Juventus : d’une vision du foot unique à la schizophrénie

«Gagner n’est pas important, c’est l’unique chose qui compte.» Une phrase qui a régi la façon de voir le foot pour la Juventus et ses tifosi. Une phrase qui ne semble plus faire grand sens devant les échecs européens répétés des bianconeri. Aujourd’hui, club comme supporters ne semblent même plus savoir ce qu’elle a signifié ou ce qu’elle signifie encore. Que retient-on en terme de football de l’édifice d’Andrea Agnelli basé sur cette pensée ? Et qu’en attend-on à l’avenir ? En cherchant la réponse, on s’aperçoit que l’obsession, en perdant son sens, a tourné à la folie.

C’était l’unique chose qui comptait

On a sans doute jamais vu ce mantra du club ressortir aussi souvent que durant la décennie écoulée. Comme une explication au fait que la Juventus domine sans partage l’Italie. Elle gagne parce qu’elle se fixe cet objectif de gagner. Cette devise a autant été ce qui galvanise le vestiaire, que ce qui a masqué le fait que la Juve ne met pas tout en œuvre pour gagner. Au-delà de gagner, ce qui était important, c’était de retrouver sa place. Se venger. Faire payer l’Italie pour des années de misère injustement traversées entre 2006 et 2010. Peu importe la manière, n’importe quel tifoso l’assumera, il fallait gagner, même sans bien jouer.

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De parole de supporters, les plus grand moments des dix dernières années sont la reconquête du titre par la bande d’Antonio Conte, puis le retour de la reconnaissance européenne sous Allegri. Des équipes de caractère ramènent le club à sa place. On s’accroche alors aux idéaux qui ont permis à ce si long rêve de presque 10 ans de se réaliser. On vénère «le caractère», le «gagner sans être beau s’il le faut», ou l’entraîneur en place auquel on accorde le crédit que l’on souhaite, car ils sont les éléments qui composent le décor alors que l’on nage en plein bonheur. Tant que la bulle n’éclate pas, tout va bien. Tout ce qui se passe à l’intérieur de celle-ci est positif et incritiquable.

Direction, joueurs, supporters, tous sont pris dans le piège que représente ce succès presque trop facile. La Juventus retrouve sa place, accomplit sa vengeance qu’elle savoure d’année en année, sans néanmoins se rendre compte qu’elle passe peu à peu à côté de l’essentiel pour assurer une continuité à ce bonheur devenu malsain.

Si l’on observe ces dix ans sans le filtre de cette illusion, on se rend compte que beaucoup de choses n’allaient pas et que la pensée qui guidait la vision juventina s’est trahie depuis longtemps déjà. Antonio Conte a été l’étincelle qui a démarré la machine construite par Andrea Agnelli. Instauration d’une suprématie nationale, idée de jeu, il a presque tout pour lui. À son départ, on regrette principalement ses échecs européens. La cause de ceux-ci, peut-être dans un premier temps un effectif pas encore prêt pour cette étape. Puis dans un second temps, ses limites à lui, entraîneur ultra rigide incapable de concevoir une autre façon de faire que son plan de base et qui s’en remet à la «mentalité Juve» pour passer… et échouer. Un défaut qu’il traîne d’ailleurs encore aujourd’hui.

À sa suite, Allegri arrive et nous en arrivons au cœur du problème. Le Toscan a fait mieux, ou du moins, plus grand que Conte. Plus de titres, une équipe plus forte et une réussite sur le plan européen sous sa direction qui apparaît plus flexible, meilleure. Allegri est considéré comme le symbole de réussite le plus absolu de la Juventus d’Andrea Agnelli. Pour sa première saison, il s’offre une finale de Ligue des champions en plus du doublé national. On frôle le succès total. Max à jamais vénéré comme celui qui aura ramené les lumières européennes sur Turin. L’élimination du Real Madrid en demi-finale en 2015 signe le retour de la grande Juventus.

«Wanda, qui vous fait ça ?»

Maintenant, éclatons la bulle. La Juve a l’effectif le plus fort qu’elle ait jamais eu depuis au moins dix ans et vient sans forcer de mettre 17 points d’écart dans la vue de son dauphin romain, en en inscrivant que 87. Un dauphin talonné par des Lazio et Fiorentina qu’on n’imagine pas une seconde crédibles en Europe. Une équipe de caractère ? Une identité ? Des matches «da Juve» ? Tout ça est construit sur une chose : la capacité du Mister à tenir le vestiaire dans les têtes. Les individualités au niveau monstre qui composent l’équipe évoluent en quasi autonomie dans un certain cadre (comprenez : en gardant un sens de l’effort défensif), chose largement suffisante pour écraser les adversaires précédemment cités.

Cela ne suffirait pas à expliquer l’épopée européenne ? La Juventus manque de céder sa 2e place de groupe à l’Olympiakos, balaye un Dortmund au manque de rigueur fatal à ce niveau, sort le petit poucet monégasque puis vient le Real Madrid. Le match qui change tout, par lequel Allegri entre dans le cœur de tous les tifosi et s’offre une crédibilité aux yeux du reste de l’Europe, qui ne voit plus l’Italie comme une référence.

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Mais à quoi tient ce moment ? Cette crédibilité ? Cette «masterclass tactique», qu’on attribue au Mister et à sa capacité à lire le jeu de l’adversaire et à le neutraliser ? À une intervention du bout du crampon de Sturaro, dont la titularisation était contrainte et forcée en l’absence de Pogba, qui envoie la tête de James sur la barre ? À un succès 2-1 à l’arraché qui mathématiquement ne décidait de rien face à un Real basé sur un double pivot Kroos-Ramos ? Ou encore à une performance anormale, comme il y en eut beaucoup, de Buffon et sa défense lors du match retour ?

Certains éléments de ces succès, il les a provoqués, oui. La mentalité Juve, l’histoire des succès du club, c’est celle d’un vestiaire capable des efforts de concentration les plus incroyables. Allegri a compris quels leviers actionner pour amener cette équipe, et notamment la BBC (Bonucci Barzagli Chiellini), à performer de match en match, compensant de façon irréelle une compréhension du jeu largement surestimée. Par la suite, cette force se transmet à travers les principaux cadres du vestiaire, à l’instar de ce que connaissait le club à ses grandes heures. Tous les joueurs qui y sont passés le disent, ce vestiaire est unique de par le conditionnement mental qu’il impose.

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La grande saison 2016-2017 repose sur les mêmes bases, avec un effectif redevenu globalement aussi fort. Avec la même histoire en Italie et en Europe à l’exception notable que la Juventus peut se targuer d’avoir réalisé un grand match. Sans doute son dernier grand match à l’heure actuelle. La victoire 3-0 sur le Barça en quart de finale de Ligue des champions. Tous les ingrédients étaient là : la Juve bat enfin un cador européen en pleine possession de ses moyens avec la manière sur tous les plans. Ni plus tôt dans la décennie, ni plus tard jusqu’à aujourd’hui, elle n’a autant été à la hauteur de ses ambitions.

Passé ce match, et sans revenir sur celui contre le Real en 2015, que trouve-t-on dans le mandat d’Allegri ? La domination nationale, qui se veut acquise au vu de la concurrence. Quoique le Napoli de Maurizio Sarri, malgré un défaut de qualité individuelle, s’accroche au fil des années. Sur la scène continentale, presque le néant. Des victoires sur des seconds couteaux. Une double confrontation proche du honteux contre un Tottenham encore novice dont Higuaín décide que l’issue sera irrationnelle. Une qualification sur un unique but sur penalty en deux matches contre Monaco en 2015. Une élimination contre le Bayern en 2016 où ses choix influent directement sur l’issue négative de la rencontre.

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Un défaut de lecture qu’on retrouve en finale en 2017, contre le Real. Mandzukic toujours titularisé, défend sur le côté d’un Carvajal qui amène un but avant d’attendre le Croate, incapable de percuter. De l’autre côté, Barzagli est jeté en pâture aux montées de Marcelo. Cardiff (au plus tard), aurait dû signer la fin de ce mandat et le retour à la réalité de la direction. Alors que l’effectif perd en qualité, les faiblesses se font plus visibles. On note des sursauts, dans les moments où il ne faut pas réfléchir. Quand il faut remonter 3 buts au Real ou 2 à l’Atletico. Sans succès dans le premier cas. Mais maintenant il s’agit de réfléchir. Et pour ça, l’Ajax se montre largement supérieur et vient dicter sa leçon de foot.

Pour qui ne peut pas effacer le filtre des succès empilés jusque là, c’est l’approche de la fin d’un cycle, tout simplement. Et les échecs européens cités sont regrettables mais «il ne manquait pas grand-chose». On se refuse à voir les faiblesses pourtant criantes de ce mode de fonctionnement qui consiste à surexploiter la force mentale d’une équipe, tirer sur la corde de 3 défenseurs et d’un gardien qui peuvent tenir 90 minutes sous pression dans leur surface sans faire d’erreurs deux fois par semaine.

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Si la Juventus a échoué au moment d’atteindre le sommet, c’est aussi parce qu’aucun humain normalement constitué ne peut être programmé comme un robot. Il subit des défaillances, mentales ou autres. Les grandes équipes font douter l’adversaire de par leur force footballistique. Dans le cas de la Juve, puisque l’on touche à son seul pilier, elle s’écroule. C’est la limite de son mantra, qui a sans doute déjà coûté plus d’une finale de Ligue des champion aux bianconeri à travers l’histoire. Si la raison de l’échec n’est pas là, où est-elle ? On ne sait pas. Mais «c’était pas loin, il ne manquait pas grand-chose. Le Barça, le Real ou le Bayern étaient simplement trop forts.» Mais alors, que fait-on du dicton qui dit que «seule la victoire compte» si la défaite devient acceptable ?

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Pourquoi un Dybala sera-t-il toujours pointé du doigt pour une saison passée sur le banc car Mandzukic lui est préféré pour accompagner CR7 ? Véritable problème de niveau ou une énième erreur d’interprétation du fait qu’Allegri n’avait simplement pas les compétences pour créer une animation ô combien plus forte autour du Portugais et de l’Argentin ?

La problématique est au final simple, malgré ses multiples facettes. Là où trouver des défauts à Antonio Conte a été chose aisée, dans le but de progresser, tout le monde a oublié d’en trouver à Allegri dans la folie des grandeurs qui touchait le club. Andrea Agnelli en premier lieu. D’un objectif de construction d’un empire prospère, il domine pour dominer, cherche la passe de 10 en Italie alors que les portes du sommet de l’Europe s’éloignent.

Un tournant tardif

Andrea Agnelli a fini par comprendre seulement en partie le problème, et sans doute trop tard. Avec le départ de Beppe Marotta de la direction sportive et la construction d’un effectif bancal autour de Ronaldo, la Juve est en danger. Un Bonucci revient, incarnant des préceptes aussi dépassés que lui sur le terrain. La promotion de Fabio Paratici était le choix de la continuité, pour ne pas brusquer, là où il aurait sans doute fallu déjà à ce moment un vrai tournant.

Tournant finalement opéré un peu plus près du terrain. «La Juventus doit divertir», annonce son président. En plus clair, trouver d’autres moyens de réussir, par du jeu. De quoi trancher radicalement avec l’ère Allegri avec qui «pour voir du spectacle, il faut aller au cirque». L’arrivée de Maurizio Sarri se fait dans cette logique. Le changement est néanmoins trop brutal. Un effectif moins fort qu’avant se retrouve avec un coach incapable d’activer les mêmes leviers qu’Allegri. Qui ne convainc pas le vestiaire, et n’arrive pas à mettre en place son jeu à la qualité reconnue.

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La Juve arrache un nouveau titre grâce aux seuls Dybala, de Ligt et Ronaldo, qui n’ont pas souffert de l’absence de conditionnement collectif dans le vestiaire pour briller tant leurs forces individuelles surpassaient tout le reste. Mais face à Lyon, une sortie de quelques minutes pour un coup à la tête du Néerlandais à l’aller et l’absence de l’Argentin ont suffi à remettre les choses en ordre. Plus rien ne tient.

Le choix Andrea Pirlo était celui qui devait marquer le début d’une nouvelle ère. Mais avec l’échec arrivé bien trop vite sous Sarri, le manque de temps et d’argent, ce choix est précipité. Sans s’être essayé chez les jeunes, sans préparation, sans possibilité de suivre un programme d’entraînement normal et le plus souvent sans son effectif à disposition, Pirlo se retrouve dans une situation combinant des caractéristiques du mandat d’Allegri et de Sarri.

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L’ex n°21 bianconero devait à terme allier projet de jeu et une identité Juventus, permettant de relancer la machine à doper la force mentale et collective de son équipe. Le meilleur des qualités de ses deux prédécesseurs. Au final, il se retrouve dans une situation où poser un plan de jeu relève de l’impossible, ne lui laissant que le ressort mental pour tenter de réussir à la façon d’Allegri. Les joueurs font bloc derrière leur coach, et ça marche par intermittences.

Pas étonnant que le succès en Coppa contre l’Inter ou que les victoires à Turin contre la Roma et la Lazio aient été qualifiées de «Allegristes». Mais la différence majeure pour la suite, c’est que Pirlo ne dispose pas du onze 5 étoiles de Max ni de sa BBC, ni même d’un Dybala en forme. Seulement de quelques vagues certitudes ballotées par le contexte COVID et d’un Chiesa représentant tout ce que la Juve cherche à (re)construire.

Au final que retient-on des derniers grands succès de la Juventus ? Dybala arrachant le but qui change tout à l’Olimpico contre la Lazio ou changeant le destin du match à San Siro contre l’Inter pendant que le Napoli s’écroulait à Florence, Higuaín retournant Tottenham, d’autres moments où la Juve a surpassé un grand obstacle sur le chemin de la gloire n’en rendant l’instant que plus beau ? Ou faut-il retenir avant toute chose que ces situations désespérées, elle s’y était mise toute seule ? Choisir la première option, c’est retourner dans sa bulle du bonheur éternel. Un bonheur qu’on ne peut renier, mais dont refuser d’accepter les mauvais penchants masque la réalité. La seconde, c’est voir les choses telles qu’elles le sont aujourd’hui, avec une Juve devenue incapable de résoudre les problèmes qu’elle s’est elle-même créés.

Comme un symbole, les dépositaires de la pensée victorieuse n’étaient pas devant les micros à l’issue du match retour contre Porto. Comme toute une partie de leur public, ils ont refusé de voir en face les limites de leur propre mode de fonctionnement. Pas de Bonucci qui portait le brassard hier. Seulement Chiesa et de Ligt. Deux qui ont compris qu’une grande force mentale qui perdure passe par le fait d’assumer la défaite.

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Le virage est arrivé trop tard pour assurer une transition sereine et sans accroc. Le prix de 10 ans de succès nationaux mal construits est une punition européenne et la contrainte, dans le creux de la vague actuellement, de continuer de subir le calvaire hebdomadaire d’un contenu irregardable. Mais désormais sans profiter du goût de la victoire devenu fade après tant d’années.

Crédit photo : Icon Sport

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