Trading : le jeu dangereux du football français

Le football français va mal. À l’aube d’une crise qui s’apparente à un tremblement de terre, un business-model est remis en cause : celui du trading. D’où vient-il ? Comment s’est-il installé en France ? Va-t-il causer la perte des plus grands clubs ? Décryptage.

Vous sentez ? On est d’accord ? Ça sent les problèmes en ce moment, non ? Crise du Covid-19, arrêt des championnats, guerre d’égo, crise économique majeure qui se profile : plus le football français s’éloigne du terrain et plus ce qui nous retient à lui se transforme en un lointain souvenir. Fini les tribunes colorées, les passes lasers et les célébrations pleines de rage. Depuis plusieurs mois, le football se résume à des débats financiers, des attaques digitales et des déclarations bruyantes. Au cœur de ce marasme, la question de l’équilibre financier de nos clubs professionnels inquiète les observateurs les plus avisés. Comment le foot français peut-il se sortir de cette crise par le haut, alors que le business model de la plupart des grands clubs du pays repose sur le trading de joueurs, un système particulièrement instable ?

Aux origines du trading

Le terme de trading fait aujourd’hui partie du vocabulaire courant du football. Pourtant, il y a moins de 10 ans, cet anglicisme n’était pas réellement utilisé, du moins pas par le grand public. Au cœur d’un écosystème de plus en plus tourné vers la création de valeur et la rentabilité des investissements, de nombreux clubs français et européens se tournent vers ce modèle de développement pour générer des revenus conséquents et maintenir le navire à flot. Concrètement, le trading de joueurs consiste à recruter des jeunes footballeurs à très fort potentiel, pour des sommes assez basses, dans l’optique de les faire progresser rapidement pour les revendre beaucoup plus cher après une ou deux saisons au plus haut niveau.

A LIRE AUSSI – Et si le Benfica n’avait jamais vendu ses pépites ?

Ce modèle de développement est utilisé par les plus grands clubs portugais depuis de nombreuses années. Le FC Porto et le SL Benfica en ont fait leur marque de fabrique depuis plus de 10 ans, en sortant chaque saison des nouvelles pépites inconnues qui se vendront plusieurs dizaines de millions d’euros après avoir éclaboussé le championnat de leur talent (ce n’est même pas toujours nécessaire). Depuis plusieurs saisons, ce modèle fait son apparition en France, chez certains clubs phares de notre championnat. Monaco et Lille sont les exemples les plus marquants. Nice prend le même chemin et Bordeaux peine à comprendre qu’il faut trouver des pépites pour avoir une chance de les refourguer plus tard. L’OM, bien que pas ouvertement tourné vers le trading, doit également vendre ses éléments les plus bankables pour équilibrer les comptes.

Si le trading de joueurs permet parfois d’obtenir des résultats particulièrement spectaculaires, tant d’un point de vue sportif que d’un point de vue financier, une grande part de risque et d’instabilité est inhérente à ce nouveau modèle. Monaco est l’exemple idéal pour détailler cette idée. Après avoir investi massivement sur plusieurs stars pour remettre le club dans le bon sens (Falcao, James Rodriguez…), le trading s’est progressivement mis en place sur le Rocher. Malgré cette instabilité, l’ASM parvient à accrocher un titre de champion de France en 2017, ainsi qu’une demi-finale de Ligue des champions face à la Juventus.

A LIRE AUSSI – Les bonnes affaires de Ligue 1

Cette saison record marque le début de la fin pour le club de la principauté, qui saute sur l’occasion pour réaliser d’incroyables plus-values. Kylian Mbappé, Bernardo Silva, Benjamin Mendy, Thomas Lemar, Djibril Sidibé, Fabinho : un peu plus d’un an après le triomphe, la plupart des artistes ont quitté le navire. Les caisses sont pleines, mais le revers de la médaille est terrible. Deux ans après avoir brisé le règne du PSG, l’ASM termine à la 17e place, à seulement deux points de Dijon, barragiste. L’instabilité de l’effectif aura eu raison de leurs ambitions sportives. Ils peinent aujourd’hui à retrouver la place qui est la leur. Et leurs joueurs ne valent presque plus rien.

Pourquoi le trading de joueurs s’installe en France ?

L’économie du football français repose aujourd’hui sur deux grandes sources de revenus : les droits TV et les revenus liés à la vente de joueurs. Ce modèle binaire est dangereux pour la pérennité du foot français. Bien au-delà du fait qu’elles soient les deux principales sources de bénéfices, le souci réside surtout dans le fait qu’elles vampirisent tout le reste. La quasi-totalité des revenus des clubs français repose aujourd’hui sur ces deux leviers. En comparaison, les revenus liés aux produits dérivés, les revenus « matchday » ou les revenus de sponsoring, ne sont que des revenus annexes, voire marginaux pour certains clubs. Pourtant, ces revenus permettent de s’écarter un tant soit peu de l’incertitude sportive, sur laquelle repose la vente de joueurs par exemple, et d’entrer dans un système plus vertueux.

Alors, pourquoi la vente de joueurs est-elle devenu si importante au fil du temps ? Si l’on regarde dans le rétroviseur, le constat est accablant pour de nombreux grands dirigeants du foot français. Nombreux sont ceux qui se sont cassé les dents à essayer de générer des revenus via leurs investissements dans le ballon rond. Erreurs stratégiques, retard vis-à-vis de nos voisins, gouvernance difficile : le football français fait office de contre-exemple en comparaison avec ses voisins allemands ou anglais. De nombreux actionnaires historiques ont récemment décidé de faire leurs valises et se retirer du football (la famille Dreyfus à l’OM, le groupe M6 à Bordeaux…). Et les investisseurs débarquant aujourd’hui en France pour reprendre des clubs économiquement fragiles n’ont pas les mêmes projets que leurs prédécesseurs.

A LIRE AUSSI – Newcastle et l’Arabie saoudite ? «Une campagne de communication à 1 milliard d’euros, mais…»

Très loin du mécénat et de l’investissement passionnel, les nouveaux projets qui fleurissent aux quatre coins de l’Hexagone ont une priorité : la rentabilité. L’objectif est clairement affiché et il n’est plus envisageable d’injecter de l’argent dans un transfert sans espérer en récupérer le double après une ou deux saisons. Le poids de la vente des joueurs est devenu si important (et l’inflation si forte) que le trading devient naturellement la solution miracle pour tous les investisseurs étrangers en France. Plus qu’une stratégie réfléchie, l’achat-revente semble devenir essentiel à l’équilibre de la plupart des clubs français. La Ligue 1 devient alors un réservoir de talent prêt à tout pour vendre ses meilleurs éléments aux cadors européens. Face à ce constat, difficile de nourrir d’autres ambitions qu’une épopée par décennie en coupe d’Europe.

Comment retrouver de la stabilité ?

Malgré la noirceur du tableau, tout n’est pas à jeter. Certains clubs tirent leur épingle du jeu en évitant le trading à outrance. C’est le cas de clubs aux moyens et aux ambitions plus modestes, comme le Stade de Reims ou le RC Strasbourg. Solidement revenus dans l’élite depuis plusieurs saisons, ces clubs misent sur une stratégie de développement raisonnable, un projet à long terme et une certaine vision de l’équilibre sportif. Progressivement, ils parviennent à atteindre des objectifs élevés, comme la qualification rémoise en Ligue Europa cette saison, sans pour autant revoir leur plan de manière drastique. Pas à pas, ils construisent leur stabilité financière et sportive, sans se voir plus gros qu’ils ne le sont. Certains pourraient y voir un manque d’ambition, mais la pérennité économique de leur modèle et les bons résultats qu’ils réalisent leur donnent raison sur bien des points.

La diversification des sources de revenus est également nécessaire pour se défaire de l’influence du trading. Comme évoqué plus tôt, les sources de revenus possibles sont variées et leur potentiel est si mal exploité en France qu’il peut être intéressant de s’y pencher plus sérieusement. Le développement des revenus liés au sponsoring est un chantier sur lequel les clubs français devraient tous engager des moyens humains importants, tant la diversité des activations envisageables est forte aujourd’hui.

A LIRE AUSSI – Fair-play financier, quelle efficacité ?

Aussi, repositionner les supporters au centre de la stratégie des clubs devrait faire partie des principales ambitions des dirigeants de notre championnat. Expérience des spectateurs en matchday, parcours clients optimisés, multiplication des points de contact, adaptation des messages en fonction des profils de supporters : tous ces aspects assez éloignés du rectangle vert permettent de développer des nouvelles sources de revenus, et se détacher au maximum de l’incertitude sportive. En France, seul le PSG et l’Olympique Lyonnais semblent avoir pris le bon wagon sur le sujet, les autres clubs essayant surtout de rattraper le retard accumulé.

Enfin, de nombreuses autres pistes de réflexion reviennent régulièrement sur la table. Parfois intéressantes, parfois clivantes, elles ont le mérite de nourrir le débat et il est important de ne sous-estimer aucun d’entre elles. En 2018, la FIFA annonçait la limitation du nombre de prêts par club. Pour aller plus loin, il serait peut-être envisageable d’imaginer une limitation du nombre de joueurs sous contrat professionnel au sein d’un club, pour éviter le phénomène que connaît l’AS Monaco, avec un effectif de 76 joueurs.

Les autres solutions régulièrement évoquées s’inspirent du modèle des sports américains et sont loin de faire l’unanimité : création de ligues fermées et instauration du salary cap. En ce qui concerne le salary cap, difficile d’imaginer une telle mesure à l’échelle d’un seul championnat. Seule une mesure à l’échelle de l’UEFA ou de la FIFA permettrait une application homogène et éviterait une trop grande disparité entre les différents championnats. Mais difficile d’imaginer que les joueurs, principaux concernés par de telles mesures, acceptent de se plier à ce genre de restrictions.

En ce qui concerne la création de ligues fermées, c’est une solution dont la viabilité économique est difficilement critiquable. La sécurité financière est finalement le principal avantage des ligues américaines et la pérennité de ce système n’est plus à démontrer. Mais, bien que le sujet semble évoqué de manière sérieuse dans les hautes sphères du football européen, espérons que notre sport puisse s’en sortir par d’autres moyens qu’en éradiquant ce qui en est l’essence depuis sa création.

Crédit photo : Marca / Icon Sport.

0