longtemps, son public s’était chargé de sa réputation. Le club de Londres faisait face à une vague de hooligans et le ministre des Sports britannique, Denis Howell, cherchait à leur clouer le bec. En avril 1977, les fans de Chelsea étaient ainsi interdits de déplacements. La branche la plus virulente de ses partisans portait le nom de « Headhunters », dont la plupart des membres furent recrutés par le British National Front, le parti d’extrême droite. D’autres iront plus loin en se liant au groupe néo-nazi « Combat 18 ». Certaines sources racontent qu’avant chaque match, le groupe attendait dans un pub de connaître la composition de l’équipe des Blues. Si elle n’était pas totalement blanche, ils restaient dans le pub. Qu’en sera-t-il quand un joueur noir foulera un jour le pré ?
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« Rassieds-toi, salopard de black ! »
Paul Canoville, né le 4 mars 1962, est le premier joueur de l’histoire à avoir subi les affres des supporters du club londonien. Fils de deux parents émigrés des Caraïbes après la Seconde Guerre mondiale, il grandit à Southall, dans la banlieue Ouest de Londres – surnommée « Little India » pour ses communautés indiennes et pakistanaises. Son père quitte le domicile familial alors qu’il n’a que deux ans. En plus de sa passion pour le cricket, il rejoint le club de football local : Hillingdon Borough. Le joueur signe ensuite à Chelsea, alors en deuxième division, en décembre 1981.
35 years ago today Sheffield Wednesday and Chelsea drew 4-4 in a thrilling League Cup tie at Hillsborough. Wednesday led 3-0 at the break but needed a late Mel Sterland penalty to draw, after an incredible Chelsea comeback led by substitute Paul Canoville.#SWFC #CFC #OnThisDay pic.twitter.com/hpDUmnBHBo
— 1980s TV Football Heaven (@1980sHeaven) January 30, 2020
Le jeune adulte enchaîne les bonnes performances avec l’équipe réserve, avant de faire ses premiers pas avec les pros, 4 mois plus tard, sous les ordres de Jacques Neal. L’entraîneur des Blues l’inscrit sur la feuille de match contre Crystal Palace à Selhurst Park, le 12 avril 1982. À peine son échauffement commencé, les premiers cris jaillissent des gradins : « Rassieds-toi, salopard de black ! » Estomaqué, Paul Canoville se retourne et réalise que les auteurs sont tous vêtus de bleu. Des bananes finissent même à ses pieds avant que les fans n’entonnent une chorale raciste.
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« J’étais tellement abasourdi que je ne voulais plus rentrer sur le terrain », témoignait récemment Canoville dans le poignant documentaire d’Olivier Dacourt, « Je ne suis pas un singe » (janvier 2019), diffusé par Canal+. Sur le terrain, il restera sur son aile attendant le coup de sifflet final avec impatience, subjugué par les cris qui résonnaient dans l’enceinte à chaque fois que celui-ci touchait le ballon. Si les injures racistes envers les joueurs n’étaient pas nouvelles, se faire huer par ses propres supporters était inédit. Ces scènes hallucinantes se répétèrent tout au long du passage de Canoville chez les Blues (1981-1986). Les insultes et chants à son encontre surgissaient même s’il marquait un but.
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Un symbole des luttes
Devant le peu de soutien affiché par le club et les maigres encouragements de son entraîneur, celui qu’on surnomme « Canners » trouva la force de continuer grâce à certains de ses coéquipiers. En interview, son coéquipier Pat Nevin avait même tapé du poing sur la table pour aborder la question du racisme. Le clap de fin de Paul Canoville chez les Blues eut lieu en 1986 et fut aussi lamentable qu’à ses débuts. Lors de la pré-saison, l’ailier frappa un coéquipier (qu’il refuse de nommer) avec des clubs de golf. Ce fameux partenaire lui avait hurlé « Shut up nigger ! » après quelques pintes de trop. Dans la foulée, les dirigeants négocièrent un transfert à Reading, sous prétexte que Canoville était le plus jeune des deux. Une polémique évincée pour seulement 50 000 £.
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Après une arrivée tonitruante à Reading, une rupture des ligaments croisés l’éloigne des terrains pour la saison. Une poignée de matches après son retour, alors que la blessure ne s’est pas entièrement dissipée, un mauvais tacle met un terme à sa carrière. À 25 ans, tout le poids des événements passés le rattrape. Canoville plonge dans la dépression, devient dépendant à la drogue et l’un de ses onze enfants meurt quelques jours après sa naissance. À peine sa cure de désintoxication achevée, on lui diagnostique un cancer du système immunitaire (lymphome non hodgkinien). Il gagnera le match contre la maladie. Une fois en bonne santé, Canoville s’engage dans le projet de Chelsea : Education Through Football (éducation à travers le football) afin de raconter à son tour son expérience auprès des enfants.
Canoville, Gullit et Drogba
Entretemps, Canoville voit Ken Monkou devenir le premier noir à gagner le prix du joueur de l’année à Chelsea, en 1990. Seulement 4 ans après son départ des Blues. Puis il assiste au triomphe des Blues en FA Cup 1996-97, menés par un entraîneur noir : Ruud Gullit. Quelques décennies plus tard, le penalty de Didier Drogba permettra au club de glaner sa première Ligue des champions. Aujourd’hui, celui qui a tracé le chemin à toutes ces vedettes à la peau noire peut être aperçu dans les travées de Stamford Bridge, à signer des autographes. Certains supporters viennent même lui demander pardon. Il couchera par écrit son vécu dans une autobiographie, « Black and Blue », qui sera élu livre sportif de l’année en 2009 outre-Manche.
Depuis 2010, après une décennie de relative accalmie, de nombreuses dérives ont ravivé le spectre du racisme dans le football. En 2015, la scène filmée quelques heures avant un match de Ligue des champions entre le PSG et Chelsea avait fait le tour du monde. Des supporters des Blues avaient empêché un homme noir d’entrer dans le métro parisien en scandant : « We’re racist, we’re racist, and that’s the way we like it. » (Nous sommes racistes, nous sommes racistes, et on aime ça) Quatre de ces individus ont été condamnés à des peines de prison avec sursis. À l’heure où la société est engagée pour vaincre ce fléau, au moment de l’affaire George Floyd, il reste à espérer que le soutien de la planète football ne soit pas de la poudre aux yeux.
Crédit photo : PA Images