Silence, les Ouïghours meurent. A l’heure où le gouvernement chinois a intensifié le processus d’acculturation de masse de la minorité ouïghoure, il est difficile d’entendre les voix des représentants politiques afin de leur venir en aide. Récemment c’est Mesüt Özil qui a manifesté publiquement son soutien à la minorité. La Chine l’a immédiatement retiré de la version chinoise de PES 2020. Pourtant, ce sont près d’un million de Ouïghours qui sont aujourd’hui enfermés dans des camps au sein de l’Empire du Milieu. Viols, prélèvements d’organes à vif et stérilisations forcées ne suffisent pas à interpeller l’attention tenace de la communauté internationale. Face au silence, la minorité turcophone s’est alors tournée pendant longtemps vers un moyen alternatif de faire valoir sa culture : le football.
Les Ouïghours sont une minorité turcophone vivant au sein de la région du Xinjiang en Chine. On estimait en 2009 qu’ils représentaient près de dix millions d’âmes. De confession musulmane pour la plupart, ils sont généralement affiliés à l’Ouzbékistan. Ils sont culturellement distincts de la majorité des Chinois et font l’objet depuis longtemps d’une oppression monstrueuse par le gouvernement central afin de les faire rentrer dans le rang. Henryk Szadziewski, enseignant-chercheur au Uyghur Human Rights Project, a notamment consacré trois ans de sa carrière à enseigner dans les régions Ouïghours. Dans son article « Anyone but China », il revient sur le rôle du football dans la construction et la transmission identitaire de cette minorité. En effet, alors qu’ils constituaient 80% de la population de leur terre natale en 1941, cette proportion a chuté aux alentours de 46% en 2010 suite à la pression démographique imposée par l’Etat chinois.
Un souvenir ancestral
Toute tradition se construit généralement autour d’un événement qui contribue à la légitimer et à fédérer autour d’elle. Dans le cas de la passion ouïghoure pour le football, il s’agit d’un match de football ayant opposé des étudiants ouïghours à une équipe du consulat britannique dans les années 1920. Ayant pris place dans le petit village d’Artush dans la région du Kashgar, alors stratégique pour les intérêts britanniques, russes et chinois, la partie s’est déroulée sur un terrain de qualité rudimentaire. Les étudiants l’ont emporté sur un score de 2 buts à 0 provoquant la frustration de leur adversaire du jour. A un tel point qu’ils ont même refusé de s’acquitter du prix convenu : un cheval et une selle. Une victoire bientôt suivie par une autre face à des missionnaires chrétiens d’origine suédoise. Szadziewski raconte qu’on ne manquait jamais une occasion de lui rappeler le souvenir de cette victoire historique face aux Anglais.
Le football malgré l’oppression
Les politiques de « modernisation » menées par l’Etat chinois tendent à effacer leur particularité culturelle : le mandarin imposé en lieu et place du Ouïghour, destruction de maisons et mosquées et discrimination à l’emploi.
Un contexte difficile qui occasionne des conséquences désastreuses sur le plan humain. Dans les années 90, la ville de Ghulja, proche de la frontière kazakhe connaît une flambée de sa criminalité et de sa consommation d’alcool chez les jeunes Ouïghours. Pour y remédier, des initiatives sociales comme des forums de discussions et de débat sont lancées. Malgré leur efficacité, ces rassemblements sont bannis en juillet 1995 par les autorités qui s’en méfient. Un mois plus tard, le leader des ces initiatives Abdulhelil organise un tournoi de football afin de poursuivre ce travail auprès des jeunes Ouïghours désœuvrés. Le 12 août 1995, le tournoi est annulé par les autorités et le terrain occupé par l’armée chinoise au prétexte que les terrains sont nécessaires pour des entraînements militaires. Salam Kari, l’un des organisateurs, est arrêtés en mai 1997 et meurt quelques jours plus tard. Officiellement, Kari s’est suicidé tandis qu’Amnesty International fait état de traces de tortures sur sa dépouille.
Pourtant, le football fut également utilisé dans l’autre sens, de l’Etat vers les Ouïghours afin de poursuivre l’acculturation de la minorité à la majorité. La fédération chinoise de football (CFA) agit main dans la main avec son gouvernement, en dépit des règles de la FIFA qui ferme allègrement les yeux sur cette exception. Particulièrement inactive dans le reste du pays alors, elle a multiplié les initiatives dans la région des Ouïghours. En 2002, les dirigeants locaux de la région ouïghoure lancent conjointement avec la CFA une académie destinée à la promotion du football d’élite chinois dans la ville d’Ürümqi. En 2008, le gouvernement de la région du Xinjiang y construit un nouveau terrain d’entraînement. En 2010, l’académie est agrandie pour accueillir 300 étudiants de 13 à 19 ans. Durant la cérémonie de lancement d’un fonds de développement du football de jeunes à destination des étudiants de l’académie d’Ürümqi, le président de la CFA présente les visées du projet avec notamment l’objectif de « Devenir un bon citoyen ». Ambiance.
Envers et contre la Chine
Plus tard cela n’a pas empêché le club local du Xinjiang Haitang d’attirer en moyenne 29.000 spectateurs durant la saison 2012. Un score honorable… pour un club de 3e division. Un total que n’a même pas su approcher le Shanghai Shenhua époque Didier Drogba et Nicolas Anelka avec une moyenne de 16.000 spectateurs. D’ailleurs, la couleur qui symbolise le club est un bleu du même ton que celui du drapeau du Turkestan Oriental, la nation ouïghoure au temps de son indépendance… Bien que le public fut composé d’autant de chinois que de Ouïghours, la mobilisation n’a pas manqué de rendre nerveuses les autorités chinoises qui ont, en retour, interdit les étudiants Ouïghours de se rendre au stade à l’occasion de certains matchs.
Evidemment, cette passion se construit en opposition aux traitements subis suite aux politiques chinoises et Szadziewski le souligne remarquablement dans son article. Dans une initiative personnelle, il construit une modeste enquête où il cherche à savoir, dans le cadre d’un groupe de qualification à la Coupe du Monde, qui les Ouïghours supporteraient entre une équipe du Turkestan Oriental, de la Chine, de l’Ouzbékistan et de l’Arabie Saoudite. Sans surprise, la Chine arrive bonne dernière dans les cœurs ouïghours. Le classement : 1. Turkestan Oriental 2. Ouzbékistan 3. Arabie Saoudite 4. Chine.
Les résultats de cette modeste enquête lancée sur des forums de discussions Ouïghours montrent qu’ils définissent leur passion d’abord en fonction des affinités religieuses et ethniques. Les Chinois sont systématiquement donnés perdant par une écrasante majorité.
Une réalité illustrée par l’opposition entre la Turquie et la Chine lors de la phase de groupes de la Coupe du Monde 2002 ayant eu lieu en Asie. Un endroit symbolique et un match qui a vu un drapeau du Turkestan Oriental prendre place dans les tribunes turques durant la partie. Une action menée par des activistes ouïghours présents à l’étranger et qui n’a pas manqué d’agacer une partie de la population chinoise. Dans son livre The Uyghurs: Strangers in Their Own Land, Gardner Bovingdon relate l’évènement car il a lui-même assisté au match en présence de Hans (NDLR : ethnie majoritaire chinoise) et de Ouïghours. Les premiers furent passablement agacés lorsque les seconds montrèrent leur contentement à chaque fois que la Turquie marquait. « Vous êtes des citoyens chinois, vous devriez supporter la Chine. Vous n’êtes pas loyaux à la Chine ? » lança un Han aux Ouïghours présents alors. Tensions.
Le football pour transmettre
Si le football est présent localement, il l’est également sur le plan international pour les Ouïghours. De nombreuses équipes communautaires ouïghours sont présentes à travers le globe et s’organisent dans le but de transmettre leur culture. Szadziewski relève la présence d’un football Ouïghour organisé dans différents pays tels que la France, l’Allemagne, la Belgique, les Etats-Unis, l’Australie ou encore les Pays-Bas, le Canada ou la Turquie.
L’exemple de Uyghur United en Virginie (USA) en est la preuve. Mustafa Rouzi, membre de l’équipe au moment où Szadziewski rédige son article, explique que l’équipe a pour but de supporter la jeunesse américano-Ouïghour afin de se retrouver autour de ses racines en s’amusant. Les membres de l’équipe sont encouragés à parler dans la langue de leur communauté et affrontent d’autres équipes communautaires de la région. Des tournois nationaux sont organisés à travers le monde à l’image du East Turkistan Football Tournament en Australie. Il est organisé par la diaspora ouïghoure présente sur place.
En juillet 2011, le Congrès Mondial des Ouïghours organise d’ailleurs le premier tournoi international de la communauté. Il rassemble près de 500 joueurs venus du monde entier. Gheyyur Qurban, le responsable du comité d’organisation, a décrit les objectifs de l’initiative par la nécessité de motiver les jeunes Ouïghours à se rapprocher de leurs racines et à s’identifier en tant que tel. Le tournoi est également nécessaire afin d’identifier les jeunes Ouïghours qui porteront la cause dans les années à venir puisque l’acculturation de la diaspora avec leurs sociétés d’adoption dilue le sentiment d’appartenance des nouvelles générations avec leurs racines.
Le football est un véritable moyen d’exister pour les Ouïghours à l’heure où la situation s’est dégradée et qu’un génocide culturel est à l’oeuvre. Des camps de concentrations existent aujourd’hui et nous rappellent des heures bien sombres de l’Histoire. Plusieurs footballeurs ouïghours sont d’ailleurs détenus dans ces camps. Il est nécessaire de ne pas oublier qu’à l’heure où ces lignes sont lues, des centaines de milliers de Ouïghours sont détenus dans des conditions atroces simplement pour ce qu’ils sont.
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