[Hors-série] : Vers un sport français à deux vitesses ?

Désireux de réformer le modèle sportif français, le gouvernement avance ses pions au travers d’une succession de mesures entraînant la crainte d’un sport français à deux vitesses pour les années à venir.

« Je l’assume, ce n’est pas le rôle de l’État de financer durablement les clubs sportifs. » Jeudi 19 juillet 2018, devant le Sénat, Laura Flessel, ancienne championne olympique d’escrime et alors ministre des Sports, transperçait le sport français de son épée. Le touché le plus destructeur de sa carrière, à n’en pas douter. En piquant le modèle sportif français du dard de l’abandon progressif, la guêpe, comme elle est surnommée, injectait le venin de la paupérisation en plein cœur de celui-ci. Un virus qui risque de ronger les disciplines sportives mineures et le monde amateur au profit des fédérations fortes et du sport de haut niveau à cinq ans des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024.

Septembre 2018, l’AFP publie la lettre de cadrage préparatoire au budget des sports pour 2019. Déposée quelques jours plus tôt sur le bureau de Laura Flessel, cette note blanche la convie à « appliquer un schéma d’emplois de moins 1600 ETP (équivalent temps plein) au cours de la période 2018-2022 ». Très vite, les regards et les inquiétudes se tournent vers les conseillers techniques sportifs (CTS), ces agents du ministère des Sports détachés au sein des fédérations sportives. Entraîneurs, directeurs ou conseillers techniques nationaux, ces fonctionnaires sont les garants de la cohérence entre les projets sportifs des fédérations et les orientations prioritaires du ministère.

« On a fait les choses dans le désordre »

Nommée ministre des Sports après la démission de Laura Flessel, Roxana Maracineanu, ancienne championne du monde de natation, découvre de suite le grand bain politique. Noyée sous la grogne du monde sportif français, la ministre affirme, le 10 septembre 2018, qu’aucun de ces 1600 cadres d’État « ne perdra son emploi ». Pourtant, début mai, le gouvernement ajoute, dans la plus grande des discrétions, un amendement à son projet de loi de transformation de la fonction publique. Celui-ci prévoit un détachement d’office des fonctionnaires exerçant « leurs missions auprès d’une personne morale de droit privé ». C’est précisément le cas des 1600 conseillers techniques sportifs.

« C’est une mesure qui a été prise sans aucune concertation, déplore Michel Savin, sénateur Les Républicains de l’Isère et président du groupe d’études Pratiques sportives et grands évènements sportifs au Sénat. Nous sommes conscients qu’une évolution doit avoir lieu, en termes de membres, de missions et de postes, mais cela doit se faire en discussion avec l’ensemble du monde sportif et non par un amendement déposé comme cela à la dernière minute ! ». Face à cela, le Sénat lance, quelques jours plus tard, une mission d’information sur l’avenir des conseillers techniques sportifs. Rapportée et dirigée par le sénateur LR celle-ci accouche d’un amendement, voté au Sénat et validé par la commission mixte paritaire, excluant les conseillers techniques sportifs de ce détachement d’office.

« On a des fédérations avec des moyens financiers importants et qui peuvent assurer cette charge complémentaire, commente le sénateur. En revanche, il y en a qui sont dans l’incapacité totale de le faire. Nous avons rencontré des présidents de fédérations qui vont passer de vingt salariés à quarante ou cinquante s’il y a cet afflux de CTS, et qui n’ont pas les capacités financières et humaines de gérer ce personnel nouveau. Si ces fédérations n’ont plus ces cadres-là, elles ne seront plus, demain, en mesure d’assurer la promotion et la pratique de leurs activités sportives. Il ne faut pas que l’on ait un sport à plusieurs vitesses ! »

Plus inquiétant, cette prise en charge des salaires ne représente qu’une partie de l’iceberg sur lequel les fédérations sportives mineures peuvent être amenées à échouer dans les années à venir. Les dépenses indirectes inquiètent également ; notamment celles en termes de gestion des ressources humaines. Le recrutement et la formation ont un coût. Les départs à la retraite aussi. 30 % des 1600 conseillers techniques sportifs sont d’ailleurs amenés à prendre leur retraite d’ici 2025.

« Financièrement, notre Fédération est dans l’incapacité de prendre à sa charge les CTS qui lui sont mis actuellement à disposition, explique Patrick Wincke, directeur technique national de la Fédération française de boxe. Puis, dès lors que l’on va basculer ces agents de l’État dans le secteur privé, ceux-là vont réagir comme dans le privé. Ils vont avoir des exigences financières supérieures à ce qu’ils ont aujourd’hui. Le risque c’est qu’ils aillent ainsi voir à l’étranger si cette demande n’est pas comblée ».

Face à cela, le cabinet de la ministre des Sports assume de « ne pas avoir fait les choses dans le bon ordre » et affirme « qu’aucun cadre technique ne sera forcé à changer de statut dans les mois à venir ». Un rapport rédigé par deux tiers de confiance arrivera prochainement sur le bureau de Roxana Maracineanu. « C’est sur la base de ce rapport et des résultats de celui-ci que la ministre et le gouvernement seront amenés à effectuer leur arbitrage. Il n’y a pas de logique prédéfinie », détaille le ministère.

Toujours dans cette même volonté de réformer le modèle sportif français, l’agence nationale du sport, née le 24 avril dernier, fait office d’étendard. Cette nouvelle structure est censée révolutionner le sport français à l’aube de Paris 2024. Quatre acteurs sont désormais en charge des politiques et des orientations pour la haute performance sportive et le développement des pratiques : l’État, les collectivités territoriales, le mouvement sportif (comité olympique et fédérations) et, petit nouveau, le secteur privé.

« On sait très bien que le seul et unique impératif du secteur privé c’est le profit, s’inquiète Pierre Rondeau, professeur d’économie à la Sports Management School et spécialiste de l’économie du sport. Le privé, lui, ce qu’il recherche c’est un retour sur investissement. En termes de visibilité, de notoriété et de performance. Les entreprises ne pourraient imposer que le financement des sports qui rapportent des médailles et qui sont visibles médiatiquement au détriment des disciplines mineures, de la construction de stades et de l’aménagement d’infrastructures ».

Le spectre britannique

Les premières actions de l’agence vont d’ailleurs dans ce sens. Celle-ci déploiera dans quelques temps un système de bourses à l’attention de 500 athlètes définis comme « potentiellement médaillables » aux Jeux olympiques et paralympiques. « Comment définir un athlète comme médaillable à un, trois ou cinq ans d’une échéance compte tenu des risques de blessure, de méformes physiques ou de faillites mentales qui pèsent sur le sport de haut niveau ? », s’interroge Patrick Wincke. « Le risque est de dire que, dorénavant, nous allons injecter de l’argent uniquement dans les sports qui pourraient rapporter des médailles aux Jeux olympiques, détaille Pierre Rondeau. En revanche, tous les autres sports, notamment les non olympiques, risquent d’être abandonnés. On privilégie la performance à l’accessibilité et la démocratisation du sport. Cela m’inquiète ».

L’une des inspirations de cette nouvelle gouvernance à la française se trouve outre-Manche. Depuis 1996, la Grande-Bretagne bénéficie également de sa propre agence nationale du sport : l’agence UK Sports. Avant chaque échéance olympique, l’agence fixe froidement et efficacement ses priorités en déterminant quels sports sont les plus susceptibles de remporter l’or. Ceux-là reçoivent alors plus d’argent que les autres disciplines afin de concrétiser, en médailles, cette attente. Depuis, l’Angleterre est bel et bien une machine à gagner, concurrençant au classement des médailles des pays comme la Chine et les États-Unis. À Londres, à domicile, en 2012, ce sont 65 médailles qui ont été raflées par les athlètes de la couronne. Cependant, le succès incontestable que connaît la haute performance sportive britannique cache une forêt bien décimée, celle de la pratique par et pour tous du sport. Selon le Public Health England, 60% des hommes et 72% des femmes n’ont pas d’activités sportives suffisantes. L’Angleterre affiche également le taux d’obésité le plus élevé d’Europe.

« Au niveau du sport de haut niveau et de la performance, cela doit être géré par les fédérations, affirme Michel Savin. En revanche, tout ce qui est du ressort des politiques publiques, sur le sport handicap, sur le sport à l’école, sur la pratique du sport pour tous au niveau amateur doit être porté et assuré par l’État. C’est la responsabilité de l’État et non celle des fédérations sportives de développer ses politiques publiques. » « Aujourd’hui, de nombreuses fédérations réalisent des actions de ce type, car elles sont obligées de le faire dans le cadre des conventions collectives, ajoute Patrick Wincke. Demain, si ce sont les fédérations qui déterminent ces politiques, elles ne vont pas aller faire du travail dans les quartiers, en faveur du sport-santé ou diverses autres actions sociales. »

Le risque que certaines fédérations sportives se mettent hors-jeu sur ces chantiers-là au profit de la vitrine internationale que représente la haute performance est réel. Il existe déjà, d’ailleurs, au sein du mastodonte sportif français : la Fédération française de football. Avec ses 250 millions d’euros de budget, la FFF est de loin la fédération la plus puissante économiquement et, ainsi, la plus autonome vis-à-vis de l’État. Sans surprise, c’est également le laboratoire des vices et des maux qu’engendrerait un désengagement de l’État et une attribution totale du pouvoir et des décisions aux fédérations sportives. La Cour des comptes l’a d’ailleurs épinglée en février 2018.

La messe des promesses

La juridiction en charge du contrôle des comptes publics qualifie la situation de la Fédération française de football comme « emblématique ». Cette saison, par exemple, ce sont seulement « 15 millions d’euros qui sont arrivés dans les poches des clubs amateurs de football », affirme Eric Thomas, président de l’Association française de football amateur (AFFA). 16% du budget total de la fédération. L’an passé, déjà, la Cour des comptes tirait les oreilles de la fédération : « elle dispose de marges de manœuvre pour participer de manière plus volontariste au football amateur dont les besoins sont loin d’être couvert » et constatait l’absence de réels contre-pouvoirs au sein de l’instance.

« Le système actuel est une dictature, peste Eric Thomas. Aujourd’hui, 216 grands électeurs représentent 2 millions de licenciés. Ce n’est plus possible ! Les clubs de rugby votent tous, par exemple. Nos clubs, non. Ce n’est pas une élection qui a lieu tous les quatre ans, c’est une désignation. Pour comparer avec le système politique, c’est comme si les sénateurs votaient pour élire notre Président de la République ».

Emmanuel Macron promettait en 2017 de « rendre le fonctionnement des fédérations sportives plus efficace avec l’élection systématique des présidents de fédérations sportives par les clubs ». « La promesse n’est pas tenue, se plaint Eric Thomas. C’est pour cela que nous lui avons adressé, en juin dernier, une lettre ouverte ». Le ministère des Sports nous a toutefois affirmé qu’une proposition de loi en cette faveur sera déposée courant 2020. À propos des suspicions de désengagement progressif de l’État, le cabinet de Roxana Maracineanu répond fermement: « honnêtement, et vous m’excuserez de l’expression, ça fait chier (sic). Vous pensez vraiment qu’on passerait des heures devant le Conseil d’État afin de valider le projet de l’agence nationale du sport si notre ministère était voué à disparaître ? Nous croyons en ce que nous faisons. L’investissement de l’État dans le sport continuera et n’a jamais été aussi fort qu’actuellement. En 2020, le budget alloué à notre ministère augmentera de 10% ».

Après deux années de baisse consécutive, le budget des sports augmentera bel et bien en 2020. Présenté vendredi 27 septembre par Roxana Maracineanu, celui-ci s’élèvera à 710,42 millions d’euros, contre 524 millions en 2019. Une augmentation de 35,5%.

Cette année, le budget de la mission sport, jeunesse et vie associative ( NDLR : mission financée conjointement par le budget du ministère de l’éducation et le ministère des Sports ) se portait à 998,8 millions d’euros, soit 4,1 % de plus qu’en 2018. Cependant, les crédits de paiement destinés au programme 219 Sport, financé intégralement par le ministère des Sports, étaient, eux, en baisse de 8,1% par rapport à 2018. Le ministère rassure et explique que cette chute d’environ 40 millions d’euros est liée à « la surévaluation, dans le budget prévu dans le projet de loi de finances 2018, des cotisations salariales des arbitres ». Toutefois, les ajustements réalisés à l’intérieur même de ce programme 219 pose question. Les crédits accordés à l’Action 01 Promotion du sport pour le plus grand nombre sont en chute libre. L’enveloppe dont bénéficie cette action a baissé de 30 % cette année. En parallèle, les crédits dispensés au programme 350 Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 augmentent, eux, de 36%.

La promesse d’Emmanuel Macron selon laquelle l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques de 2024 ne se fera pas au détriment du sport pour tous et de la pratique par tous de celui-ci se heurte à la réalité budgétaire et prend, pour l’instant, du plomb dans l’aile. « Il est trop tôt pour parler de promesse non tenue, temporise toutefois Eric Jeansannetas, sénateur de la Creuse et rapporteur spécial du rapport n°147 consacré au financement de cette mission. On est au stade de l’alerte. Dire que le Président de la République ne tient pas sa promesse serait aller trop vite. J’ai émis une crainte, une inquiétude ».

Une de plus. L’objectif fixé par le gouvernement pour les Jeux olympiques et paralympiques de Paris est la conquête de 80 médailles et la pratique du sport pour tous par 3 millions de personnes. Il reste cinq ans au(x) gouvernement(s) pour freiner la fissure qui s’opère entre la haute performance et le milieu amateur puis entre les différentes fédérations sportives. Auquel cas, la chasuble jaune fluo pourrait être de sortie.

Crédit photo : Anthony Dibon / Icon Sport.

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