Superligue, calendrier surchargé et «mauvais football» : comment l’Europe en est-elle arrivée là ?

L’éphémère Superligue européenne, née et morte à quelques jours d’intervalle, a mis l’Europe du football en émoi. Le tout au milieu d’une saison inédite qui se sera jouée à un rythme effréné. Et qui aura lessivé acteurs mais aussi consommateurs de ce sport. Quel regard porter sur la saison 2020-21 et son calendrier ? Sommes-nous à un tournant du foot européen ? Éléments de réponse avec journaliste, directeur de rédaction et ancien joueur.

«On va tuer les joueurs.» Cette phrase prononcée en octobre puis répétée en décembre 2020 par Thomas Tuchel, alors entraîneur du PSG, sonnait comme l’épitaphe d’une saison pas comme les autres. La crise sanitaire a bouleversé le calendrier du football. De la Premier League en juillet, une finale de Ligue des champions en août et une conséquence majeure : un calendrier resserré la saison suivante, afin de jouer tous les matches nationaux et continentaux avant l’Euro retardé d’un an. Le tout dans des stades vides. L’exercice 2020-21 restera unique (on l’espère). Il restera aussi, peut-être, d’un niveau plus faible dans le jeu. «Le spectacle proposé cette saison sur les différentes pelouses européennes est-il vraiment de moins bonne qualité ?», interrogeait l’hebdomadaire France Football au mois de décembre. «Pour moi, on est au 60e match de la saison», soufflait Kylian Mbappé en octobre, après deux premiers mois décevants de sa part et de celle du PSG. «Depuis la rentrée, il y a peu d’équipes qui peuvent se targuer d’avoir bien joué avec des résultats et de la constance», assène Romain Beddouk. Journaliste pour Infosport+, il présente quasi quotidiennement l’émission Le Club des 5 sur YouTube, qui débriefe les plus gros matches européens. Mais ces matches, peut-on les regarder et les analyser «comme d’habitude» ?

«Tu te retrouves avec des analyses qui sont un peu biaisées, estime Romain Beddouk. Si tu réfléchis un petit peu au problème, tu te rends compte très vite que les mecs n’ont pas le temps de bosser. Je parle tactiquement, physiquement. Tu t’en rends compte. Mais pour ça, il faut pouvoir se poser dessus et réfléchir à ça.» Les clubs jouant une coupe d’Europe sont en première ligne. Du 27 septembre au 22 décembre, le FC Barcelone a eu entre 2 et 4 jours de repos entre chacun de ses matches. Exception : les trêves internationales… qui ont aggravé la situation, on en reparlera. La cadence infernale expose des joueurs épuisés sur la pelouse, quand ils ne finissent pas à l’infirmerie sur blessure (ou Covid-19).

«L’absence du public fausse les jugements»

Lorsqu’il entraînait le PSG, Thomas Tuchel a déjà déploré plus de 10 absents. «On peut prendre l’exemple du PSG avec Pochettino qui est assez révélateur, juge Romain Beddouk. Le 1er bon match du PSG sous Pochettino, c’est le 4-0 contre Montpellier (22 janvier, 5e match de Pochettino à Paris, ndlr). Bizarrement, c’est celui qui est fait avec une semaine de préparation.» Conséquence de ce calendrier resserré : les joueurs sont au bord de l’overdose. Les fans aussi. Avec les confinements et couvre-feux, la probabilité de passer le samedi soir devant Arsenal-Newcastle est accrue. Et tous ces matches, c’est souvent seul devant sa télé. Pas au stade, pas dans un bar. Regardons-nous trop de matches ? «En ce moment, on a une surconsommation de mauvais football», corrige Romain Beddouk. Nous sommes donc d’accord : les matches sont de moins bonne facture cette saison. «Non, pas du tout», rétorque Laurent Salvaudon, directeur de la rédaction des chaînes RMC Sport.

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«Je pense que l’appréciation globale des matches sans public fausse les jugements, argumente-t-il. Globalement, les matches qu’on voit, statistiquement, c’est qu’il n’y a pas moins d’occasions qu’avant. Il n’y a pas moins de buts qu’avant. Il n’y a pas moins de courses à haute intensité qu’avant.» Quand on pose la question à Patrick Guillou, commentateur sur les antennes de beIN Sports, l’ancien défenseur joue le une-deux : «Vous avez l’impression qu’en Ligue des champions, sur les quarts de finale, le niveau a autant baissé que cela ?»

«Trêve internationale irresponsable»

D’aucun ne dirait que le spectacle n’était pas au rendez-vous entre le PSG et le Bayern Munich (2-3, 0-1), et ce malgré les multiples forfaits de part et d’autre. Mais Patrick Guillou le reconnaît : «La difficulté pour les joueurs aujourd’hui, c’est de se transcender.» Difficile dans un stade à huis clos. Romain Beddouk pense «qu’on ne se rend pas compte» de l’impact du contexte global sur la saison en cours. On a le droit de se montrer compréhensif. «Mais on a aussi le droit, dans le sport de haut niveau, d’être exigeant, insiste Patrick Guillou. On a le droit d’analyser un match et de donner un sens critique à une rencontre.» D’autant que «tout le monde fonctionne avec le même cahier des charges».

Pas de consensus sur la qualité des matches. Mais une quasi-unanimité sur la surcharge du calendrier. Dans un tweet partagé plus de 600 fois, Romain Beddouk a fustigé une «trêve internationale irresponsable» au mois de mars dernier, dont de nombreux joueurs (Verratti, Ramos, Varane, Lewandowski, Martial…) sont revenus blessés ou avec le Covid-19. Mais ces éliminatoires au Mondial 2022, il fallait bien les jouer, non ? «On aurait pu peut-être virer cette édition de la Ligue des nations (jouée en septembre et novembre 2020, ndlr) et commencer les éliminatoires plus tôt» afin de «faire respirer les joueurs», répond le présentateur du Club des 5.

Santé, foot-business et boycott

La question du surplus de rencontres «ne date pas de cette saison, il date de tout temps», commente Laurent Salvaudon. «C’est juste que les matches amicaux ont été remplacés par la Ligue des nations.» Mais on n’a jamais autant tiré la sonnette d’alarme. «La pandémie donne un écho plus fort à toutes les plaintes au niveau de la santé, souligne le directeur de la rédaction des chaînes RMC Sport. Les entraîneurs appuient sur la santé des joueurs parce que le climat est plus propice à ce qu’on les écoute. Mais la réalité, c’est que ces gens-là sont payés par des présidents de clubs, de fédérations, qui font rentrer l’argent grâce aux droits télés et à la prolifération de matches. Ces gens-là sont payés par des gens qui sont d’accord avec l’explosion du nombre de matches en Ligue des champions. C’est leur président qui signe. Ils ont beau jeu de défendre la cause des joueurs et je les comprends. Mais d’un côté, ils font partie prenante du business.»

Nous touchons ici au point sensible de cet article. Fans, joueurs, entraîneurs, dirigeants : tous font partie, consentants ou non, approbateurs ou non, du foot-business. «Je me sens légèrement complice», culpabilisait Gary Neville, ancienne gloire de Manchester United, sur le plateau de Sky Sports après l’annonce de la création de la Superligue européenne. Interrogé sur le calendrier surchargé, Laurent Salvaudon offre des éléments de réponse… qui colleraient parfaitement au tollé qu’a suscité la naissance de la Superligue, quelques jours après notre entretien : «Tant que les plaintes ne partiront pas vraiment du public, d’une façon beaucoup plus majeure, par des boycotts, pourquoi tu veux que ça change ? Si les gens continuent de consommer, qu’il y a de plus en plus de matches et qu’ils les consomment… Ils (les dirigeants et instances, ndlr) vont augmenter jusqu’à ce qu’ils trouvent la limite au système. Et apparemment ils ne l’ont pas encore trouvée. Tant que les gens consomment, ce sont eux qui décident.»

Le pouvoir des médias et des fans

Les gens ont le pouvoir. Les médias en détiennent une partie aussi. Ils informent, transmettent, voire éduquent. Un devoir honoré sans grande dignité lorsqu’il consiste à relayer la moindre rumeur mercato sur des montagnes de billets verts. Quelle est leur responsabilité ? Homme de télévision, Laurent Salvaudon décrypte la marge de manœuvre des chaînes détentrices des droits : «Si le spectacle ne te convient pas, la chaîne qui le diffuse a tout le loisir de demander un changement de format. Regarde d’autres sports, des chaînes ont déjà été à l’origine de changements de format.» Pour attirer les diffuseurs, le set gagnant en squash est passé de 21 à 11 points. «Les parties étaient trop longues à retransmettre», justifiait Bertrand Bonnefoy, directeur technique national, pour 20 Minutes en 2005. Mais Laurent Salvaudon met en garde : «S’il y a beaucoup de monde pour acheter les droits et si les chaînes ne s’entendent pas entre elles pour un changement du format de la compétition, il ne se passera rien. […] Du moment que les gens consomment et que les chaînes ne s’entendent pas entre elles, ça ne bougera pas.»

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Dès lors, alléger le calendrier pour répondre à la demande des joueurs et entraîneurs n’est pas impensable. C’est seulement très, très compliqué à concrétiser. Moins de matches, c’est souvent moins d’argent. «Je n’y croyais pas du tout mais en France, on a supprimé une coupe nationale l’année dernière», oppose Romain Beddouk. Devenue trop peu rentable et incapable de trouver un diffuseur, la Coupe de la Ligue a été rangée au grenier par la LFP. Le faible intérêt des équipes, et par conséquent des supporters, a creusé sa tombe. De là à ce que le nouveau format de la Ligue des champions dès 2024, presque autant décrié que la Superligue européenne, connaisse le même destin, il y a beaucoup plus qu’un pas. Mais que la star s’appelle Brandão ou Lionel Messi, les règles sont les mêmes : le football est un sport qui se joue à onze contre onze, et à la fin, ce sont les fans qui décident si ça leur plaît.

Crédit photo : PictureAlliance / Icon Sport / Calendrier Union Berlin-Dortmund

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J'aime beaucoup le foot. Et Marco Verratti. Surtout Marco Verratti.