[Euro 2020] Laurent Favre : «Voir la Suisse gagner un match à élimination directe, c’est l’objectif»

Que savons-nous de la Suisse ? Ils font des bons chocolats et la capitale est Berne, pas Genève. Au niveau football ? Shaqiri a signé le but de la compétition en 2016 et Granit Xhaka joue à Arsenal. Globalement, c’est tout. Alors, à moins de trois jours du lancement de l’Euro 2020, nous avons interrogé Laurent Favre, journaliste au Temps, pour en apprendre un peu plus sur la Nati.

Bonjour Laurent, qui êtes-vous et depuis combien de temps suivez vous la sélection Suisse ?

Je suis journaliste franco-suisse, travaillant pour des médias suisses depuis une vingtaine d’années. Depuis janvier 2015, je suis responsable de la rubrique sport du quotidien Le Temps. Je ne suis pas à proprement parler l’équipe de Suisse, confiée aux bons soins de mon collègue Lionel Pittet, mais je garde un œil sur elle, et une oreille pour bien connaître la génération précédente (Chapuisat, Henchoz, Magnin, Müller, Celestini, Djourou, Gelson Fernandes).

Comment est ressentie cette compétition en Suisse ? Y a-t-il un vrai engouement dans le pays ?

En ce moment, la Suisse vibre pour le retour de Roger Federer au tournoi de tennis de Genève (ndlr : le 18 mai dernier). La Nati (abréviation de «Nationalmannschaft») participe assez régulièrement désormais aux phases finales (elle n’a raté que l’Euro 2012 sur les 16 dernières années) et il n’y a plus l’excitation des débuts. Le contexte sanitaire n’encourage pas non plus à l’enthousiasme, qui n’est pas à la base un état naturel pour un Suisse.

À LIRE AUSSI – [Euro 2021] Italie : un nouvel espoir

Concrètement, quel est l’objectif de la Suisse pour cet Euro 2020 ? Aller plus loin qu’en 2016 ?

Si la Suisse se qualifie presque toujours, elle échoue tout aussi invariablement en 8e de finale (2018, 2016, 2014, 2006, 1994). Parfois, elle se fait éliminer sans avoir perdu un match (2016 : une victoire, trois nuls et une élimination aux tirs au but contre la Pologne) voire même sans avoir pris un but (Coupe du monde 2006). Donc, ce que tout le monde souhaite une fois avant de mourir, c’est de voir la Suisse gagner un match à élimination directe. C’est l’objectif. Maintenant, tout le monde a bien compris que sa poule était très homogène (Pays de Galles, Italie, Turquie, in that order) et qu’en sortir serait déjà une bonne chose. 

L’équipe est dans une poule relativement homogène, comment jaugez-vous la Nati par rapport à la Turquie et l’Italie ?

Ça sera dur, c’est évident. Le trio turc de Lille commence à faire peur ici et l’Italie est en plein renouveau avec Mancini. Paradoxalement, la Suisse s’en est toujours plutôt bien sortie contre ses grands voisins. Elle ne sera de loin pas favorite contre l’Italie mais je pense qu’elle ne la craindra pas et jouera sa chance. Elle a beaucoup plus de peine contre des équipes moins prestigieuses et très bien organisées défensivement, comme la Suède, la Pologne, le Portugal ou l’Ukraine de 2006. Contre la Turquie, c’est souvent beaucoup moins maîtrisé, avec des matches un peu fous qui peuvent tourner du côté suisse (barrages Coupe du monde 2006) ou du côté turc (Euro 2008 en Suisse). Il faut aussi souligner que ce sont deux équipes que la Suisse n’a plus affrontées depuis plus de dix ans. L’ordre des matches peut faciliter ses desseins : on peut imaginer qu’elle batte le Pays de Galles, penser qu’elle fasse bonne figure contre l’Italie et espérer – pourquoi pas – qu’elle joue une Turquie déjà éliminée…

https://twitter.com/nati_sfv_asf/status/1399380391111401475?s=20

Quel est le gros point fort sur lequel Petkovic va pouvoir s’appuyer cette année (individualité, secteur de jeu…) ?

L’état d’esprit. Le groupe est très sain, et Petkovic le tire vers le haut en les forçant à jouer un jeu assez ambitieux.

Quel regard portez-vous justement sur Petkovic, en poste depuis bientôt 7 années ? A t-il fait décoller cette sélection ?

Décoller non puisque les résultats sont sensiblement les mêmes, avec les mêmes limites. Mais il a renforcé les fondations, en élargissant le groupe, en régénérant régulièrement sa sélection, en n’ayant pas peur de lancer des jeunes. Son grand chantier est de changer la mentalité suisse, historiquement et géographiquement basée sur le repli sur soi, pour en faire une équipe ambitieuse, qui sort le ballon depuis derrière, joue dans les pieds, essaye de s’imposer contre n’importe qui. Il a du cran et n’a par exemple pas hésité à sacrifier les matches de la Ligue des Nations pour tenter des expériences. 

Habitué au 4-2-3-1 depuis plusieurs années, il a opté pour une défense à 3 sur les dernières rencontres. Pourquoi pourrait-il privilégier ce système pour la compétition ?

En sélection, vous faites avec les joueurs que vous avez. Quand Rodriguez et Lichtsteiner composaient l’une des meilleures paires de latéraux au monde, la défense à 4 allait de soi. L’un a arrêté, l’autre est clairement sur le déclin. Leurs successeurs n’ont pas encore totalement démontré qu’ils avaient le niveau international. Et parallèlement, la Suisse produit pléthore de bons défenseurs centraux. Il y a des milieux qui peuvent occuper les couloirs un peu plus haut (Zuber à gauche, Edimilson à droite), donc il y a plusieurs options. 

En rebondissant sur cette défense à 3, Ricardo Rodriguez, longtemps indiscutable dans cette sélection, peut-il endosser ce rôle de piston gauche, lui qui n’a beaucoup joué cette saison au Torino ? Une reconversion est-elle envisageable ?

Il a déjà joué défenseur central, soit en cours de match lorsqu’il fallait faire entrer un joueur offensif de plus, soit comme titulaire. Il reste précieux pour son expérience et je pense qu’il part encore titulaire. Petkovic a récemment dit qu’il avait son équipe à 100% en tête pour le premier match. Rodriguez en fait sûrement partie.

Homme fort de la Nati lors des dernières années, avec seulement quelques titularisations en Premier League et une blessure qui l’a éloignée des terrains pendant un mois, Shaqiri est-il toujours le leader technique et offensif de cette Suisse ?

Le vrai patron de l’équipe est Granit Xhaka, qui a d’ailleurs pris le brassard sans que Shaqiri n’y trouve à redire. Mais ce dernier reste le joueur décisif, celui qui peut faire gagner un match par une passe, une déviation, une feinte, un but. Il est celui qui ose toujours, qui ne craint pas les responsabilités. Il est un peu comme Giroud, qui joue peu en club mais donne satisfaction en sélection. La différence, c’est que la Suisse n’a pas vraiment de solution de rechange. D’autant que Shaqiri s’entend particulièrement bien avec l’avant-centre Haris Seferovic (Benfica). Petkovic l’a d’ailleurs replacé dans l’axe en soutien de Seferovic et cela lui donne beaucoup plus d’option. À droite, il n’en avait que deux : se remettre sur son pied gauche pour centrer ou décaler le latéral lancé dans son dos.

À LIRE AUSSI – Granit Xhaka, la révolte dans le sang

Qui pour accompagner Xhaka au milieu ? Freuler semble être la solution évidente, ou bien le jeune Zakaria ?

L’axe du milieu de terrain est le gros point fort de l’équipe, avec Xhaka, Freuler, Zakaria mais aussi Djibril Sow (une sorte de Steve Nzonzi) et Breel Embolo, un attaquant un peu maladroit mais que je trouve très intéressant lorsqu’il joue plus bas par sa capacité à se sortir du pressing et à remonter 30m avec le ballon. Zakaria est plus jeune (24 ans) mais il est arrivé en sélection avant Freuler (29 ans) qui s’est révélé avec l’Atalanta. Je les vois assez bien jouer les trois contre l’Italie. En fait, je verrais même bien Xhaka descendre en défense centrale, mais je suis le seul à y croire.

Que peut-donner la nouvelle génération suisse sachant que la «génération dorée» d’il y a quelques années n’a pas vraiment explosé ? La sélection est-elle dans une période de transition, entre nouvelle et ancienne génération ?

Personnellement, je n’ai jamais adhéré à l’idée d’une génération dorée. Le terme vient du titre mondial U17 de 2009avec Xhaka, Seferovic et Rodriguez, suivi de la finale de l’Euro espoirs 2011 (perdue contre l’Espagne), mais on sait ce que valent les sélections de jeunes. On insiste aussi beaucoup sur le fait que cette équipe ne manque désormais plus aucune phase finale, en oubliant de dire qu’elle a souvent eu de la chance au tirage et qu’il y a toujours plus de pays qualifiés en phase finale. L’équipe de l’Euro 96 avait un tout autre potentiel offensif (Chapuisat, Turkyilmaz, Grassi ou Subiat), pour ce citer qu’un exemple. Derrière, la Suisse forme de bons jeunes, mais ils partent tous très tôt à l’étranger. Pour un Lotomba qui s’impose à Nice, beaucoup perdent du temps de jeu à un âge décisif. Donc je pense que ça ne va pas vraiment changer. Ce qui évolue un peu en revanche, c’est le style de jeu. Les U21 du sélectionneur tessinois Mauro Lustrinelli pratiquent un jeu plus hybride et dans un sens plus moderne, dont Petkovic s’inspire un peu sans le dire.

En trois mots, comment définiriez-vous la philosophie de jeu de cette équipe ? 

Unité – Jeunesse – Ambition

Si vous devez convaincre un Français de regarder la Suisse, quel joueur mettriez-vous en avant ?

D’une manière générale, on peut toujours conseiller à un Français de s’intéresser à ce qui se fait ailleurs. Surtout dans les petits pays qui sont souvent assez novateurs par nécessité. Aucun joueur ne l’impressionnerait car je ne sais pas si un seul serait dans les 26 de Deschamps. Par contre, il trouverait peut-être plaisir à l’expression collective d’une équipe moyenne qui essaye d’aller de l’avant.

Quel est votre plus beau souvenir du football suisse lors d’un Euro ?

Je crois qu’il y a unanimité à considérer que le 1-1 inaugural à Wembley contre l’Angleterre en 1996 est le meilleur match d’une équipe de Suisse à l’Euro. C’était un beau samedi après-midi de juin dans l’ancien Wembley, on aurait dit une finale de la Cup, que la télévision suisse a retransmis religieusement pendant plus de 30 ans. En 1996, Artur Jorge avait été nommé quelques mois plus tôt dans des conditions bizarres (Roy Hodgson, parti à l’Inter, avait d’abord été autorisé par l’ASF à cumuler les deux fonctions, puis contraint de renoncer), il s’était signalé par des mesures impopulaires (mise à l’écart du buteur Knup et de la star Sutter) et avait lancé des jeunes, comme Johann Vogel, 18 ans à l’époque. On craignait le pire et ils sont passés tout près de la victoire. Pour le reste, la Suisse a peu participé à l’Euro (96, 04, 08, 16) et n’a gagné qu’un match (1-0 contre l’Albanie en 2016).

À LIRE AUSSI – La République tchèque, terre d’épopées

Votre pronostic pour la victoire finale ?

La France me semble l’équipe qui a le plus profité du report d’un an de l’Euro. Son potentiel reste inégalé et Deschamps est très fort, quoi qu’on en pense.

Enfin une dernière question hors Euro sur le football amateur. Comment s’est décantée la situation ? Sachant que la Suisse était plus ou moins au même stade que la France, à savoir à l’arrêt.

Les catégories jeunes élite n’ont jamais vraiment arrêté, avec des tests organisés et financés par les clubs. Les autres jeunes ont repris les matches le 22 mars (sans vestiaire ni public). Les catégories seniors amateurs peuvent reprendre à partir du 5 juin pour terminer au plus tard le 4 juillet. L’idée est de finir le premier tour (interrompu à l’automne) afin d’avoir un classement équitable. Certaines catégories réfléchissent à des phases finales à élimination directe.

Propos recueillis par Thibaud Convert

Merci à Laurent Favre pour sa disponibilité et son expertise.

0